France Daigle et son Acadie, ouverte sur le monde

par Boehringer, Monika

Drapeau acadien 2.0
France Daigle compte aujourd’hui parmi les auteurs acadiens les plus réputés et sa renommée s’étend, au-delà de son Acadie natale, dans tous les pays où l’on s’intéresse à l’histoire et la culture acadiennes. Ayant vécu par moments à Toronto, à Montréal et à Paris et ayant voyagé comme jeune adulte en Europe et jusqu’au Moyen Orient, Daigle est toujours revenue dans la région de Moncton où elle réside, un espace urbain en pleine évolution qu’elle représente comme nul autre. L’Acadie dans ses romans n’est plus celle du passé, repliée sur elle-même : elle est désormais ouverte sur le monde.

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Le contexte socioculturel des années 1960-80

Photo promotionnelle du film Armand Plourde, une idée qui fait son chemin, réalisé par Denis Godin, ONF (1980)

L’Acadie de France Daigle n’a plus grand chose à voir avec celle des aboiteaux que chante Calixte Duguay (NOTE 1) – ce pays mi-historique mi-nostalgique qui, certes, nourrit encore l’imaginaire de ceux chérissant les valeurs traditionnelles –, elle s’inscrit plutôt dans le sillon tracé par les poètes revendicateurs des années 1970, tels que Raymond Guy LeBlanc, Guy Arsenault, Herménégilde Chiasson et Gérald Leblanc. Ces derniers, ayant vécu la période turbulente de la grève à l’Université de Moncton en 1968, se révoltaient contre une Acadie soumise.

 

Sachant que l’Acadie dominée par les anglophones devait mourir avant de pouvoir renaître (NOTE 2), les jeunes intellectuels s’activaient sur le plan culturel : en 1972 est fondée la première maison d’édition acadienne, les Éditions d’Acadie, dont le premier recueil est le violent Cri de terre de Raymond Guy LeBlanc (NOTE 3). En 1973 et 1974 respectivement paraissent Acadie Rock de Guy Arsenault et Mourir à Scoudouc d’Herménégilde Chiasson, tandis que L’extrême frontière de Gérald Leblanc est publié en 1988 (NOTE 4). C’est dans ce contexte d’un renouveau littéraire et culturel que France Daigle, née en 1953, vit ses années formatrices à Moncton : les idées bouillonnantes de la génération contestataire se manifestent dans de multiples nuits de poésie, de lectures, de rencontres.

Le groupe acadien 1755, très actif dans le milieu de la chanson francophone revendicatrice à la fin des années 1970

Cette énergie débordante se cristallise entre autres dans la fondation de l’Association des écrivains acadiens en 1980 ainsi que dans la préparation d’un colloque, Les cent lignes de notre américanité, tenu en juin 1984 à Moncton et auquel participent une douzaine d’auteurs acadiens et québécois parmi lesquels se trouve France Daigle qui, à ce moment, a déjà publié plusieurs poèmes et deux ouvrages. Les actes de ce colloque (NOTE 5) montrent que l’Acadie des années 1980 a subi d’importantes mutations en quelques décennies. En effet, beaucoup de chemin a été parcouru en très peu de temps : 1960, élection du premier Acadien, Louis J. Robichaud, comme premier ministre du Nouveau-Brunswick; 1963, création de l’Université de Moncton; 1969, adoption de la Loi sur les langues officielles qui fait du Nouveau-Brunswick la seule province officiellement bilingue du Canada. Enfin, le foisonnement d’entreprises littéraires, mises sur pied dans les années 1970, permet d’établir toute une infrastructure culturelle au début de la décennie suivante. Tout est prêt pour construire une nouvelle vision de l’Acadie moderne.

 

Les premiers ouvrages de Daigle : modernité et expérimentation

Page couverture de Histoire de la maison qui brûle, de France Daigle, publié chez Éditions d'Acadie

La revue Éloizes, créée en 1980, est un des résultats du bouillonnement culturel en Acadie et France Daigle, comme d’autres jeunes écrivains, y publie ses premiers poèmes. Or, l’écrivaine délaisse rapidement la poésie proprement dite pour poursuivre des projets d’écriture inclassables, situés entre prose et poésie. Ses premiers textes, brefs, denses, fragmentaires et tournés « résolument vers la modernité » selon Anne-Marie Alonzo (NOTE 6), sont à faible tirage et peu accessibles au public général. En revanche, l’institution littéraire – les universitaires, les autres écrivains en Acadie et au Québec ainsi que la critique journalistique en Acadie, au Québec et en Belgique (NOTE 7) – les applaudit immédiatement, y découvrant une nouvelle voix qui, curieusement, s’intéresse peu aux enjeux sociopolitiques, contrairement aux poètes des années 1970.

