Maison Arthur-Villeneuve : témoignage d'une vie et d'une œuvre

par Gauthier, Serge

La maison d'Arthur Villeneuve dans sa rue d'origine à Chicoutimi, en 1964. Image fixe tirée du documentaire de l'ONF consacré à ce peintre.

Le visiteur du Musée de la pulperie de Saguenay ne manque pas d’être étonné par la présence de la maison du peintre Arthur Villeneuve placée à l’intérieur de cet établissement muséal comme un véritable objet d’art. D’abord maison-musée, cette résidence couverte de peintures d’un artiste de la région, le peintre-barbier Arthur Villeneuve, a été l’objet de discussions, voire de controverses avant de s’affirmer comme un témoignage artistique remarquable. Art naïf ou peut-être art brut, les œuvres créées par Arthur Villeneuve paraissent de source traditionnelle ou pittoresque au premier abord, mais possèdent parfois une touche surréaliste. Reconnue comme trésor national par le gouvernement canadien en 1993, la maison du peintre Arthur Villeneuve occupe désormais une place unique dans l’histoire artistique québécoise du XXe siècle.


Article available in English : Arthur-Villeneuve House: a Testimony to an Artist’s Life and Work

Arthur Villeneuve : l’homme et l’œuvre

Arthur Villeneuve, à l'œuvre dans sa maison. © Succession Arthur Villeneuve.

Arthur Villeneuve est né le 4 janvier 1910 à Chicoutimi (aujourd’hui Saguenay)(NOTE 1). Homme du peuple, habitant un quartier ouvrier de sa ville natale, Villeneuve paraît n’avoir rien pour attirer l’attention de prime abord. Peu instruit, l’homme pratique le métier de barbier et ne semble certainement pas destiné à être connu (et encore moins reconnu) hors de son entourage immédiat.

Le destin d’Arthur Villeneuve prend un tournant inattendu en avril 1957 alors que, consécutivement à un appel mystique qu’il prétend avoir reçu, l’homme se met à couvrir de peintures et de fresques réalisées à l’huile les murs intérieurs de sa maison. Les murs extérieurs de sa résidence connaissent bientôt le même sort. Villeneuve travaille jusqu’à 100 heures par semaine afin d’achever son projet. C’est ainsi qu’en 1959, alors que sa maison est finalement entièrement peinte de manière très originale, il décide de l’ouvrir au public. Le peintre Villeneuve dévoile ainsi un peu son âme à ses visiteurs en leur montrant sa création artistique peuplée de représentations réalistes, mais aussi parfois de figures étranges, humaines ou animales, aux allures souvent surprenantes.

Le travail artistique d’Arthur Villeneuve est bien vite perçu de manière un peu contradictoire(NOTE 2). Ses voisins immédiats, en particulier, reçoivent avec peu d’enthousiasme le projet du peintre-barbier. Villeneuve sera même l’objet d’une certaine vindicte populaire dans son milieu, certains Chicoutimiens considérant comme presque outrageante cette maison couverte d’étonnantes peintures. Notons aussi qu’au début de la décennie 1960, dans le contexte de la Révolution tranquille et de la modernisation du Québec, l’art dit « naïf » auquel est identifié Villeneuve paraît un peu à contre-courant. L’élite saguenéenne considère cependant la chose d’un œil plus positif, y voyant un éventuel intérêt touristique ou patrimonial; c'est notamment le cas du président-fondateur de la Société historique du Saguenay, l’abbé Victor Tremblay (1892-1979), qui encourage Arthur Villeneuve à raconter le passé régional dans ses tableaux. Mais Villeneuve reste un peu incompris dans son entourage immédiat. À l’extérieur du Saguenay, le nom d’Arthur Villeneuve commence toutefois à se faire connaître. En 1964, l’Office national du film du Canada produit un court métrage à son sujet(NOTE 3). L’œuvre artistique d’Arthur Villeneuve reçoit de ce fait une reconnaissance nationale et connaît même un succès certain dans le milieu artistique.

L'église Sacré-Cœur et le quartier en contrebas à Chicoutimi, tels que Villeneuve les a peints en 1957. Cette œuvre figure dans la pièce qui faisait office de salon.

