Ponts de glace sur le fleuve Saint-Laurent

par Hébert, Yves

Le Pont de glace à Québec, de Clarence Gagnon

Avant l’arrivée des brise-glace et des navires à coque d’acier, les ponts de glace représentaient une part de l’identité des habitants vivant en bordure du fleuve Saint-Laurent. Le terme pont de glace désigne un passage balisé situé sur l’englacement entre les deux rives du fleuve Saint-Laurent. Lorsque le plus connu d’entre eux prenait entre Québec et Lévis, c’était une fête. Il permettait des échanges économiques et une socialisation particulière, à la fois pragmatique et festive. Les ponts de glace constituent un patrimoine immatériel en raison des nombreux récits et représentations picturales qui nous sont parvenus.

 

 

 

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Une pratique révolue

Les ponts de glace reliant les rives nord et sud du fleuve Saint-Laurent se formaient principalement, d’est en ouest, de l’Ile d’Orléans jusqu’à l’île de Montréal, en plus de quelques exceptions en aval de Québec, notamment entre l’île Verte et la municipalité homonyme dans le Bas-Saint-Laurent. Ces ponts de glace se matérialisaient en une dizaine de jours, généralement dans les deux premières semaines de janvier. Durant cette période, on assistait à une accumulation de glaces sur les rives du fleuve et les estrans. Puis, quand une journée de réchauffement survenait, les glaces de rivage se libéraient à la faveur de la marée et se mêlaient à l’eau et au frasil. Une période de gel de quelques jours consécutifs suffisait ensuite pour former un couvert de glace permanent assez solide pour y circuler.

Pont de glace à Longue-Pointe en 1847-1848, de Cornelius Krieghoff

 

À compter du Régime français, la domestication de cet espace a pris la forme de traverses hivernales d’une quinzaine de pieds de largeur entretenues et balisées par des têtes d’épinette ou de petits arbres. Au cours du XIXe siècle, on a recensé la formation de traverses hivernales – de ponts de glace – régulières entre l’île d’Orléans et la côte-de-Beaupré, ainsi qu’entre Québec et Lévis, Saint-Antoine-de-Tilly et Neuville, Sainte-Croix de Lotbinière et les Ecureuils, Cap-de-la-Madeleine et Sainte-Angèle-de-Laval (Bécancour), Trois-Rivières et Sainte-Angèle-de-Laval. De telles traverses hivernales ont aussi existé dans les îles de Sorel et à divers endroits de l’île de Montréal.

 

Les premières mentions

L’usage de ces ponts de glace a très tôt marqué l’imaginaire des habitants de la Nouvelle-France. Le phénomène impressionnait les voyageurs et les premiers arrivants qui assistaient pour la première à leur formation ou à leur disparition, lors de la débâcle printanière. La première observation nous provient du Père Le Jeune qui constate le 2 janvier 1633 que les glaces s’accumulent sur le fleuve et se lient en un grand pont sur lequel on peut marcher.  Marie de l’Incarnation raconte que ce couvert de glace ressemble à une grande plaine.

En tant que phénomène météorologique, la formation et la disparition des glaces piquent la curiosité des scientifiques tels le médecin du roi Jean-François Gaultier, qui remarque en 1746 que le pont de glace s’est formé entre Québec et l’île d’Orléans mais qu’il est absent entre Québec et Pointe Levy en raison du temps doux. Le naturaliste suédois Pehr Kalm, de passage en Nouvelle-France en 1749, raconte qu’après une première débâcle printanière devant Québec, le pont de glace peut se reformer par temps extrêmement froid.

 

Les ponts de glace pittoresques

Première illustration d'un pont de glace par Elizabeth Simcoe, en 1792

Au début des années 1800, de nouvelles modalités d’appréciation des paysages commencent à s’imposer au Canada. Les écrivains, les voyageurs et les artistes peintres décrivent comment les habitants des deux rives réussissent à domestiquer l’englacement en l’utilisant comme voie de communication. La plus ancienne représentation picturale d’un pont de glace est attribuée à Elizabeth Simcoe. Exécutée le 26 février 1792, son œuvre intitulée Road to the provision store illustre le pont de glace entre Québec et Lévis vu du haut du cap Diamant.

