Maurice Richard, 2e partie: le mythe

par Melançon, Benoît

Place du Centenaire - Numéros retirés - Maurice Richard

Le hockeyeur Maurice Richard (1921-2000) est beaucoup plus qu'un simple sportif. Le célèbre numéro 9 des Canadiens de Montréal, celui qu'on a surnommé Le Rocket, a été l'objet de toutes sortes d'écrits: des articles de périodiques et des textes savants, des biographies et des recueils de souvenirs, des contes et des nouvelles, des romans et des livres pour la jeunesse, des poèmes et des pièces de théâtre. On lui a consacré des chansons, des bandes dessinées, des sculptures, des peintures, des films et des émissions de télévision. Son visage a orné des vêtements, des jouets, des publicités. On a donné son nom à des lieux publics. Il est incontestablement un mythe québécois.


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Un personnage incontournable

Hommage à Duchamp (Hommage à Maurice Richard)
Hommage à Duchamp (Hommage à Maurice Richard)

Les historiens, les sociologues, les spécialistes des études littéraires se sont souvent demandé s'il existait des mythes propres au Québec. Ils ont parlé des poètes Octave Crémazie, Émile Nelligan, Saint-Denys Garneau et Claude Gauvreau, des essayistes Arthur Buies, Edmond de Nevers, Édouard Montpetit et Lionel Groulx, du journaliste Jean-Charles Harvey, de l'homme fort Louis Cyr, du pilote automobile Gilles Villeneuve, de l'homme politique René Lévesque, d'autres encore. Aucun de ces personnages n'a pourtant occupé l'espace symbolique autant que Maurice Richard.

La carrière sportive de cet ailier droit des Canadiens de Montréal, né en 1921, a duré de 1942 à 1960. Elle est ponctuée de plusieurs faits d'armes. Il est notamment le premier joueur de l'histoire de la Ligue nationale de hockey à avoir marqué 50 buts en une saison de 50 matchs en 1944-1945. Il ne cessera de multiplier les exploits jusqu'à sa retraite après la saison 1959-1960. En chiffres, cela se résume ainsi: 1473 minutes de punition, 1111 matchs, 1091 points (dont 626 buts), 18 saisons, 14 sélections au sein de la première ou de la deuxième équipe d'étoiles de la Ligue nationale, 8 coupes Stanley remises à l'équipe championne, 1 titre de joueur le plus utile de la ligue (en 1946-1947).

Une présence constante

La présence de Maurice Richard dans la société et la culture québécoises dépasse largement le cadre sportif et elle se fait encore sentir aujourd'hui; c'est pourquoi on peut dire de lui qu'il est un mythe. Quatre grands moments ponctuent l'histoire de sa représentation.

Exposition agricole de Sherbrooke, années 1950

Les premiers discours sur Maurice Richard, ceux des années 1940 et 1950, sont marqués par deux mouvements en apparence contradictoires. D'une part, ses admirateurs ressentaient une grande familiarité envers lui. Richard n'était pas tellement différent d'eux. Ce n'était pas un joueur de basket-ball de 2 m 30. Il ne courait pas le 100 mètres en moins de dix secondes. Il n'aimait pas les grands discours. Il était un homme comme les autres, un proche. D'autre part, s'il faut en croire les discours qu'on a tenus sur lui, quand un match commençait, il n'était plus du tout le même. Il n'y avait plus trace de banalité chez lui: ce n'était pas un joueur comme les autres. Il était dévoré par la volonté de faire gagner son équipe, par l'obsession de compter des buts, par une détermination à toute épreuve; cela se lisait dans ses yeux. Dans ces moments-là, il incarnait la réussite pour une population dont on a dit à répétition qu'elle manquait de figures d'identification.

