Trappeurs francophones des Plaines et des Rocheuses étatsuniennes

par Villerbu, Tangi

Frances Anne Hopkins, Voyageurs à l'aube (détail). BAC

Les célébrations entourant le bicentenaire de l’expédition menée par Lewis et Clark entre St. Louis, sur le Mississippi, et l’embouchure du fleuve Columbia, sur la rive du Pacifique, ont eu lieu en 2004-2006 aux États-Unis. Ces célébrations ont permis une réflexion sur la situation qui avait cours dans l’ouest du continent nord-américain autour de 1800. Elles ont révélé à la fois la dense présence francophone dans cette région et son extrême discrétion mémorielle. Les francophones Toussaint Charbonneau et George Drouillard, notamment, qui ont accompagné et guidé cette expédition, sont réapparus en pleine lumière. Des figures plus discrètes se sont aussi laissé deviner, comme René Jusseaume, Pierre Dorion, Joseph Garreau et tant d’autres, que le Corps de découverte de Lewis et Clark a croisés sur les rives du Missouri, auprès des tribus indiennes au sein desquelles ils pratiquaient le commerce des fourrures.

 

Article available in English : French-Canadian Trappers of the American Plains and Rockies

 

Le temps des fourrures

Les Plaines comme les Rocheuses, dans leur partie étasunienne, ne conservent que peu de traces de ce qui fut le moteur de l’économie régionale entre l’arrivée des Européens et le milieu du XIXe siècle, à savoir le commerce des fourrures. L’activité n’a pas disparu, mais elle ne compte désormais pour rien dans l’identité contemporaine de l’Ouest tant son imaginaire se rattache à un lointain passé. La marque la plus nette de la puissance historique de ce secteur économique réside en fait dans les forts gérés par le National Park Service : désormais c’est grâce au tourisme patrimonial que la traite continue de profiter à la région. Quatre sites sont gérés par l’institution : Fort Laramie (Wyoming), Fort Union (Dakota du Nord), Bent’s Old Fort (Colorado) et Fort Vancouver (Oregon). Tous quatre furent des postes privés, des centres commerciaux régionaux. Le problème réside ici dans le fait que la conquête américaine de l’Ouest au XIXe a transformé un espace aux identités fluides et multiples en un espace « nationalisé », celui de l’affirmation identitaire des États-Unis.

Alfred Jacob Miller, Fort Laramie, 1867. BAC

Or, en plus d’être pensé en fonction de la géopolitique des nations indiennes qui habitaient cette vaste région, chaque fort est le témoin de la diversité des approches européennes de l’Ouest. Le fort Bent est un lien avec le Sud-Ouest hispanique, le fort Union avec les Plaines britanniques; le fort Vancouver a quant à lui été bâti par la Compagnie de la Baie d’Hudson. Dans chacun de ces sites, la présence francophone est marquante. Sa reconnaissance peut mener à une vision transnationale de l’histoire et de la mémoire de l’ouest de l’Amérique du Nord.

Les débuts de la traite dans l’Ouest au-delà des Grands Lacs et du Mississippi, dans les Grandes Plaines puis les Rocheuses, sont français pour l’essentiel. Il s’agit de poussées orientées est-ouest, celles de La Vérendrye à partir de la vallée du Saint-Laurent, et celles des Français demeurant au pays des Illinois vers l’Arkansas et sur le Missouri. Mais l’ensemble demeure bien timide jusqu’au dernier quart du XVIIIe siècle. La traite des fourrures explose alors et connaîtra son apogée dans les années 1830-1840, avant que d’autres formes de colonisation ne s’imposent dans la région.

Dans les possessions britanniques, et mordant largement vers le sud sur le Haut-Missouri comme dans l’Oregon, les compagnies britanniques de la Baie d’Hudson et du Nord-Ouest (la première basée à Londres et la seconde à Montréal) s’imposent dès les années 1770. Sur le Missouri, depuis St. Louis, les autorités espagnoles font preuve d’une plus grande timidité. La traite y est animée par les réseaux d’origine canadienne du pays des Illinois, mais elle n’atteint pas l’ampleur du commerce britannique. Il faudra attendre la fin de la guerre de 1812 pour que se mettent en place de grandes compagnies américaines qui exploiteront cette région, au premier rang desquelles l’American Fur Company. Dans le sud-ouest des États-Unis, la création de réelles structures est plus lente encore, les entreprises individuelles l’emportent encore jusqu’à l’établissement du fort Bent dans les années 1830.

