Canadiens de Montréal : une religion

par McKinley, Michael

La Sainte-Flanelle

L'Université de Montréal a annoncé en janvier 2009 qu'elle offrirait aux futurs ecclésiastiques un cours de troisième cycle intitulé « La religion des Canadiens de Montréal ». Au lieu de tourner l'affaire en dérision, les médias ont pris la question très au sérieux. Deux mois plus tard, quand on a appris que les soucis financiers du propriétaire américain des Canadiens le forçaient à mettre l'équipe en vente, la nouvelle amena un questionnement, pour ne pas dire une crise spirituelle généralisée. En peu de temps, ces deux évènements laissèrent entendre que les Canadiens étaient plus qu'une équipe de hockey, et qu'ils représentaient un composé essentiel de l'identité québécoise, peut-être un peu comme l'Église catholique à une autre époque. Il y a de quoi se demander si les Canadiens de Montréal ne procurent pas carrément une raison de vivre à des millions d'individus.


Article available in English : Montreal Canadiens; a Religion

Un peu de théologie

The retired jerseys

Depuis maintenant un siècle, les Canadiens de Montréal ont développé une identité qui les a fait passer du statut de simple équipe de hockey à celui de puissante icône culturelle, qui se compare - voire s'identifie - à une sorte de religion populaire. Après tout, leur chandail est connu sous le nom de Sainte-Flanelle. Leurs 24 bannières de champions de la Coupe Stanley, commémorant les 24 conquêtes du Saint-Graal du hockey, sont suspendues au plafond de leur temple, le Centre Bell. Et un véritable sanctuaire est désormais aménagé aux abords du Centre Bell - la Place du Centenaire -, où l'on peut déambuler entre les stèles évoquant les numéros retirés de joueurs célèbres, les bronzes des plus grands héros du club, 100 plaques qui évoquent les plus grands moments de l'histoire des Canadiens, le tout sur un sol pavé de 20 000 briques personnalisées qui portent la voix d'autant de partisans-donateurs. 

L'histoire des Canadiens a traversé les guerres mondiales, les dépressions économiques, une révolution culturelle et la globalisation. Mais ce sont les exploits de l'équipe qui ont développé une telle passion chez les générations de supporters qui se succèdent. Au fil des décennies, l'aventure de ces exploits a été rapportée par de fidèles scribes, dont aujourd'hui plusieurs quotidiens, émissions quotidiennes de télévision et de radio qui s'y appliquent jusque durant la période estivale.

À l'époque des célébrations du centenaire en 2009, l'Université de Montréal a même tenu un colloque international sur le thème des Canadiens en tant que religion. On en est arrivé à la conclusion qu'en l'absence d'une dimension surnaturelle, les Habs (habitants -un surnom donné aux Canadiens) ne pouvaient représenter une vraie religion, même s'ils en étaient proches.

Nan Nan Nan Goodbye !

Quoi qu'il en soit, les Canadiens présentent trop de signes extérieurs d'une foi religieuse pour que la question soit aisément écartée. Au cœur de chaque religion se situe la croyance en un pouvoir de transformation supérieur, une source sublime ou un panthéon de divinités avec lesquelles le croyant a une relation personnelle par la prière et les expériences religieuses - dont certaines peuvent être qualifiées de miracles. Les partisans des Canadiens ne sont pas loin de considérer leurs joueurs favoris comme des demi-dieux ou des faiseurs de miracles. Les années où la Coupe Stanley ne revient pas à la place qui, selon eux, lui est due, c'est-à-dire dans le temple de l'équipe à Montréal, on assiste à une saison estivale faite d'amertume et de repentir. Des prières pour une sélection judicieuse des nouveaux joueurs, voire des libations parfois abondantes, sont offertes aux dieux du hockey, afin d'en obtenir les grâces et la faveur divine pour la prochaine saison.

Les religions ont besoin de divinités, de croyants et d'un miracle de temps en temps pour continuer à exister. Les Canadiens possèdent tout cela en abondance. Mais, tout comme la religion catholique, dont on pourrait dire qu'ils tirent certains traits mystiques, les Canadiens ont de bien humbles origines.