Pendant les années 1960, Maurice Richard connaît une relative éclipse. Il avait incarné pendant plus de quinze ans la réussite canadienne-française dans un monde que l'on croyait soumis à la domination canadienne-anglaise. Mais, par la suite, il ne paraît plus être en phase, historiquement, avec ce qui se passait au Québec, voire partout en Occident. Homme de peu de mots, il lui était difficile de se reconnaître dans l'effervescence langagière, et plus largement culturelle, de ces années marquée par une volonté d'expression généralisée. Homme de religion et homme de famille, il ne correspondait pas aux nouveaux modes de comportement: transformation des relations hommes-femmes et parents-enfants, perte des repères religieux, réaménagement des valeurs. Homme d'affaires après avoir été sportif professionnel, il incarnait le traditionalisme, à une époque où la rébellion avait droit de cité. Richard quitte temporairement le devant de la scène.

Allo Maurice

Au début des années 1970, il redevient l'objet d'une diversité étonnante de discours chez les francophones du Québec. On le trouve chez les romanciers et les conteurs (Roch Carrier, Jacques Poulin), chez les chansonniers (Pierre Létourneau), chez les dramaturges (Jean-Claude Germain), chez les cinéastes (Gilles Gascon, Pierre L'Amare), chez les bédéistes (Arsène et Girerd), chez les biographes (Jean-Marie Pellerin). En sciences humaines, on s'intéresse de plus en plus à ce qu'il a représenté et continue de représenter. Pourquoi ce renversement? Maurice Richard, durant les années 1970, devient une gloire nationale. Il est dorénavant beaucoup plus que le simple symbole de la réussite dans un domaine spécialisé, le sport professionnel; on le considère comme le porte-parole par excellence de ceux qui viennent de se désigner non plus comme Canadiens français, mais comme Québécois. Cette transformation se produit précisément au moment où apparaît au Québec une nouvelle forme de nationalisme, qui sera incarnée par le Parti québécois. Ce nouveau nationalisme se cherche des précurseurs et des modèles: Maurice Richard en est un.

Après les années 1970, enfin, la présence de Maurice Richard sur la scène politique, culturelle, sociale ne s'est jamais démentie. On lui érige plusieurs statues, à Montréal et à Ottawa. On lui consacre des tableaux (Louis Hébert, Serge Le Moyne, Jean-Paul Riopelle), de même que des films et des émissions de télévision (Charles Binamé; Jean-Claude Lord et Pauline Payette; Karl Parent et Claude Sauvé; Luc Cyr et Carl Leblanc). Le chansonnier Félix Leclerc lui dédie un texte, et le poète Bernard Pozier, plusieurs poèmes. Des publicités font toujours appel à son nom en 2008, soit huit ans après sa mort.

La quatrième phase du processus de mythification est marquée par cette mort du Rocket. À partir du 27 mai 2000, et pendant plusieurs jours, il est question de Maurice Richard sur toutes les tribunes. Le 30 mai, son corps est exposé en chapelle ardente au Centre Molson; plus de 115 000 fidèles auraient défilé devant le cercueil ouvert de l'idole du lieu. Le lendemain, Richard a droit à des funérailles nationales en la basilique Notre-Dame de Montréal. Les médias analysent sa carrière et sa vie sous tous les angles. Ses admirateurs multiplient les témoignages; à Montréal, ils les déposent devant sa maison, au pied de sa statue devant l'aréna qui porte son nom, à l'ancien Forum, là où il a joué toute sa carrière, ou sous un chapiteau près du Centre Molson. Il fait l'unanimité; Maurice Richard est un rassembleur.

Un mythe québécois

Pourquoi peut-on dire de Maurice Richard qu'il est un mythe? Si l'on en croit les nombreux discours tenus sur lui, le caractère merveilleux de ses exploits ne fait aucun doute. Les joueurs des autres équipes s'accrochent à lui, seul ou à plusieurs? Rien ne l'empêche d'attaquer leur gardien et de pousser la rondelle derrière lui (3 février 1945). Il faut battre les rivaux des Maple Leafs de Toronto? Richard compte cinq fois et obtient les trois étoiles du match (23 mars 1944). Il est épuisé par un déménagement? Il marque cinq buts et récolte trois aides (28 décembre 1944). Il est assommé par un adversaire? Il revient au jeu sans savoir où il est, et son instinct le pousse vers le filet; le but qui en résulte sera capital (8 avril 1952). Un match va en prolongation? Il participera au but décisif, et dans plusieurs matchs de suite s'il le faut (27-29 mars 1951, 16 avril 1953). Les chantres du mythe redisent sans cesse ces faits d'armes. Maurice Richard aurait été un des plus grands, sinon le plus grand.