L’homme et l’œuvre restent controversés. De fait, la création artistique d’Arthur Villeneuve est un peu inclassable, certains y percevant un art naïf que d’autres récusent en admirant plutôt l’ingéniosité du style et l’audace évidente des thèmes retenus. En réalité, le peintre Arthur Villeneuve dérange et son œuvre soulève bien des questions. L’homme est néanmoins décoré de l’Ordre du Canada le 11 avril 1973. Son œuvre se fait connaître à la galerie Waddington de Montréal en 1963 ou encore dans des expositions prestigieuses au Musée des beaux-arts de Montréal, au Musée national des beaux-arts du Québec, à la Vancouver Art Gallery en 1972 et au Musée Sir Wilfrid-Laurier en 1990. En 1976, une sérigraphie d’Arthur Villeneuve illustre une édition de luxe du roman Salut Galarneau! de l’écrivain québécois Jacques Godbout. Arthur Villeneuve meurt le 24 mai 1990 à Chicoutimi. Après la mort du peintre-barbier, sa maison est vite considérée comme un bien culturel québécois. Elle est déménagée en 1994, après de nombreuses discussions, dans le bâtiment de la pulperie de Chicoutimi qui abrite le musée du même nom à partir de 2002. La maison Arthur-Villeneuve devient dès lors un objet muséal de grand intérêt.

Au royaume du Saguenay : l’œuvre d’Arthur Villeneuve à la confluence de deux univers

Le fjord du Saguenay, 2007. © Photographie : Steve Fraser

La région d’origine du peintre Arthur Villeneuve a été qualifiée de « royaume du Saguenay » par le découvreur français Jacques Cartier en 1535, bien qu’il n’y ait lui-même jamais mis les pieds. L’image a fait recette au point d’être un peu la toile de fond de la célèbre « croisière sur le Saguenay » (Saguenay Trip) de la Richelieu & Ontario Navigation Company et de la Canada Steamship Lines du milieu du XIXe siècle jusqu’en 1965. Reconnu comme une attraction touristique remarquable, le fjord du Saguenay fascine les croisiéristes et inspire les artistes et les créateurs. Le livre The Kingdom of Saguenay de Marius Barbeau(NOTE 4) – paru en 1936 en lien avec la « croisière sur le Saguenay » – relate des faits historiques et légendaires concernant le Saguenay et il est largement illustré par de grands artistes canadiens, notamment par des membres du Groupe des sept : A.Y. Jackson (1882-1974) et Arthur Lismer (1885-1969). Il y a donc ici toute une lecture pittoresque mais aussi artistique de l’histoire du Saguenay qui conforte l’image d’une sorte de région-royaume magnifiée, dont la relative insularité devient un élément emblématique.

D’autre part, le Saguenay sera un lieu de développement industriel important, particulièrement dans le domaine forestier avec la Compagnie Price, qui s’impose dans ce secteur d’activité dès 1842, alors que le royaume du Saguenay a été ouvert depuis peu d'années au peuplement. L’exploitation de la forêt saguenéenne devient une sorte d’épopée sous la plume de l’écrivain Félix-Antoine Savard, originaire de la région, dans un roman épique qui deviendra célèbre sous le titre de Menaud, maître-draveur(NOTE 5). Cette œuvre littéraire n’est pas sans montrer une réelle tension entre un monde ouvrier francophone exploité par une compagnie dont les propriétaires sont de langue anglaise. Ce conflit se concrétisera plus spécifiquement dans la région du Saguenay par la création de syndicats ouvriers dès le début du XXe siècle.

Manufacture de pulpe, Chicoutimi. Le bâtiment qui figure en haut à gauche est la pulperie qui, devenue musée, accueillera plus tard la maison Arthur-Villeneuve. © BAnQ

Au Saguenay pittoresque et romanesque, il faut donc ajouter un Saguenay ouvrier bien ancré dans la réalité moderne et dans les luttes ouvrières québécoises de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.

La vie et l’œuvre d’Arthur Villeneuve se situent exactement au point de rencontre de ces deux univers. Le regard de Villeneuve est certes celui, ébloui, de l’artiste face à un milieu naturel unique, mais il découle aussi d’observations faites en monde ouvrier : cette perspective lui permet de relativiser une évocation un peu trop traditionaliste par une représentation plus réaliste d’un milieu social se composant sans cesse à partir de ces deux aspects. Ce Saguenay pittoresque et ce Saguenay ouvrier seront souvent au cœur des points de vue de ceux et celles qui discuteront l’œuvre même de Villeneuve. La création artistique d’Arthur Villeneuve se lit donc un peu plus clairement dans ce cadre historique précis. Elle est ainsi à la fois neuve et traditionnelle, ouverte sur le monde et insulaire, ouvrière et pittoresque, totalement saguenéenne et en cela aussi vraiment universelle.