Des trappeurs francophones

C.V., Trappeur chaussé de raquettes. BAC

Le personnel qui œuvre au sein de ces compagnies est hiérarchisé et très varié; il constitue le microcosme exemplaire d’une première forme de colonisation, non peuplante, de l’intérieur du continent nord-américain. La direction est le plus souvent anglophone, dans le cas des possessions britanniques et de celles des États-Unis après 1815. Mais la présence « française » est massive. William Swagerty a calculé que sur les quelque 3 000 « trappeurs » (terme générique regroupant tous les niveaux hiérarchiques) des Rocheuses, 25,7 % sont Franco-Américains ou Canadiens (et 15 % Européens). Il faut distinguer parmi eux quatre groupes porteurs d’une forme de culture française.

Ce sont d’abord des Canadiens qui ont surtout été embauchés par les compagnies britanniques. Ces Canadiens ont naturellement essaimé vers le sud, comme les compagnies qui les engagent. René Jusseaume, que Lewis et Clark rencontrent chez les Mandanes en 1805, est de ceux-là; Charles Chaboillez aussi, natif de Montréal, cadre de la Compagnie du Nord-Ouest résidant dans la région de la rivière Rouge, qui est en expédition en 1806 sur le Haut-Missouri. Plus à l’ouest se forment des communautés d’origine canadienne dans la vallée de la Willamette (État d’Oregon actuel), suscitées par le commerce de la fourrure.

On trouve ensuite des habitants en général d’origine canadienne installés au pays des Illinois, qui commercent par le Missouri ou d’autres affluents du Mississippi plus au sud. La famille Chouteau est l’exemple de la réussite de ces entrepreneurs de St. Louis, comme plus tard Céran St-Vrain. Mais il ne faut pas négliger la masse des sans-grades, des employés des petites et des grandes compagnies, ou des indépendants, qui ont construit concrètement les réseaux de traite. Dans la dernière décennie du XVIIIe siècle, on trouve sur le Missouri Jacques d’Eglise, Pierre Dorion, Pierre-Antoine Tabeau, Joseph Gravelines, Jean-Baptistes Meunier, Joseph Ladéroute, Pierre Berger, et sans doute des centaines d’autres dans les décennies suivantes, dont souvent le nom seul est conservé, seule trace écrite qui subsiste dans un univers où l’analphabétisme l’emporte.

Il faut compter ensuite avec un groupe moins nombreux mais important par ailleurs, celui des Français venus directement de France ou de deuxième génération. Leur profil est différent : plus éduqués parfois, ils peuvent laisser des traces de leur passage. Francis Chardon, né à Philadelphie, comme Charles Larpenteur, natif des environs de Fontainebleau, qui a suivi dans l’émigration son père bonapartiste après Waterloo, font les beaux jours de la traite dans les années 1830-1840.

Puisque tous ces trappeurs francophones présentent la particularité de s’insérer davantage dans les réseaux indiens que leurs homologues américains et britanniques, en les pénétrant par le mariage, ils donnent naissance à une quatrième catégorie, les Métis, dont la longue ethnogénèse aboutit à une revendication identitaire dès le deuxième quart du XIXe siècle.

Trappeurs de fiction

Couverture de Valentin Guillois, vers 1890-1900

A priori, il n’y a pas lieu d’enrober l’histoire de ces hommes d’une gangue romantique. Ils sont certes des figures de l’entre-deux, de ce monde où chaque groupe devait repenser sa place et ses réseaux, son intégration à une culture différente de leur culture d’origine. De ce fait, ils représentent aussi le monde d’avant l’imposition de logiques nationales dans l’Ouest. Mais ils sont malgré tout les instruments conscients de l’intégration lente des Plaines et des Rocheuses à une économie-monde dont le pôle dominant est bien occidental. Ce ne sont, sauf exception, ni des marginaux ni des capitalistes, mais des représentants d’une forme première de colonisation. C’est pourquoi ils s’effacent lorsque la colonisation change de forme, lorsqu’il ne s’agit plus de commercer avec les Indiens mais de les faire disparaître pour installer sur ce territoire un peuplement euro-américain.