Place du Centenaire - 100 Meilleurs Moments - Le 500e but du Rocket

De 1942 au début du XXIe siècle, et malgré une brève éclipse durant les années 1960, Maurice Richard est resté, et reste encore, sous les feux des projecteurs. D'autres sportifs ont marqué profondément l'imaginaire québécois; aucun ne l'a fait avec autant de permanence, et aussi longtemps. De cette soixantaine d'années, il faut isoler un événement capital, ce que l'on désigne désormais comme l'Émeute. Le 13 mars 1955, à Boston, Maurice Richard se bagarre avec Hal Laycoe des Bruins et il frappe un des officiels de la rencontre. Le 16, il est suspendu par le président de la Ligue nationale, Clarence Campbell, pour les trois matchs qui restent à la saison régulière et pour les matchs éliminatoires. Le 17, autour du Forum de Montréal, éclate une émeute à cause de cette suspension. Des voitures sont renversées. Des tramways sont immobilisés. Des incendies sont allumés sur la chaussée. Des vitrines sont brisées. Des cabines téléphoniques et des kiosques à journaux sont vandalisés. Des commerces sont pillés. Des policiers et des civils sont blessés (aucun gravement). Des manifestants sont arrêtés. Le 18, Richard adresse un appel au calme à ses partisans. Pour être un mythe, il faut une inscription dans la durée, mais il faut aussi un moment où se concentrent toutes les facettes de ce mythe. Pour Richard, ce sera le printemps de 1955.

Avant, pendant et après l'Émeute, Maurice Richard était-il le représentant des Canadiens français, puis des Québécois? Défendait-il des intérêts collectifs, en plus des siens propres? Sur ce plan, il n'y a pas de doute possible. Aucune réflexion sur le Rocket ne peut faire l'économie d'une description de ce que Richard a personnifié sur le plan national. Tout le monde lie Richard à sa communauté. On ne peut dissocier les images que le Québec a voulu donner de lui-même de l'évolution de son mythe.

Le mythe s'appuie sur des exploits, il se déploie dans la durée et il a une dimension collective; il lui faut aussi être transmis de génération en génération. La transmission de Maurice Richard a pris deux formes. En son versant «culturel», elle a été assurée par le roman, le conte, la poésie, le théâtre, la littérature pour la jeunesse, la biographie, l'autobiographie ou les souvenirs, le manuel scolaire, l'éloge, la peinture, le dessin, la sculpture, la chanson, la télévision, le cinéma, la bande dessinée, la presse, la radio, Internet, l'album illustré et le discours savant, notamment celui des historiens. En son versant «matériel», elle a été affaire de produits domestiques (soupe, gruau, pain, céréales, boissons, mazout, vin), de publicités télévisuelles ou imprimées, de jouets et de jeux, de vêtements, de cartes de hockey, d'autographes, de symboles nationaux (billet de banque, timbre), d'artefacts que s'arrachent les collectionneurs, tous à l'effigie de Maurice Richard ou recommandés par lui. Ces deux formes de transmission se sont rejointes dans des expositions, celle du musée Maurice-Richard hébergé pendant quelques années par l'aréna du même nom et, surtout, celle du Musée canadien des civilisations: cette exposition itinérante, «Une légende, un héritage. "Rocket Richard". The Legend - The Legacy», a été inaugurée en 2004. Si Maurice Richard a duré, c'est que toutes les sphères de la culture, de la plus officielle à la plus marginalisée, se sont emparées de son image.