Un créateur hors norme

Palette de l'artiste (moule à muffin). Collection du Musée de la pulperie. © Éditions JCL - Photographie: Jean Cimon.

La perception de l’œuvre du peintre Arthur Villeneuve a connu un cheminement variable. Incompris par son entourage immédiat mais bientôt célébré par des expositions artistiques importantes dans des musées et des galeries d’art, le travail artistique d’Arthur Villeneuve ne laisse à peu près personne indifférent. L’artiste choque ou plaît, mais ce créateur hors norme ne s’intègre pas facilement dans les catégories artistiques les plus usuelles.

Porte du salon de barbier telle que Villeneuve la peignit en 1957.

Si la notion de peintre populaire ne lui convient pas totalement, compte tenu de l’importance de son œuvre et l’étendue de sa réputation, il ne peut pas pour autant revendiquer le statut de peintre académique, puisqu’il n'a pas reçu de formation artistique. Un historien de l’art parle d’un « art brut » à son sujet, bien plus que d’un « art naïf »(NOTE 6). Mais encore là, les concepts restent un peu inadéquats pour décrire un phénomène artistique alors inédit au Québec.

Peut-être Arthur Villeneuve est-il tout simplement un artiste issu du peuple, avec tout ce que cela comporte d’incompréhension? De ce fait, il reste un sujet difficile à classifier par l’élite, qui le valorise dans les années 1970 tout particulièrement, puis le délaisse pour d’autres courants artistiques, depuis les décennies 1990 et 2000 notamment. De même, le milieu populaire dont il est issu y verra un discours grossi de sa réalité quotidienne, un point de vue qu’il jugera inadéquat, voire inacceptable. La position de l’artiste venu du peuple, ou populaire, est à cheval entre l’univers dont il provient et celui du marché de l’art ouvert sur des modes et des conventions bien extérieures à son cheminement personnel. Création quasi inclassable, l’œuvre d’Arthur Villeneuve reste dans les mémoires tout particulièrement grâce au processus de patrimonialisation de sa désormais célèbre maison.

De la maison-musée à la maison dans le Musée

D’où vient l'idée un peu étrange de transporter une maison à l’intérieur d’un musée? C’est que la maison du peintre Arthur Villeneuve est devenue en elle-même un patrimoine. Le peintre y a mis en forme son histoire personnelle et aussi celle de sa région, en réalisant une œuvre artistique fort expressive et significative. La maison du peintre ne lui appartient plus en quelque sorte, puisque s'y exprime une réalité qui dépasse le projet initial de son créateur. Mais jusqu’à se retrouver dans un Musée, voilà bien un cheminement quand même surprenant.

Une des étapes du déménagement de la maison de Villeneuve en novembre 1994.

À vrai dire, la maison du peintre-barbier Arthur Villeneuve étant un objet de discours patrimonial et une « peinture en elle-même », elle s’est naturellement imposée comme une maison-musée. Le peintre et sa femme y ont reçu des visiteurs dès 1959, puis jusqu’à la mort de l’artiste en 1990. Par la suite, vidée de son créateur, la maison ne s’interprétait plus aussi facilement. Fallait-il en faire un lieu muséal permanent ou la laisser se dégrader progressivement? Le débat n’a pas toujours été simple quant à savoir comment préserver cet héritage que plusieurs n’imaginaient investi de sens que dans son cadre initial, soit une maison sise dans son milieu et dans son quartier d’origine. Une solution s’est toutefois imposée : faire de la maison-musée d’Arthur Villeneuve une maison dans un musée.

L’entreprise fut délicate et fort audacieuse(NOTE 7). Elle fut coûteuse aussi, et donc controversée (NOTE 8). Toutefois, le résultat dépasse tout ce que l’artiste lui-même aurait jamais osé imaginer : la pérennité de sa maison-musée est désormais assurée grâce à un écrin muséal la révélant comme une véritable œuvre d’art – ce qui, il faut bien le dire, ne manque pas d’intriguer et d’étonner les amateurs d’art et les visiteurs du Musée. Où, ailleurs qu’en ce singulier royaume du Saguenay, aurait-on pu voir un tel aboutissement? L’œuvre étonnante d’Arthur Villeneuve y gagne sans aucun doute en originalité.