Les racines du surgissement mémoriel de ces trappeurs se situent précisément là : ils sont les figures d’un passé qu’on a transformé il y a longtemps en un mythe, celui de l’Ouest d’avant que les États-Unis ne s’y imposent réellement. La patrimonialisation débute en fait dès les années 1830 avec les premiers textes littéraires américains, ceux de James Fenimore Cooper ou de Washington Irving, quoique la présence française soit déjà marginale dans ces récits, tout comme dans la masse de dime novels qui suivra durant tout le XIXe siècle. Par contre, elle ne l’est pas dans le roman populaire français de l’Ouest, un courant né à l’extrême fin des années 1840 sous la plume de Gabriel Ferry et dont le représentant le plus connu est sans conteste Gustave Aimard.

Couverture de Valentin Guillois, années 1930

Né à Paris en 1818, marin puis déserteur au Chili en 1839, Gustave Aimard publie, entre 1856 et son décès survenu en 1883, 88 romans dont la plupart ont pour cadre l’Ouest américain. Mais en fait, son Ouest n’est pas celui des Américains. Aimard dessine un espace pré-national, où se rencontrent les représentants de cultures diverses, indiennes comme européennes, sans que personne, sauf les Américains, justement, ne tente d’imposer sa présence par la force. Les trappeurs jouent dans ces romans un rôle primordial, ils sont les plus parfaits symboles de cette utopie qu’est l’Ouest de Gustave Aimard. Ils ne sont pour ainsi dire jamais anglophones. Ils sont soit des Canadiens – Balle-Franche, Michel Belhumeur – soit des Français – Valentin Guillois, Charles-Edouard de Beaulieu – soit des Métis – comme la famille Berger. De surcroît, ils ne travaillent pour aucune compagnie et sont donc totalement indépendants des intérêts britanniques ou américains. Ce sont des sortes de réfugiés, qui ont trouvé un havre dans l’Ouest après avoir mené une vie difficile. Il en est ainsi de Beaulieu : « L’Europe lui devint odieuse, il résolut de la quitter pour toujours » (Balle-Franche, 1861).

Les plaines et les Rocheuses apparaissent donc comme le lieu où peut s’épanouir une francophonie nord-américaine, sans contraintes nationales, dans un face-à-face avec la nature et avec Dieu. La postérité des romans d’Aimard est à double tranchant : d’un côté son œuvre est constamment rééditée en France jusqu’à la fin des années 1970, dans des éditions populaires; puis, aujourd’hui, sous une forme scientifique. Le trappeur français survit donc par la littérature. Mais d’un autre côté, l’effort d’Aimard est isolé et voué à l’échec, car son interprétation du récit de l’Ouest est vite submergée par un discours américain très « nationalisant » d’où sont exclus les « autres ». Ses propres romans seront lus et interprétés au prisme du western cinématographique après la Première Guerre mondiale, les écrans noirs négligeant largement la traite française – La captive aux yeux clairs (The Big Sky) d’Howard Hawks, constituant une notable exception.

Une mémoire savante

Pourtant les trappeurs français ont pu se voir accorder une forme de reconnaissance mémorielle dans certains cercles américains. L’historiographie américaine a ses érudits, ses collecteurs de textes. À partir de la fin du XIXe siècle, l’effort se porte en partie sur ce qui est perçu comme l’une des origines du pays, la première histoire du Far West : la traite des fourrures et l’exploration. C’est ainsi qu’Elliott Coues, puis Herbert Eugene Bolton, Anne Heloise Abel ou LeRoy Hafen redécouvrent les écrits des premiers temps, ceux de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. Les Français ont leur place dans cet effort américain de création d’un patrimoine national. Mais la parole francophone elle-même est rare. Car la masse des travailleurs de la fourrure est analphabète et n’a donc pas laissé de traces écrites. La plupart des francophones ne sont donc présents que dans les écrits des anglophones. Dans une étude récente des trappeurs du Canada, Carolyn Podruchny révèle qu’il ne subsiste aujourd’hui qu’une seule lettre d’un de ces hommes à sa famille. Il en est de même aux États-Unis. Les récits des cadres anglophones du commerce des fourrures sont donc plein des noms et des gestes des « Français ».