Le Rocket

Enfin, le mythe est un discours qui accueille les contradictions. Ce n'est pas un discours de la vérité, mais un discours des vérités. S'agissant de Maurice Richard, les récits sont nombreux, et parfois contradictoires. Le film Peut-être Maurice Richard de Gilles Gascon (Office national du film du Canada, 1971) offre quelques-uns de ces récits contradictoires: sur certains faits d'armes de Richard, toutes les vérités sont bonnes à dire, car chacun a la sienne, contredisant celle du voisin et pourtant compatible avec elle. Le mythe est fait de récits personnels auxquels il est indispensable de croire.

Il est donc possible de démontrer que Maurice Richard est un mythe. Cette affirmation doit cependant être nuancée sur un plan. À quelle collectivité faut-il rattacher le mythe de Maurice Richard? S'il va de soi que Richard a représenté, et continue de représenter, la collectivité canadienne-française / québécoise francophone, il ne faudrait pas oublier pour autant qu'il est aussi l'objet d'un culte chez les anglophones du Canada. Les romanciers (Clark Blaise, Mordecai Richler, Scott Young), les poètes (Roger Bell, Marty Gervais, Al Purdy), les chanteurs (Robert G. Anstey), les dramaturges (Kenneth Brown, Rick Salutin) et les cinéastes (Sheldon Cohen, Brian McKenna, Tom Radford) du Canada anglais sont prolixes, eux aussi, quand il s'agit de chanter les vertus du numéro 9. Il est vrai que leur Richard n'est pas exactement le même que celui des francophones: à chaque collectivité son patrimoine.

Benoît Melançon
Professeur titulaire
Département des littératures de langue française
Université de Montréal

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Carrier, Roch, Le Rocket, Montréal, Stanké, 2000, 271 p.

Daoust, Paul, Maurice Richard, le mythe québécois aux 626 rondelles, Notre-Dame-des-Neiges (Qc), Éditions Trois-Pistoles, 2006, 301 p., ill.

Foisy, Michel, et Maurice Richard fils, Maurice Richard : paroles d'un peuple, Montréal, Octave Éditions, 2008, 159 p., ill.

Goyens, Chrystian, et Frank Orr, avec Jean-Luc Duguay, Maurice Richard, héros malgré lui, préf. d'Henri Richard et de Pierre Boivin, Toronto, Team Power Publishing, 2000, 160 p., ill.

Lamarche, Jacques, Maurice Richard : album souvenir, Montréal, Guérin, 2000, 133 p., ill.

Melançon, Benoît, Les yeux de Maurice Richard : une histoire culturelle, nouv. éd., Montréal, Fides, 2008 [2006], 312 p., ill.

Pellerin, Jean-Marie, Maurice Richard, l'idole d'un peuple, nouv. éd., Montréal, Éditions Trustar, 1998 [1976], 570 p.

Posen, I. Sheldon, 626 par 9 : une énumération chronologique des buts marqués par Maurice « Rocket » Richard en photos, statistiques et récits, trad. de Marie-Anne Délye-Payette, av.-propos de Roch Carrier, Gatineau (Qc), Musée canadien des civilisations, 2004, 34 p., ill.

Repentigny, Alain de, Maurice Richard, av.-propos d'André Provencher, préf. de Stéphane Laporte, Montréal, La Presse, 2005, 126 p., ill.

 

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Vidéo
  • Maurice Richard (Film muet) Ce film présente quelques images de la partie du 19 octobre 1957 entre les Canadiens et les Blackhawks de Chicago et, tout particulièrement le moment où Maurice Richard marque son 500e but devant des partisans soulevés par cet exploit mémorable du Rocket. L’événement est ensuite souligné par le président de la Ligue, Clarence Campbell, en présence de plusieurs coéquipiers, dont Émile « Butch » Bouchard et son frère Henri Richard ainsi que l’entraîneur Toe Blake. En 1972, Richard devient l’entraîneur-chef des Nordiques de Québec et prend part au premier match hors-concours de l’équipe dans la nouvelle Association mondiale de hockey tenu à Baie-Comeau.
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