Parmi les premières représentations picturales des ponts de glace, il faut retenir les 16 aquarelles que James Pattison Cockburn réalise sur ce sujet dans la première moitié du XIXe siècle. Ce militaire anglais vient régulièrement à Québec entre 1826 et 1847. Il peint notamment des paysages d’hiver de la région de Québec et le pont de glace entre Québec et Lévis. Cockburn représente le plus souvent un promeneur avec son petit chien, des membres de la garnison qui patinent, des femmes et des enfants qui se tiennent à proximité des caboulots, ou buvettes, ces cabanes posées sur le fleuve gelé où l’on servait de l’alcool. La juxtaposition de diverses classes sociales dans les scènes qu’il nous a laissées de l’animation régnant sur le pont de glace illustre une certaine harmonie et pourrait s’inspirer des « water frolics », ou fêtes aquatiques, un sujet de représentation qui était à la mode en Angleterre au 19e siècle.

Les ponts de glace sont aussi représentés dans les œuvres des peintres Cornelius Krieghoff, James Duncan et Clarence Gagnon. Bien connu pour avoir peint des scènes automnales et hivernales de la vie quotidienne, Krieghoff accorde une place intéressante aux ponts de glace. En 1855, il peint un bateau à voile et à patin qui s’élance sur les glaces du fleuve entre Québec et Lévis. Une œuvre plus dramatique réalisée en 1863 montre des canotiers qui peinent à traverser le fleuve à travers les glaces. Krieghoff représente également des scènes de vie quotidienne sur le pont de glace qui relie Longueuil à Longue-Pointe.

 

Le pont de glace en face de Montréal, de James Duncan

Le peintre James Duncan, surtout connu pour ses aquarelles illustrant la vie quotidienne à Montréal, s’est aussi intéressé à ce sujet hivernal. L’une de ses œuvres les plus représentatives est une gravure illustrant une partie de curling sur un pont de glace en face de Montréal. Elle sera d’ailleurs reprise dans une aquarelle du peintre W.S. Hatton en 1855.

La représentation du pont de glace reliant Québec et Lévis exécutée par le peintre Clarence Gagnon en 1920 est un bel exemple de patrimoine immatériel. Peint de mémoire, ce paysage évoque le froid cinglant et les manières de se déplacer sur les traverses hivernales. Fait à noter, cette toile est l’une des premières qu’acquiert le Musée de la province de Québec, aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec.

Avec l’arrivée de la photographie, tout un pan de l’histoire des ponts de glace sera immortalisé de façon plus factuelle. Quelques photographes de Québec s’aventurent sur les sentiers balisés pour y croquer des scènes de la vie quotidienne. À la fin des années 1890, Jules-Ernest Livernois réalise une série de neuf clichés sur le pont de glace entre Québec et Lévis, pendant que Louis-Prudent Vallée et Frédérick Christian Würtele photographient eux aussi ce pont sous différents angles.  A Montréal,  vers 1870, le photographe Alexander Henderson fixe sur pellicule le transport de charrettes de foins sur le pont de glace reliant Saint-Lambert à Montréal, le découpage de glace sur le Saint-Laurent et les amas de glace s’accumulant non loin du pont Victoria.

 

Ponts de glace et littérature

Les ponts de glace occupent une place particulière dans la littérature d’expression française au Québec. La plupart des auteurs canadiens-français décrivent ou mentionnent le phénomène sans toutefois le placer au centre d’une œuvre littéraire. Résidant à Lévis, en bordure du fleuve, le poète Louis-Honoré Fréchette le dépeint comme un lieu anecdotique. Dans son livre Originaux et détraqués, publié en 1892, il décrit le troubadour Grosperrin qui l’hiver, s’installe sur le pont de glace pour y chanter. Dans un autre texte, La Noël au Canada (1900), Fréchette raconte comment le pont de glace se forme : «Le pont était pris à la clef» écrit-il, c'est-à-dire à l’extrémité sud-ouest de l’île d’Orléans.

 

Ponts de glace et insularité

Ces voies de circulation saisonnières ont contribué à forger l’identité des habitants vivant en bordure du fleuve Saint-Laurent et celle de nombreux insulaires, notamment ceux des iles de Sorel, de l’île d’Orléans et de l’île Verte.

Les traverses hivernales des îles de Sorel reliaient Sorel, l’île Saint-Ignace, l’île Dupas, l’île aux Castors et Berthierville. Longtemps appréciés pour se déplacer entre ces îles et se rendre d’une rive à l’autre du fleuve, elles disparaissent dans les années 1930 avec la construction des ponts métalliques qui assurent un lien permanent. Le passage des premiers brise-glace dans le chenal tracé entre l’île de Grâce et Sainte-Anne-de-Sorel aurait entraîné l’exode des habitants de l’île de Grâce.

A l’île d’Orléans, le pont de glace constitue la seule voie de communication « terrestre » avec l’Ange Gardien et la ville de Québec avant la construction du pont Taschereau en 1935. Dans les années 1790, les municipalités de l’île devaient contribuer à tour de rôle à l’entretien et au balisage des ponts de glace qui, le printemps venu, pouvaient nuire au retour du transport maritime. En 1751, les insulaires organisent une procession religieuse pour implorer que les forces divines dégèlent  le pont de glace.

