De Gaulle et « Vive le Québec libre! »

par Portes, Jacques

Le général de Gaulle au balcon de l'hôtel de ville de Montréal, 24 juillet 1967. Ville de Montréal.

Le 24 juillet 1967, le président français Charles de Gaulle termine son discours sur le balcon de l’hôtel de ville de Montréal par « Vive le Québec libre! ». Cette extraordinaire formule a fait le tour du monde et a contribué à mettre le Québec sur la carte, tout particulièrement celle de la France. Cet événement n’est pas l’aboutissement normal des relations entre la France et le Québec, mais se situe plutôt en rupture complète avec ceux qui ont précédé, et ce, depuis la reprise des relations commerciales en 1855. Pour la première fois, un visiteur français décide de venger la défaite de 1763 en faisant fi des susceptibilités d’Ottawa, de Londres ou de Washington, qu’il irrite néanmoins. De cet événement date l’étroitesse des relations franco-québécoises, maintenues par les gouvernements successifs.


Article available in English : Charles de Gaulle and “Vivre le Quebec Libre!”

 

Une déclaration marquante

La déclaration du général de Gaulle « Vive le Québec libre! » est un événement marquant de l’histoire récente du Québec. Elle est entrée dans la mémoire collective comme un symbole de la montée du nationalisme au cours des années 1960 et 1970. Ce discours est aujourd’hui l’objet de diverses réutilisations. Le film tourné à cette occasion est accessible sur de nombreux sites Web. Ses principaux passages sont fréquemment diffusés dans les médias et l’extrait le plus percutant a été utilisé par un groupe musical en vue(NOTE 1).

De Gaulle et le Canada

Le général de Gaulle s'adressant à la foule sur la colline Parlementaire à Ottawa, le 11 juillet 1944. BAC.

Le général de Gaulle aurait découvert l’histoire de la Nouvelle-France en 1913 dans une conférence prononcée pour ses collègues sous-lieutenants, au sujet des héros qui l’inspiraient : « Jeanne d’Arc, Du Guesclin et Montcalm ». Puis en 1937, il l’a retrouvée à l’occasion d’un devoir scolaire de son fils portant sur la perte du Canada par la France(NOTE 2). Il a l’occasion de ranimer ses souvenirs lors des trois voyages qu’il effectue au Canada en 1944, 1960 et 1967. Les 11 et 12 juillet 1944, il entreprend son premier voyage à Ottawa avant de se rendre au Québec. Il parvient, au cours d’une conférence de presse, à faire comprendre qu’il était profondément catholique et non un républicain athée, afin d’apaiser les élites cléricales de la province, mais il eut peu de contact avec les habitants, très peu nombreux sur son passage. Sa personne n’était pas en cause, mais durant les années de guerre, l’opinion canadienne-française a été divisée presque à égalité entre une sympathie de principe pour le maréchal Pétain et les valeurs qu’il incarnait et une admiration pour les exploits de la France libre, dont Élizabeth de Miribel et Gabriel Bonnaud ont été les fidèles et officiels propagandistes au Québec(NOTE 3). Du 18 au 21 avril 1960, Charles de Gaulle, président de la République française, se rend tour à tour à Ottawa, à Québec et à Montréal. L’accueil officiel est chaleureux, mais le public est partout tiède et clairsemé, y compris à Montréal.

Dans le premier tome des Mémoires d’espoir, de Gaulle tire des conclusions prudentes de ces premiers contacts : « En quittant ce pays, je me demande si ce n’est pas grâce à l’institution d’un État de souche française, à côté d’un autre de souche britannique, coopérant entre eux dans tous les domaines librement et de préférence, associant leur deux indépendances afin de les sauvegarder, qu’un jour le Canada effacera l’injustice historique qui le marque, s’organisera conformément à ses propres réalités et pourra rester canadien. » Le 4 septembre 1963, la pensée de Charles de Gaulle a évolué et il précise : « Nous devons, avant tout établir une coopération particulière avec le Canada français et ne pas laisser noyer ce que nous faisons pour lui et avec lui dans une affaire concernant l’ensemble des deux Canada. D’ailleurs, le Canada français deviendra nécessairement un État et c’est dans cette perspective que nous devons agir. »