De fait, les références à l’Acadie s’avèrent très peu nombreuses dans les premiers textes de Daigle, Sans jamais parler du vent, Film d’amour et de dépendance et Histoire de la maison qui brûle (NOTE 8). Seul le dernier de la série évoque de biais l’événement clé de l’histoire acadienne, le Grand Dérangement de 1755 lors duquel les Britanniques ont déporté les Acadiens et incendié leurs maisons. Mais les faits historiques ou locaux ne préoccupent pas Daigle pendant sa première période créatrice. Elle veut plutôt savoir « si l’art ser[t] réellement à quelque chose » (NOTE 9), si bien que ses premiers textes s’avèrent d’une autoréflexivité frappante. Ces écrits s’interrogent sur les procédés de l’écriture (Sans jamais parler du vent); se questionnent sur la danse et la possibilité de filmer une chorégraphie (Film d’amour et de dépendance); réfléchissent sur la peinture et la sculpture (Histoire de la maison qui brûle); tentent de faire voir textuellement, par de petites descriptions télégraphiques, des photos jamais reproduites (Variations en B et K). Ajoutons que les diverses trames narratives de ces textes sont peuplées d’architectes, de metteurs en scène, d’écrivains devenus bricoleurs, qui sont tous en train de créer, de concevoir, de bâtir des projets aussi bien imaginaires que concrets (La beauté de l’affaire, La vraie vie).

Dès le début se trouve ainsi dans l’œuvre daiglienne l’idée d’une communauté qui collabore pour accomplir quelque chose. Cette idée se concrétise dans les années 1980 quand Daigle cosigne deux œuvres, l’une avec Hélène Harbec, L’été avant la mort (1986), l’autre avec Barbara Sternberg pour qui elle écrit une narration poétique accompagnant le film Tending Towards the Horizontal réalisé par cette dernière (NOTE 10). Or, la période de l’expérimentation avec une écriture fragmentaire qui caractérise encore La vraie vie – un roman constitué de 100 fragments – prend fin avec la publication de 1953. Chronique d’une naissance annoncée (1995).

 

« Retour aux origines » : construire une Acadie ouverte sur le monde

Vue bucolique, Moncton, 2008

Quand Daigle, qui est aussi journaliste à Radio-Canada, prend comme objet de recherche et d’écriture l’année de sa naissance, 1953, elle ne cherche pas seulement à représenter le Moncton des années 1950, elle l’insère dans un contexte international. Passant en revue les petits et les grands événements de 1953 – la mort de Staline, le couronnement de la reine Élizabeth II, l’exécution aux États-Unis des Rosenberg pour espionnage, les livres marquants de l’année, le prix Nobel de littérature attribué à Winston Churchill, pour ne donner que ces exemples –, la narratrice réfléchit sur l’importance de la presse dans la société et sur la formation de l’opinion publique.

Cette opinion publique est, dans le Moncton francophone, largement influencée par L’Évangéline, un quotidien qui transmet à ses lecteurs acadiens les actualités locales et mondiales. C’est aussi le lieu de travail d’un certain « scripteur engagé », Euclide Daigle, le père de France, qui œuvre toute sa vie pour la cause acadienne (NOTE 11). Dans le même journal se retrouvent également les cotes des films à l’affiche à Moncton telles qu’elles sont déterminées par l’Église catholique qui indique aux lecteurs les films destinés à un grand public (cote 1) et ceux mis à l’Index (cote 4). La narration de 1953. Chronique d’une naissance annoncée se tisse ainsi d’éléments où s’entrecroisent le factuel et le fictionnel, l’autobiographique et l’intertextuel, éléments également constitutifs de trois des plus récents textes de Daigle – Pas pire, Un fin passage et Petites difficultés d’existence – qui forment comme les trois premiers une sorte de trilogie dans laquelle reviennent plusieurs personnages.