Enfermement et rayonnement

La maison-musée dans le Musée, 2002.

Déracinée de la rue et du quartier dont elle est issue, la maison Arthur-Villeneuve vit-elle une sorte d’enfermement? Est-t-elle encore porteuse de son sens initial en un cadre préservé mais artificiel et peut-être aux antipodes de ses origines? Une première analyse de cette audacieuse démarche muséale tend plutôt à démontrer que, même privée de la rue, la maison porte désormais une signification plus profonde et universelle.

C’est que, une fois enfermée au sein d’un musée, la maison Arthur-Villeneuve rayonne d’une autre manière. Si elle n’est plus en contact avec le quotidien de la rue, elle a gagné une dimension d’éternité. Il n’est plus question ici de modes, d’engouements ou de cheminements artistiques, mais bien d’une pérennité au-delà du regard provisoire. Sur sa rue d’origine, la maison Arthur-Villeneuve se confondait au paysage et aurait fini par sombrer dans la décrépitude et l’oubli; sise dans un musée, elle parle au présent et à l’avenir. En effet, ses murs redisent inlassablement qui était Arthur Villeneuve, cet artiste d'exception qui revit sans cesse grâce à sa maison-musée exposée au Musée.


Serge Gauthier, Ph.D.

Docteur en ethnologie
Historien, ethnologue et écrivain, Société historique de Charlevoix

 

NOTES

1. Pour plus de détails sur la vie et l’œuvre d’Arthur Villeneuve, voir Michaël La Chance (dir.), L’imaginaire du territoire dans l’art d’Arthur Villeneuve, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007. Voir aussi Nathalie Boudreault et Micheline Marion, Villeneuve : un homme et sa maison, Chicoutimi, Éditions JCL, 2002.

2. Le témoignage suivant d’une des premières visiteuses de la maison, Monique de la Mauricie, est ici significatif : « J’ai visité cette maison bien avant que l’art naïf de M. Villeneuve soit reconnu. C’était en 1959 et j’avais 18 ans. Je m'en souviens comme si c’était hier tant l’expérience était peu commune. C’est Mme Villeneuve qui accueillait les rares visiteurs à l’entrée et demandait 75 cents par personne, mais c’est M. Villeneuve qui nous faisait visiter [...]. À l’époque où tout ce qui était chromé et brillant était à la mode, nous nous demandions comment ils faisaient pour vivre dans une maison dont tous les murs étaient recouverts de petits bons hommes » (Musée virtuel du Canada, « Art et expérimentation : La Maison Arthur-Villeneuve ou Le Musée de l'artiste », Les gestes et les mots : les artistes francophones du Canada [en ligne], exposition virtuelle, http://www.museevirtuel-virtualmuseum.ca/sgc-cms/expositions-exhibitions/gestes-gestures/francais/os_msl_08_villeneuve.html). On peut aussi lire des textes sur la question sur le site du musée régional La Pulperie de Chicoutimi [en ligne], http://www.pulperie.com. 

3. Villeneuve, peintre-barbier, documentaire de Marcel Carrière, Montréal, Office national du film du Canada, 1964, 16 min 12 s.

4. Marius Barbeau, The Kingdom of Saguenay, Toronto, Macmillan, 1936.

5. Félix-Antoine Savard, Menaud, maître-draveur, Québec, Librairie Garneau, 1937. Ce roman connaîtra une grande diffusion et sera plusieurs fois réédité chez Fides.

6. François-Marc Gagnon, « La place de Villeneuve dans l’art contemporain : art naïf ou art brut? », dans Michaël La Chance (dir.), op. cit., p. 25-33.

7. Voir, à ce sujet, Gaston Gagnon, « Le défi Villeneuve : dix ans de conservation d’un patrimoine atypique », dans Michaël La Chance (dir.), op. cit., p. 57-67.

8. Gaston Gagnon parle de près de 10 millions de dollars dépensés dans ce projet par les pouvoirs publics (ibid., p. 66).

 

BIBLIOGRAPHIE

Boudreault, Nathalie, et Micheline Marion, Villeneuve : un homme et sa maison, Chicoutimi, Éditions JCL, 2002.

La Chance, Michaël (dir.), L’imaginaire du territoire dans l’art d’Arthur Villeneuve, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007.

 

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