Vive le Québec libre

Le pavillon de la France à Expo 67. Gabor Szilazi/BAnQ.‎

Il faut attendre 1967 pour que se produise la troisième visite de Charles de Gaulle. L’occasion offerte par l’Exposition universelle « Terre des Hommes » ne présage nullement une visite politique, qui romprait avec la longue tradition de prudence des visiteurs français que de nombreux chefs d’État avaient observée sans autre forme de procès. Pourtant, le président français ne se place plus dans la lignée de Belvèze, Drouyn de Lhuys ou Fayolle, qui l’avaient précédé en 1855 et 1921, car il ne s’inquiète nullement des « susceptibilités britanniques » ou canadiennes. Les rapports de la France avec la Grande-Bretagne sont détestables, du fait que le général s’oppose à son entrée dans le Marché commun, et celui-ci en est arrivé à rejeter le modèle canadien d’État fédéral, alors qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale il avait été, un moment, séduit pas son essor moderne. Comme lui à cette époque, Pierre Mendès France, venu en visite officielle au Canada en 1954, admire le Canada ; il est un ami du premier ministre Lester B. Pearson et n’a eu qu’une « conversation restée protocolaire » avec Maurice Duplessis(NOTE 4).

Sur ces nouvelles bases, le général de Gaulle est décidé à parler pour les « Français du Canada » et à répondre à un accueil que tous les observateurs annoncent très chaleureux. Cette décision est soulignée par le refus du président français d’atterrir à Ottawa, pour respecter le protocole diplomatique, et de choisir plutôt d’arriver sur le croiseur Colbert à Québec, où les formalités fédérales seront nécessairement réduites. Ce dispositif permet de faire la route jusqu'à Montréal par le chemin du Roy où, à chaque étape, l’accueil se fait de plus en plus enthousiaste sous le soleil de juillet, avec foules en délire et arcs de triomphe dans les villages. Les discours du général s’animent au fur et à mesure qu’il progresse vers Montréal et Charles de Gaulle laisse percer sa sympathie pour le Québec. L’accueil des Québécois est exceptionnel par sa chaleur et, finalement, disproportionné par rapport aux intentions officielles qui consistent en une simple visite de l’Exposition universelle.

L’enthousiasme des Québécois

Arrivée du général de Gaulle à l'hôtel de ville de Montréal, 24 juillet 1967. Archives de la Ville de Montréal.‎

En juillet 1967, avant même son arrivée à Montréal, les Québécois réservent un accueil tout à fait extraordinaire au président de la République française, un accueil digne des événements les plus marquants de la vie politique du pays. Les Québécois sont fiers de leurs progrès nationaux et le font savoir au chantre de la grandeur de la France, sans demander plus que cela. Mais cette fois, l’éminent visiteur ne suit pas l’exemple de ses prudents prédécesseurs comme il l’a souligné dès 1963 : « Nous n’irons pas fêter à Montréal, en 1967, le centenaire de la Confédération canadienne, comme le voudraient les Anglais du Canada et les fédéraux. Si nous y allons, ce sera pour fêter deux cents ans de fidélité des Canadiens français à la France(NOTE 5). »

Le 24 juillet, dans son discours soigneusement préparé délivré du balcon de l’hôtel de ville de Montréal, le général exprime une émotion qui rappelle celle de son collègue Fayolle, 45 ans plus tôt, car si le président français provoque consciemment une rupture, l’accueil québécois est le même :

« C’est une immense émotion qui remplit mon cœur en voyant devant moi la ville de Montréal française. Au nom du vieux pays, au nom de la France, je vous salue. Je vous salue de tout mon cœur. Je vais vous confier un secret que vous ne répéterez pas. Ce soir ici, et tout le long de ma route, je me trouvais dans une atmosphère du même genre que celle de la Libération. Et tout le long de ma route, outre cela, j’ai constaté quel immense effort de progrès, de développement et, par conséquent d’affranchissement, vous accomplissez ici. Et c’est à Montréal qu’il faut que je le dise, parce que, s’il y a au monde une ville exemplaire par ses réussites modernes, c’est la vôtre. Je dis la vôtre et je me permets d’ajouter c’est la nôtre. […] La France entière sait, voit, entend ce qui se passe ici. Et je puis vous dire qu’elle en vaudra mieux. Vive Montréal. Vive le Québec. Vive le Québec libre ! Vive le Canada français et vive la France(NOTE 6)! »