 

Genèse d'un sport    

L'évènement significatif qui a donné ses assises à cette foi a eu lieu à Montréal le 3 mars 1875, quand un jeune homme natif d'Halifax, James Creighton, et 17 de ses amisde la patinoire Victoria et du Club de Football de Montréal, ont disputé le premier match de hockey intérieur au monde. NOTE1

Creighton et ses amis faisaient partie de l'élite anglo-protestante de la ville, et le hockey est resté longtemps dominé par celle-ci. L'idée géniale de Creighton d'organiser les matchs à l'intérieur - et son introduction des règles et de l'équipement utilisés dans sa ville natale d'Halifax, où le hockey extérieur avait atteint une grande sophistication - a permis à ce sport  de connaître rapidement un niveau professionnel. Cet environnement intérieur contrôlé a permis aux clubs et aux joueurs de mieux définir leur identité sur la glace. Puisqu'on avait affaire à un sport d'intérieur, les propriétaires de patinoires ont pu tirer des revenus de la location de sièges aux supporters qui voulaient assister aux matchs durant les longues et glaciales soirées d'hiver. Cet achat de places devenait pour ces derniers une occasion de manifester leur foi dans l'équipe, dans les joueurs et le sport.

Un match de hockey à la patinoire Victoria, Montréal, QC, photographie composite, 1893

Rapidement, le hockey s'est ancré profondément dans l'esprit canadien. Stephen Leacock écrit d'ailleurs que « le hockey représente la quintessence de l'expérience canadienne dans le Nouveau monde. Sur une terre aussi froide et inhospitalière, le hockey est un espoir de vie et l'affirmation que malgré la température glaciale de l'hiver, nous sommes vivants ».

Combinez cette citation avec l'observation de l'anthropologue Johan Huizinga, qui affirme que les enceintes sportives répondent aux mêmes règles que les lieux de culte, et le hockey a décidément tous les éléments nécessaires pour devenir une sorte de religion nationale.

De la même façon qu'il n'y a pas de différences fondamentales entre le jeu et le rituel, le « lieu consacré » ne peut se distinguer de façon formelle du terrain. L'aréna, la table de jeu, le cercle magique, le temple, la scène, l'écran, le court de tennis, la cour de justice, etc. sont tous dans leurs formes et leurs fonctions, des terrains de jeu,c'est-à-dire des endroits interdits, isolés, clos, vénérés, à l'intérieur desquels s'appliquent des règles spécifiques. Ce sont tous des mondes provisoires à l'intérieur du monde réel, dédiés à la performance d'un acte séparéNOTE 2.

En déplaçant le hockey à l'intérieur, on a favoriséla transmission de cet acte culturel important.  Et lorsque Lord Stanley, gouverneur général du Canada et représentant de la Reine Victoria, a donné en 1892 un trophée à ce nouveau sport, le sanctuaire a trouvé son calice.

Équipe de hockey Shamrock, Montréal, QC, 1899

La popularité du sport a rapidement pris de l'ampleur, jusqu'à fusionner avec l'âme du Québec et du Canada. Moins de 25 ansse sont écoulés entre le premier match couvert et la naissance de la Coupe Stanley (originellement coupe Dominion Challenge). Bientôt, de grandes équipes à travers tout le Canada se sont mises à se défier afin de la remporter. Cependant, jusqu'à la naissance des Canadiens de Montréal, en 1909, aucune équipe originaire du Canada français ne l'avait gagnée.

 

Genèse d'une équipe

Ce n'est qu'en 1900 que des joueurs francophones ont été autorisés à concourir pour la coupe Stanley. Fait à noter,selon l'historien Michel Vigneault, l'arrivée des catholiques irlandais et français dans la compétition à Montréal était en grande partie due à leur exclusion des autres ligues par les anglo-protestants qui dominaient la province. Les Français et les Irlandais, unis par une religion et des rivaux communs, apprirent à jouer au hockey ensemble. Plus tard, de 1897 à 1909, alors que des catholiques irlandais de la classe moyenne jouaient pour les Shamrocks de Montréal, vainqueurs de la coupe Stanley, l'équipe s'est mise à accueillir dans ses rangs des joueurs francophones.

Les Shamrocks ont aussi encouragé l'ascension de deux nouvelles équipes francophones au sommet du hockey amateur :  le National et  le Montagnard. Les francophones pouvaient aussi jouer à l'Université Laval, aussi bien à Montréal qu'à Québec NOTE 3. Par la suite, on a assisté à une progression rapide du sport dans les quartiers francophones de Montréal. Selon Vigneault, 54,8 % des résidents de Montréal, en 1910, étaient francophones, et parmi les 159 clubs de hockey de la ville, on en comptait 55 composés de canadiens français, soit plus du tiers. Ainsi, au cours de la première décennie du XXesiècle, le paysage culturel québécois était donc prêt pour accueillir l'équipe qui deviendrait un symbole du Canada français. Alors que le Québec francophone vivait sous la domination anglaise, le club de hockey des Canadiens allait donner à tout un peuple une voix sur la glace.