 

Reconstitution du pont de glace entre l'Ange-Gardien et l'île d'Orlans en 2009

Le pont de glace entre l’île d’Orléans et l’Ange Gardien a fait l’objet de nombreux témoignages. L’un des plus précis date de 1970, quand le cinéaste Robert Michon a demandé à un résident qui a bien connu l’époque des ponts de glace de préparer et de reconstituer les premiers mètres du sentier balisé en bordure du fleuve. Son film documentaire est conservé aux Archives nationales du Québec à Québec. Pour souligner l’époque où ce pont de glace occupait une place importante dans les communications entre les insulaires et les habitants de la rive nord, la Société du patrimoine et d’histoire de la Côte-de-Beaupré et la municipalité de l'Ange Gardien ont organisé entre 1997 et 2010 divers événements rappelant leur utilisation. En 2000, la tenue de cet événement attira près de 10 000 personnes.

Plus à l’est, toute une tradition, encore vivante en 2015, s’est créée autour du pont de glace de l’île Verte. Les premières mentions de ce pont datent du 6 février 1832. La Gazette de Québec rapporte alors que des insulaires ont perdu leurs carrioles et leurs chevaux lorsque le pont céda sous leurs pas.

 

Le miracle du pont de glace de Cap-de-la-Madeleine

L’histoire du sanctuaire catholique Notre-Dame au Cap-de-la-Madeleine est intimement liée à l’imaginaire du pont de glace qui sépare cette localité de Sainte-Angèle-de-Laval (Bécancour). Dans cette portion du Saint-Laurent, les conditions pour la formation d’un pont de glace sont excellentes, les battures et les bancs de sable favorisant une prise rapide des glaces.

À l’hiver 1879, les démarches entreprises par le curé de la paroisse Sainte-Marie-Madeleine pour construire une nouvelle église font partie de la légende. Pour mener à bien ce projet, il fallait qu’un pont de glace se forme entre Cap-de-la-Madeleine et Sainte-Angèle, où se trouvait la pierre nécessaire à la construction. La tradition veut que ce soit les prières adressées à Notre-Dame-du-Rosaire, récitées sous forme de chapelets après chaque office du dimanche, qui auraient permis la formation du pont de glace sur lequel les paroissiens transportèrent les pierres. C’est pourquoi on parle du « miracle du pont des chapelets » pour évoquer cet événement jugé prodigieux à cause de la saison tardive.

Ponts des chapelets menant au sanctuaire Notre-Dame-du-Cap vers 1925

 

Cette légende explique qu’on ait érigé en 1924 un petit « pont des chapelets » sur le site du sanctuaire de Notre-Dame-du-Cap, en hommage à la faveur divine obtenue à cette occasion. Le pont de glace prend ici une signification fortement symbolique qui a engendré une production artistique spécifique au patrimoine de Cap-de-la-Madeleine, notamment de la part de Jean-Claude Dupont en 1934.

 

 

Un patrimoine durable

Malgré le caractère éphémère de ce phénomène naturel et le fait que les ponts de glace soient maintenant relégués à l’histoire, ils font toujours partie du patrimoine immatériel de l’Amérique française car ils ont marqué l’imaginaire, inspiré des artistes, créé un espace de socialisation spécifique et ils se sont inscrits dans la légende. C’est par ces traces qu’ils continuent d’enrichir notre patrimoine.

 

Par Yves Hébert

Historien-consultant

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Bibliographie

Cameron, Christina et Jean Trudel,  Québec au temps de James Patterson Cockburn, Québec, Garneau, 1976, 176 pages.

Fréchette, Louis-Honoré, La Noël au Canada- Contes et récits, Toronto, George N. Morang and Cie. 1900, 288 pages.

Fréchette, Louis-Honoré, Originaux et détraqués, Montréal, Messagerie du Jour, 1972, 285 pages.

Hébert, Yves, Les ponts de glace sur le Saint-Laurent, Québec, Éditions GID, 2012,  150 pages.  

Houle, David et  Jean-David Moore, « Les ponts de glace sur le Saint-Laurent, un indicateur de la sévérité des hivers entre 1620 et 1910», dans Le Naturaliste canadien, vol. 132 (Hiver 2008),  p.75-80.

Parent, Alain, Entre empire et nation, les représentations de la ville de Québec. 1760-1833. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005, 296 pages.

Roy, Pierre-Georges, «Le pont de glace entre Québec et Lévis», Bulletin des recherches historiques, Vol 48, (sept.1942), p. 257-278.

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