Le général de Gaulle salue la foule, 24 juillet 1967. Archives de la Ville de Montréal.‎

La foule reste d’abord interdite devant cette déclaration inattendue, avant d’exploser en longues acclamations. Or ce cri, « Vive le Québec libre! », était le slogan du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), dont les militants ont beaucoup fait pour soulever l’enthousiasme de la foule qui se pressait au pied de l’hôtel de ville de Montréal. Pour la première fois dans les relations entre la France et le Québec, le contact direct s’établissait entre le visiteur et ses hôtes déchaînés. À son retour de Montréal, le président expliquera son geste à son aide de camp, qui n’avait pas fait le déplacement : « Ah ! si vous aviez vu cet enthousiasme. Ils s’attendaient à un appui de la France pour les aider. J’ai donc déclenché le contact. En fait, il se peut que cela ait été un peu prématuré…, mais je suis vieux, c’était l’occasion ou jamais. Qui d’autre, après moi, aurait eu le culot de dire cela si je ne l’avais pas dit(NOTE 7)

Quelles étaient les intentions exactes du président français, dont on sait qu’il a préparé son intervention avec soin pendant la traversée de l’océan Atlantique et qu’il ne s’est nullement laissé emporter par l’enthousiasme ambiant? Sa formation intellectuelle a été celle d’un jeune homme catholique de bonne famille d’avant la Première Guerre mondiale, donc encore baignée dans les certitudes du XIXe siècle. Pour lui, le Québec est une nationalité homogène — d’origine et de culture françaises, d’où l’appellation de Français du Canada — dont le développement naturel est l’accession au statut de nation. De Gaulle croit que son rôle est d’accélérer ce processus afin que la souche française soit renforcée, et sa péroraison de Montréal est une manière d’y parvenir.

Le général de Gaulle. Archives de la Ville de Montréal.‎

Au-delà de l’enthousiasme du moment et du mécontentement d’Ottawa, beaucoup de Québécois se sont posé des questions sur la signification du cri proféré par le général de Gaulle : que voulait-il exactement? Était-ce dans l’intérêt du Québec de le suivre? Fallait-il se laisser instrumentaliser par un homme qui parlait de « Français du Canada »? À la suite de cette déclaration fracassante, René Lévesquea décidé de retarder de quelques mois la fondation du Mouvement souveraineté-association, ébauche du Parti québécois, pour ne pas paraître à la remorque du président de Gaulle. Quant au premier ministre d’alors, Daniel Johnson, il a voulu freiner l’enthousiasme du général pour ne pas se laisser entraîner là où il ne voulait pas aller, du moins pas si vite : « Nous sommes d’accord pour une certaine intégration du Canada français au sein de l’univers francophone. Mais, Monsieur le Président, il faut que je sois réaliste. Nous avons des problèmes économiques très importants et mon premier devoir, c’est celui de la responsabilité(NOTE 8). »

En dépit de ces réticences et d’un accueil très réservé en France et dans le monde, la coopération franco-québécoise connaît à partir de 1967 une accélération remarquable et, surtout, cette coopération ne sera pas remise en cause par aucun des gouvernements successifs de la France et du Québec, même si certains de leurs membres avaient été très critiques à l’égard du « Vive le Québec libre! ». Envers le Québec, Charles de Gaulle a tranché avec la timidité de ses prédécesseurs, mais son intervention tonitruante n’a pas suffi pour que le Québec accomplisse son destin de nation indépendante, que le président français avait cru inévitable et prochain.