Voyageurs canadiens poussant un canot dans un rapide. BAC

Néanmoins, les écrits de quelques cadres francophones ont été édités, tels les récits de Pierre-Antoine Tabeau, de Charles Larpenteur ou de Francis Chardon qui sont aujourd’hui des sources classiques pour l’histoire de la période. Ce qui met au jour un autre problème. En effet, les éditions de ces textes ont été très longtemps au service d’une vision étasunienne de l’histoire de l’Ouest. Les trappeurs français sont donc captés par la mémoire américaine et intégrés à un récit national qui n’était pas le leur. Leurs textes ne sont d’ailleurs publiés que dans des traductions en langue anglaise à destination des historiens américains (Larpenteur avait rédigé le sien directement en anglais). L’occasion est manquée, le plus souvent, de lire un récit de l’Ouest au prisme transfrontalier de la présence francophone, héritière d’une histoire pré-américaine. Quant au bicentenaire de l’expédition de Lewis et Clark, s’il a permis que les noms des Français ressurgissent, il n’a sans doute pas modifié la donne tant les célébrations ont été avant tout « nationales », centrées sur la personne des deux officiers américains qui ont mené le Corps de découverte.

Une sorte de reconquête du passé de l’Amérique française dans la vallée du Missouri et les Rocheuses est néanmoins possible. Ces dernières années, au Québec, on assiste à un regain d’intérêt pour cette page de l’histoire française en Amérique. Ce ne fut pas sans mal, tant il existe un imaginaire du coureur des bois spécifiquement rattaché aux Grands Lacs et à la période française, ou encore à l’Ouest canadien, au temps des compagnies britanniques. En 2002 et en 2003 paraissaient deux ouvrages qui invitaient à redécouvrir les Canadiens de l’expédition Lewis et Clark. Puis, en 2006, une source en français sur la première époque du commerce des fourrures faisait l’objet d’une publication scientifique, événement exceptionnel; il s’agit des deux textes de Jean-Baptiste Trudeau, né à Montréal et installé à St. Louis, envoyé avec d’autres francophones remonter le Missouri en 1794-1796 sur ordre de la fugace Compagnie du Missouri franco-espagnole. Mais le chemin reste long pour intégrer comme il le mérite le Missouri et les Rocheuses d’après 1763 à l’Amérique française et à une vision élargie de l’histoire du continent.

 

Tangi Villerbu

 

BIBLIOGRAPHIE

Abel, Annie Heloise (éd.), Chardon’s journal at Fort Clark, 1834-1839, introduction et notes d'Annie Heloise Abel, introduction à l'édition Bison Books par William R. Swagerty, Lincoln, University of Nebraska Press, 1997 (1re éd. 1932), 458 p.

Abel, Annie Heloise (éd.), Tabeau’s narrative of Loisel’s expedition to the upper Missouri, edited by Annie Heloise Abel, traduit du français par Rose Abel Wright. Norman, University of Oklahoma Press, 1939, 272 p.

Chaloult, Michel, Les « Canadiens » de l’expédition Lewis et Clark, 1804-1806 : la traversée du continent, Sillery, Septentrion, 2003, 189 p.

Coues, Elliott (éd.), Forty years a fur trader on the upper Missouri; the personal narrative of Charles Larpenteur, 1833-1872, édition critique établie par Elliot Coues, New York, F. P. Harper, 1898.

Hafen, LeRoy R. (éd.), French fur traders and voyageurs in the American West, choix des textes et introduction de Janet Lecompte, Lincoln, University of Nebraska Press, 1997, 333 p. [Il s’agit d’une compilation des notices françaises d’un dictionnaire plus large datant de 1965-1972.]

Lansing, Michael, “Plains Indian women and interracial marriage in the Upper Missouri trade, 1804-1868”, Western Historical Quarterly, vol. 31, no 4 (hiver 2000), p. 413-433.

Podruchny, Carolyn, Making the voyageur world : Travelers and traders in the North American Fur trade, Lincoln, University of Nebraska Press, 2006, 414 p.

Swagerty, William, « Marriage and settlement patterns of Rocky Mountains trappers and traders », Western Historical Quarterly , vol. 11, no 1 (printemps 1980), p. 159-180.

Trudeau, Jean-Baptiste, Voyage sur le haut-Missouri : 1794-1796, texte établi et annoté par Fernand Grenier et Nilma Saint-Gelais, Sillery, Septentrion, 2006, 245 p.

Vaugeois, Denis, America 1803-1853 : l’expédition de Lewis et Clark et la naissance d’une nouvelle puissance, Sillery, Septentrion, 2002, 263 p.

Villerbu, Tangi, La Conquête de l’Ouest. Le récit français de la nation américaine au 19e siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, 306 p.

 

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