Page couverture de Pas pire, de France Daigle, publié chez Éditions d'Acadie

Pas pire inaugure une nouvelle réflexion chez Daigle qui, pour la première fois, emploie divers niveaux de français pour situer la trame narrative, caractériser ses personnages et refléter la réalité langagière de Moncton, où se côtoient le français standard, le parler acadien et le chiac (NOTE 12). La couverture de la première édition de Pas pire, incorporant le panneau de l’aéroport, signale que la région de Moncton-Dieppe est ouverte sur le monde. Tous les éléments de la couverture, même les plus insolites, sont motivés par le texte et invitent à la lecture : la neige des hivers canadiens contraste avec le palmier, indicatif de chaleur; la tour Eiffel, icône de la francité, est contrebalancée par la tour Bell-Aliant du centre-ville de Moncton, qui sert à la communication dans un contexte nord-américain. Et même l’escargot vif semble vouloir suivre l’invitation au voyage suggérée par le panneau (NOTE 13).

Page couverture de Petites difficultés d'existence, de France Daigle, publié chez Boréal

Dans Un fin passage et Petites difficultés d’existence, Daigle poursuit la représentation d’une Acadie contemporaine en pleine évolution, dans laquelle de multiples destins se croisent et où la question de la langue française, patrimoine identitaire des plus forts, s’avère être au centre romanesque (NOTE 14). Les Acadiens, en contact avec d’autres personnages venant d’Europe, du Moyen-Orient ou d’Amérique du Nord, se questionnent sur le français tel qu’il est parlé à Moncton par contraste avec le français international. Daigle contribue ainsi au débat mené au sein de toute société minoritaire pour laquelle la langue constitue un élément identitaire fondamental. Elle le fait précisément au moment où la mondialisation bat son plein et que les cultures entrent de plus en plus en contact, comme le font ses personnages français, américains, européens, juifs et acadiens; ces derniers, voyageant un peu partout dans le monde, reviennent d’ailleurs toujours à Moncton.

Dans Petites difficultés d’existence, Daigle développe l’idée entrevue en gerbe dans La beauté de l’affaire où un groupe d’artistes au chômage crée un petit parc pour les enfants et les adultes. Dans ce roman, elle va jusqu’à proposer une sorte d’utopie sociale de l’Acadie telle qu’elle la conçoit, une société dans laquelle des personnages de diverses origines collaborent, malgré leurs différences, pour transformer un vieux bâtiment en un espace où vie, travail et création artistique s’entrecroisent et s’enrichissent mutuellement.

 

Réactions critiques et projets à venir

France Daigle, 2010

Complexe, diversifiée, mais aussi pleine d’humour, l’œuvre de Daigle est traduite en anglais et a été couronnée par plusieurs prix littéraires. La traduction de Pas pire par Robert Majzels, parue sous le titre Just Fine, a remporté le prix du Gouverneur général en 2000. D’autres prix importants ont été décernés à Daigle, tels que le prix Pascal Poirier (1991), le prix Éloizes (1998 et 2002), le prix France-Acadie (1998) et le prix Antonine-Maillet-Acadie-Vie (1999). Son œuvre, étudiée au Canada et dans toute université étrangère ayant un centre d’études canadiennes (États-Unis, France, Allemagne, Autriche, Hollande, Belgique, etc.), reflète l’élan des jeunes Acadiens qui ne se laissent plus enfermer dans une Acadie folklorique ou passéiste; ces jeunes réclament leur place dans une Acadie fermement ancrée dans la francophonie.

Sans tomber dans le piège d’un didactisme idéologique ni celui d’une fierté illusoire, Daigle présente dans ses romans les défis que pose le sociolecte parlé à Moncton – le chiac – tout en exploitant sa couleur, son expressivité et sa force identitaire. Sous forme de fiction, elle représente les aspirations de toute une génération qui désire vivre, voyager, connaître le monde, mais aussi travailler ensemble pour le bien-être de tous ses membres, des plus jeunes aux plus âgés. Si l’on en croit ses propres mots, les mêmes fils thématiques continuent à nourrir son nouveau roman, Pour sûr, publié chez Boréal en 2011. Il s’agit de son livre le plus ambitieux, puisqu’il se compose de 144 trames narratives ou de 1728 fragments (12x12x12), l’auteure voulant construire un roman basé sur un de ses chiffres préférés, le douze. Ainsi, de livre en livre, Daigle continue de contribuer à une Acadie moderne et confiante, un espace où la culture et les arts peuvent s’épanouir.