Les frictions à l'intérieur des clubs anglais ont permis la création de l'équipe francophone qui allait se faire connaître sous le nom de glorieux. À une époque où les propriétaires de l'Eastern Canada Hockey Association se contentaient  d'engranger des profits tirés de la patinoire, un industriel catholique irlandais de l'Ontario, le sénateur Michael O'Brien, décide de créer une nouvelle ligue. Le fils de Michael O'Brien, Ambrose, rapporte ainsi les mots de Jimmy Gardener, entraîneur des Wanderers de Montréal qui a collaboré à la création de la ligue : « Je pense que si une équipe entièrement francophone était formée à Montréal, ce serait une vraie carte gagnante. Nous pourrions lui donner un nom canadien français » NOTE 4.

Le 3 décembre 1909, La Presse confirme que la nouvelle équipe portera « le nom de Canadien » et publie une photo de l'entraîneur, joueur et instructeur Jack Laviolette, un vétéran de la première équipe francophone, le National, et des Shamrocks de Montréal. Et c'est ainsi que naît, par désir, souci de revanche et ambition, une des franchises les plus acclamées de l'histoire du sport professionnel.

 

Magie et miracles

Et la magie opère rapidement. De 1909 à aujourd'hui, cinquante-quatre des joueurs de l'équipe sont entrés au Temple de la Renommée, Un nombre qui dépasse celui de toutes les autres équipes existantes. Certains des plus grands joueurs de hockey se sont révélés en portant La Sainte-Flanelle, comme Howie Morenz, Aurèle Joliat, Newsy Lalonde, Maurice Richard, Jacques Plante, Henri Richard, Jean Béliveau, YvanCournoyer, Jacques Lemaire, Guy Lafleur (Le Démon Blond) et bien sûr « Saint» PatrickRoy. Les Canadiens espèrent maintenant que leur gardien de but, Carey « Jesus » se joindra à eux.

Pour bien comprendre pourquoi ces joueurs et leur équipe participent à la cosmologie du supporter, il faut examiner certains évènements clés de l'histoire des Canadiens.

Quand le premier grand « messie »des Canadiens, Howie Morenz, meurt en mars 1937, à la suite d'une fracture de la jambe pendant un match contre Chicago, la ville de Montréal se trouve dans un tel état de traumatisme qu'aucune cathédrale ou basilique n'est assez grande pour contenir son chagrin. Il n'y a qu'un seul endroit pour répondre à ce besoin : le Forum de Montréal. La dépouille de Morenz est déposée au centre de la patinoire, gardée par quatre de ses coéquipiers, et plus de 50 000 personnes défilent devant le cercueil, tandis que 200 000 autres attendent en file dans la rue pour assister aux funérailles - la foule la plus nombreuse à s'être déplacée pour un athlète au Canada.

Canadiens de Montréal, octobre 1942

L'année suivante, l'équipe anglophone des Maroons de Montréal (ironiquement, elle avait été créée par le francophone Donat Raymond en 1924) disparait par suite des conditions économiques de la grande dépression. Les Maroons avaient gagné la Coupe Stanley en 1935 et comptaient parmileurs joueurs beaucoup d'étoiles du hockey. Mais Montréal n'était pas assez grandepour accueillir deux équipes. En outre, il n'était pas question de supprimerles Canadiens, même s'ils traversaient une période de difficultés qui devaitdurer de 1931 à 1944. La population du Québec étaient unie derrière cette équipe, et toute tentative visant à les éliminer aurait conduit à une véritable révolution.

C'est d'ailleurs presque une révolution qui aeu lieu suite à l'expulsion de Maurice Richard  d'un match crucial de la Coupe Stanley, pour avoir frappé un juge de touche. Quand le président de la LNH, Clarence Campbell, a annoncé la suspension de Richard pour le reste de la saison 1955, les Montréalais francophones se sont levés en masse pour protester. Les affrontements avec les supporters de Richard ont causé plus de 100 000 $ de dégâts à l'époque. Ils  symbolisent même les débuts de la Révolution tranquille pour certains auteurs, comme si toute une population s'était levée pour scander le « maîtres chez nous» qui marquerait le Québec des années soixante NOTE 5.