Une déclaration qui résonne encore au Québec

Statue du général de Gaulle à Québec. Photo: Martin Fournier‎

Cette visite du général de Gaulle et, surtout, son discours au balcon de l’hôtel de Ville de Montréal ont été aussitôt insérés dans la légende du nationalisme québécois. La mémoire de Charles de Gaulle est présente à divers endroits du territoire québécois. Quatorze voies de communication rappellent son nom, deux lacs, un parc public et le pont Charles-De Gaulle qui, précisément, relie l'île de Montréal à Terrebonne sur le parcours emprunté par le général en 1967. Ce nom lui a été attribué en 1985 à l’occasion du 15e anniversaire du décès de Charles de Gaulle. À Montréal à l’occasion du 350e anniversaire de Montréal et du 25e anniversaire de sa célèbre déclaration, un obélisque de 17 mètres de hauteur a été érigé en 1992 à la place Charles-De Gaulle. À Québec en 1997, on a aussi commémoré la visite du général de Gaulle par l’inauguration controversée d’une statue sur la place Montcalm, à quelques pas d’un monument érigé à la gloire de Montcalm. Enfin, en 2007, le 40e anniversaire du « Vive le Québec libre! » a donné lieu à de nombreux articles dans les journaux et à des reportages télévisés : nouvelle occasion pour analyser les intentions du général et spéculer sur l’impact de sa déclaration sur le nationalisme québécois. Rarement un discours politique a été l’objet d’une telle réappropriation.

En France, de Gaulle est célébré dans de multiples manifestations, mais jamais spécifiquement pour « Vive le Québec libre! », alors qu’au Québec, ce seul cri justifie l’inscription dans le patrimoine.

 

Jacques Portes
ProfesseurUniversité de Paris-VIII, Saint-Denis

 

NOTES

1. Le groupe de rap francophone Loco Locass a utilisé l’extrait « Vive le Québec libre » du général de Gaulle dans un de ses vidéoclips.

2. Michel Jobert, Par trente-six chemins, Paris, Albin Michel, 1984, p. 174.

3. Philippe Prévost, La France et le Canada : d’une après-guerre à l’autre, 1918-1944, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 1994, 492 p. Voir également Éric Amyot, « Vichy, la France libre et le Canada français : bilan historiographique », Bulletin d’histoire politique, vol. VII, no 2, hiver 1999, p. 9-17.

4. Lettre de Pierre Mendès France à Jacques Portes, 4 octobre 1982.

5. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, t. 3 : « Tout le monde a besoin d'une France qui marche », Paris, Éditions de Fallois et Fayard, 2000, p. 311.

6. « Discours du général de Gaulle, Montréal, 24 juillet 1967 », dans Jacques Portes, Le Canada et le Québec au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 1994, p. 124.

7. Cité dans Pierre Godin, Daniel Johnson, t. 2 : 1964-1968, La difficile recherche de l’égalité, Montréal, Éditions de l’Homme, 1980, p. 227.

8. Ibid., p. 259.

 

BIBLIOGRAPHIE

Godin, Pierre, Daniel Johnson, t. 2 : 1964-1968, La difficile recherche de l’égalité, Montréal, Éditions de l’Homme, 1980, 403 p.

Lescop, Renée, Le pari québécois du général de Gaulle, Montréal, Boréal express, 1981, 218 p.

Peyrefitte, Alain, C’était de Gaulle, t. 3 : « Tout le monde a besoin d'une France qui marche », Paris, Éditions de Fallois et Fayard, 2000, 680 p.

Portes, Jacques, « Les États-Unis et le “Vive le Québec libre” du général de Gaulle », Bulletin d’histoire politique, vol. XV, no 1, automne 2006, p. 227-231.

 

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Vidéo
  • Visite de Charles de Gaulle en 1967 Le général Charles de Gaulle débarque à Québec le 23 juillet 1967 à l’occasion du centième anniversaire de la Confédération canadienne. Il visite divers endroits réputés de la région de Québec en présence d’une foule impressionnante. Le lendemain, il se rend à Montréal par le Chemin du Roy. Partout sur son passage, une foule nombreuse le salue et l’acclame. Arrivé à Montréal, le Général se rend à l’Hôtel de Ville où il fait sa célèbre déclaration : « Vive le Québec libre! » devant une foule évaluée à 15 000 personnes. Cet « incident diplomatique » provoque l’annulation de sa visite à Ottawa et le retour précipité du général De Gaulle en France.
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