Alfred Laliberté (1878-1953) : la sculpture au service de l’histoire et de l’ethnologie

par Vallée, Anne-Élisabeth

Alfred Laliberté dans son atelier de sculpture

Alfred Laliberté a bel et bien été le « grand sculpteur du terroir » canadien-français. Faisant véritable œuvre d’ethnologue, il a coulé dans le bronze, pour les générations futures, quelque 214 statuettes qui témoignent des légendes, métiers et coutumes d’antan. Élevés en l’honneur des gloires nationales, ses monuments commémoratifs – qui ornent aujourd’hui plusieurs places publiques de la province – rappellent les élans patriotiques de la société québécoise au cours des premières décennies du XXe siècle. Saluée par la critique du vivant de l’artiste, sa production fait désormais l’orgueil des principaux musées canadiens et québécois.

 

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 L’œuvre d’Alfred Laliberté aujourd’hui

«La Charitable mesurant de l'indienne», sculpture d'Alfred Laliberté

Ayant acquis une réputation enviable de son vivant, Alfred Laliberté a mené une carrière prolifique. Il a réalisé quelque 925 sculptures en bronze, marbre, plâtre et bois, sans compter environ 500 toiles jugées de « moindre intérêt » (NOTE 1). Ses monuments commémoratifs et funéraires de même que ses statues de personnages historiques peuvent aujourd’hui être admirés un peu partout au Québec, mais principalement à Montréal et à Québec. Laliberté est en outre l’un des sculpteurs québécois les mieux représentés dans les collections muséales québécoises et canadiennes. Le Musée national des beaux-arts du Québec, par exemple, conserve plus de 200 œuvres de l’artiste, dont la considérable série de bronzes consacrée aux légendes, métiers et coutumes disparus. Depuis le décès du sculpteur survenu en 1953, son œuvre a fait l’objet de plusieurs publications et expositions, parmi lesquelles l’importante rétrospective présentée au Musée des beaux-arts de Montréal en 1990. Huit ans plus tard, sa production, mise en parallèle avec celle du grand sculpteur français Auguste Rodin, a connu un rayonnement particulier grâce à l’exposition Laliberté et Rodin, présentée au Musée du Québec (NOTE 2).

 

De Sainte-Élizabeth-de-Warwick à Paris : la formation d’un sculpteur

Alfred Laliberté, sculpteur

Alfred Laliberté naît le 19 mai 1878 à Sainte-Élizabeth-de-Warwick, dans la région des Bois-Francs. Durant l’adolescence, il sculpte ses premières œuvres sur bois. Son travail est bientôt remarqué par un industriel et homme politique de la région, Napoléon-Charles Cormier, qui l’incite à suivre une formation au Conseil des arts et manufactures, à Montréal.

En 1902, encouragé par ses professeurs et soutenu financièrement par une souscription publique, le jeune sculpteur part pour la France où il poursuit sa formation à l’École des beaux-arts de Paris. Dans l’atelier du sculpteur Gabriel-Jules Thomas, puis dans celui de son successeur Antonin Injalbert, Laliberté développe son savoir-faire tout en se familiarisant avec les rudiments et le vocabulaire propre à la sculpture monumentale, genre en pleine expansion tant en France qu’au Canada.

Durant ses temps libres, il profite de son séjour à Paris pour visiter les musées et les salons, où il découvre notamment la production d’Auguste Rodin. À l’instar de son compatriote Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté, dont il fait la connaissance en France et avec lequel il se lie rapidement d’amitié, Laliberté est particulièrement sensible aux œuvres inspirées de la vie rurale. D’ailleurs, les sculptures qu’il expose au Salon de la Société des artistes français témoignent déjà de cet intérêt – qu’il conservera durant toute sa carrière – pour des sujets anecdotiques liés au folklore et au terroir canadiens. Au Salon de 1905, ses Jeunes Indiens chassant lui valent une mention honorable, la première délivrée à un sculpteur canadien-français, comme s’empressent de le signaler les journaux au Québec.

 

Le « grand sculpteur du terroir »

«Le bûcheron», sculpture d'Alfred Laliberté

À l’automne 1907, quelques mois à peine après son retour au pays, Laliberté présente au Monument National sa première exposition individuelle composée d’œuvres modelées durant son séjour de formation en Europe. Le public montréalais a alors l’occasion de voir certaines compositions qui ont été exposées au Salon des artistes français, notamment la Femme au Seau (ou la Travailleuse canadienne), qui deviendra l’une des œuvres les plus célèbres de l’artiste. Dans les journaux, les critiques d’art publient des articles élogieux sur le travail du sculpteur. Leur attention est en particulier retenue par une série de statuettes en terre cuite et en plâtre aux titres évocateurs : Le Bûcheron, Le Coureur des bois, Le Violoneux, etc. C’est son intérêt marqué pour les thèmes liés au folklore et au monde rural qui vaut à Alfred Laliberté, dès décembre 1907, d’être qualifié de « grand sculpteur du terroir » (NOTE 3).