Enfin, toute l'essence religieuse des Canadiens se concentre durant un Vendredi saint de 1984. Ce jour-là, les Canadiens espérent se rapprocher de la Coupe Stanley en gagnant le sixième match contre leurs principaux rivaux, les Nordiques de Québec. Ces derniers étaient passés de la défunte World Hockey Association à la LNH en 1979. La rivalité entre les deux équipes divisait littéralement plus d'un foyer québécois, opposant les pères et les fils, comme si les uns refusaient la croyance des autres. Le Vendredi saint de 1984, les deux équipes arrêtent de jouer et commencent à se battre avec une telle violence que les arbitres renvoient tous les joueurs aux vestiaires afin de les calmer. La mêlée reprend dès leur retour sur la glace. Beaucoup de joueurs sont éliminés et, par conséquent, les Canadiens gagnent  le match (mais pas la Coupe Stanley cette année-là). Cette bagarre est devenue légendaire dans l'histoire du hockey, et sa fureur trouvait sans doute sa source dans le fait que chacune de ces deux équipes se battait pour être reconnues comme la seule foi véritable au Québec.

 

Conclusion

The Bell Centre

Aujourd'hui, les Canadiens ne sont plus la seule équipe à compter des vedettes Canadiennes françaises. Néanmoins, à cause de leur mystique puissante et de leur mythologie immuable, ils sont toujours un symbole de la façon dont les Canadiens francophones se perçoivent. On apprend encore aux enfants à croire en l'équipe et chaque hiver (ou au camp d'entraînement de septembre), les supporters commencent avec une prière pour que, cette année encore, la Sainte Flanelle rapporte la coupe à Montréal. Et comme dans toutes les religions, la foi survit, même si la prière n'est pas exaucée. Au plus profond du cœur des fidèles repose l'espoir, car pour les équipes de hockey, il y a toujours une vie après la mort : Il s'agit  soit d'un défilé de la Coupe Stanley, soit de la saison prochaine. Ou bien l'équipe gagne et elle est alors idolâtrée, ou bien elle s'élèvera à nouveau pour gagner l'année suivante. Bref, avec les Canadiens, on doit simplement croire dans le futur, croire que les Canadiens s(er)ont là. Quant aux chance d'arriver au ciel, avec 24 Coupes Stanley gagnées en à peine un siècle, tous les espoirs sont permis.

 

Michael McKinley 

 

NOTES

1. L'équipe de Creighton gagna 2 à 1.

2. Johan Huizinga, Homo ludens : A Study of the Play-element in Culture, Boston, Beacon Press, 1955, p. 10.

3. Le hockey s'est développé à grande échelle dans les universités anglophones depuis le premier match disputé en intérieur jusqu'au tournant du XXe siècle avec la naissance du hockey professionnel.

4. Cité dans Scott Young et Astrid Young, O'Brien, Toronto, Ryerson Press, 1967, 249 p.

5. David Defelice de l'Université Queen.

 

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Vidéos
  • Des ligues féminines de hockey à la Coupe Stanley (Film en partie muet) Ce film présente plusieurs extraits de parties de hockey d’équipes masculines et féminines des universités et collèges canadiens durant les années 1920 et 1930. On voit aussi des matchs internationaux, notamment lors du championnat mondial de hockey en Suède en 1929, ainsi qu’une partie mettant aux prises les équipes allemande et canadienne au Palais des sports de Berlin. On présente aussi l’équipe de l’armée canadienne jouant en présence du général Montgomery. En 1933, les Rangers de New-York affrontent les Sénateurs d’Ottawa. L’équipe des Maple Leaf de Toronto remporte la Coupe Stanley en 1948.
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  • La passion du hockey à travers le Canada (Film en partie muet) Ce film illustre de façon éloquente la popularité historique et la passion que soulèvent le hockey à travers le Canada. Une partie de hockey à Montréal en 1898; des enfants et des adolescents qui pratiquent ce sport en amateur sur les lacs, les patinoires extérieures, dans les cours d’école, à l’arrière des maisons, dans les arénas et les ruelles. On voit des extraits de plusieurs parties de hockey jouées à différentes époques et dans diverses régions du pays, en 1940 à l’école Saint-Paul l’Ermite, en 1954 au Maple Leaf Gardens, en 1969 en Nouvelle-Écosse, en 1984 à Montréal et à Banff en 2001, avec les Rocheuses en arrière-plan. Des images exceptionnelles.
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