 

Monika Boehringer, Ph.D.
Professeure de littératures française et acadienne
Mount Allison University

 

 

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Notes

1. Pour le texte de la chanson de Duguay, voir son site Internet, « De terre et d'eau », Discographie [en ligne], http://www.calixteduguay.com/paroles/Terre-et-d-Eau_Les-Aboiteaux.pdf, consulté le 5 mai 2011. Pour en écouter un extrait, cliquer sur la flèche du numéro 10 de la page suivante : http://calixteduguay.com/#CD-Chansons.

2. Voir Herménégilde Chiasson, « Bleu », « Blanc », « Rouge », « Jaune », « Et… noir », Émergences, Ottawa, L’Interligne, 2003, p. 49-53. Ces cinq poèmes furent publiés antérieurement dans le recueil intitulé Mourir à Scoudouc, Moncton, Éditions d’Acadie, 1974, 64 p.

3. Raymond Guy LeBlanc, Cri de terre, Moncton, Éditions d’Acadie, 1972, 58 p.

4. Guy Arsenault, Acadie Rock, éd. rev. et augm., Moncton, Perce-Neige; Trois-Rivières, Écrits des Forges, 1994 [1973], 97 p.; pour Mourir à Scoudouc, voir note 2; Gérald Leblanc, L’extrême frontière, Moncton, Éditions d’Acadie, 1988, 167 p.

5. Les cent lignes de notre américanité : actes du colloque tenu à Moncton du 14 au 16 juin 1984, Moncton, Perce-Neige, 1984, 143 p.

6. Anne-Marie Alonzo, « D’Acadie : Sans jamais parler du vent », La Vie en rose, no 19, septembre 1984, p. 56.

7. Voir, par exemple, Raoul Boudreau, « Sans jamais parler du vent ou la parole retenue », Le Papier (Moncton), vol. 1, no 1, mars 1984, p. 14-15; et Françoise Favretto, « France Daigle : Sans jamais parler du vent », 25/Mensuel (Herstal, Belgique), nos 82-83, 1984, p. 43.

8. Pour la liste des œuvres de France Daigle, voir les documents complémentaires en fin d'article. Pour les sources secondaires sur son œuvre, voir mon site Internet, « Daigle, France », Auteures acadiennes / Acadian Women’s (Life) Writing [en ligne], http://www.mta.ca/research/awlw/daigle_france.html, consulté le 5 mai 2011.

9. France Daigle, Histoire de la maison qui brûle, Moncton, Éditions d’Acadie, 1985, p. 8.

10. Le texte de France Daigle est signé le 9 mars 1987. Il est publié dans la revue féministe Tessera, no 13, 2002, p. 63-73. Le film est sorti en 1988. Voir le site de Barbara Sternberg, « Tending Towards the Horizontal », Films [en ligne], http://barbarasternberg.com/Films/Tending%20Towards%20the%20Horizontal.htm, consulté le 5 mai 2011.

11. Le livre est dédicacé aux parents de l’auteure, Euclide et Viola Daigle. Des allusions au « scripteur engagé » se trouvent tout au long du livre (voir, par exemple, p. 21, 160-161). Pour ce qui est des aspects éthiques du journalisme, développés en contraste avec Le degré zéro de l’écriture de Roland Barthes (Paris, Seuil, 1953), voir p. 39-46.

12. Le chiac est le vernaculaire parlé dans la région de Moncton. Il s’agit d’un système linguistique où certains éléments de l’anglais s’amalgament au français. Voir Raoul Boudreau, « Les français de Pas pire de France Daigle », dans Robert Viau (dir.), La création littéraire dans le contexte de l’exiguïté, Beauport (Qc), Publications MNH, 2000, p. 51-63.

13. Pour d’autres réflexions sur la couverture chez Daigle, voir Monika Boehringer, « Au seuil du texte daiglien, la couverture : simple illustration ou porteuse de sens? », dans Monika Boehringer, Kirsty Bell et Hans R. Runte (dir.), Entre textes et images : constructions identitaires en Acadie et au Québec, Moncton, Institut d’études acadiennes, Université de Moncton, 2010, p. 221-235.

14. Dans Petites difficultés d’existence, par exemple, il y a de longues discussions entre Terry et Carmen sur la place du chiac dans leur vie quotidienne et sur son emploi devant leur petit fils.

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