 

L’âge d’or de la sculpture commémorative au Québec

Proposition d'Alfred Laliberté pour le monument à Louis Hémon

Malgré son intérêt manifeste pour les sujets relatifs au terroir, Laliberté cherche toutefois dès son retour au Canada à se tailler une place dans le domaine de la sculpture monumentale, principale activité rémunératrice pour les sculpteurs québécois à cette époque. En effet, depuis la fin du XIXe siècle, l’heure est à la découverte de l’histoire de la nation et à la commémoration de ses héros. Aux quatre coins de la province, des monuments sont élevés à la mémoire des découvreurs, des fondateurs, des grands généraux et des membres influents du clergé.

Afin d’obtenir des commandes pour de tels monuments, les sculpteurs sont invités à participer à des concours où la compétition est relevée. Faisant non seulement face au « sculpteur national » Louis-Philippe Hébert mais également à des sculpteurs étrangers dans plusieurs cas, Laliberté soumet en vain des maquettes lors de différents concours en 1908 et 1909.

 

Les statues de la façade du Parlement à Québec

Monument Jean Talon, vers 1923

En 1910, Laliberté reçoit sa première commande prestigieuse : il est chargé par le gouvernement provincial d’exécuter deux statues destinées à la façade de l’Hôtel du Parlement à Québec. Ce vaste chantier, élaboré par l’architecte Eugène-Étienne Taché vers 1880, comprend un important programme statuaire devant former un véritable panthéon des gloires nationales. Jusqu’alors, seuls les services de Louis-Philippe Hébert avaient été retenus pour la réalisation de ce programme. À l’instar d’Hébert, Laliberté retourne à Paris afin d’exécuter et de faire couler en bronze les figures en pied (grandeur nature) de deux missionnaires jésuites, les pères Jacques Marquette et Jean de Brébeuf. À son retour au Canada en 1911, le sculpteur ramène les deux statues qui sont installées sur la façade de l’édifice. Les journalistes québécois ne manquent pas de rappeler que Le Père Marquette a été présenté au Salon à Paris au printemps 1911 et qu’il a attiré les éloges des critiques français.

Satisfait de son travail, le gouvernement du Québec fera à nouveau appel à lui pour sculpter les statues qui orneront quatre socles du rez-de-chaussée de la façade du Parlement. En 1916, Laliberté réalise celles du premier intendant de la Nouvelle-France, Jean Talon, et de l’un des gouverneurs général du Régime anglais Lord Dorchester. Cinq ans plus tard, on lui commande la sculpture du premier ministre du Canada-Uni, Robert Baldwin, et l’année suivante, celle de Pierre Boucher, seigneur de Boucherville.  

 

Des monuments à la gloire des héros de la nation

Dollard des Ormeaux

Au cours de sa carrière, Alfred Laliberté modèlera ainsi près d’une vingtaine de monuments commémoratifs et funéraires, qui ornent aujourd’hui des places publiques et des cimetières dans différentes régions du Québec. Outre leur mérite artistique, ces monuments témoignent de la ferveur patriotique qui animait la société québécoise pendant les premières décennies du XXe siècle. La plupart de ces projets, visant à rendre hommage aux héros de la nation, sont le fruit d’initiatives privées et ont été financés grâce à des souscriptions publiques. 

En 1913, la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec se propose de faire ériger un monument en l’honneur de Louis Hébert, premier colon français établi en Nouvelle-France. Le sujet de l’œuvre – « une apothéose de l’agriculture » (NOTE 4) – interpelle Laliberté qui remporte le concours en 1916. Le projet soumis par le sculpteur comprend non seulement la figure du colon, mais aussi, à la base du socle, celle de sa femme accompagnée de ses enfants et celle de son gendre Guillaume Couillard. Le monument est inauguré en grandes pompes deux ans plus tard en face de l’hôtel de ville de Québec. Il a depuis été relocalisé au parc Montmorency.

Considéré comme son chef-d’œuvre dans le genre commémoratif (NOTE 5), le monument à Dollard des Ormeaux s’élève quant à lui au parc La Fontaine à Montréal depuis son inauguration en 1920. Laliberté y a représenté le héros de la bataille du Long-Sault en pleine action, enjambant un compatriote blessé gisant au sol. Une figure allégorique symbolisant la France surplombe le héros, l’incitant à poursuivre le combat contre les Iroquois afin d’assurer la sauvegarde de la colonie. L’érection de ce monument constitue un moment fort dans l’élaboration du mythe de Dollard des Ormeaux comme héros national.   

Parmi les œuvres commémoratives les plus marquantes de Laliberté, mentionnons également, dans la région de Montréal, la fontaine de La Fermière érigée devant le marché Maisonneuve, le monument aux Patriotes de 1837-1838, situé devant la Prison du Pied-du-Courant, le tombeau de Wilfrid Laurier au Cimetière Notre-Dame-des-Neiges, et le monument au Curé Labelle à Saint-Jérôme.

 

Pour la sauvegarde du folklore canadien-français

La chasse-galerie, 1928-1932

Malgré ces nombreuses commandes de monuments commémoratifs qui accaparent une part importante de son activité, Laliberté poursuit néanmoins sa production liée au terroir et au folklore. Il attribue à son origine rurale son goût particulier pour ces sujets. « Je fis du terroir parce que je suis né à la campagne, j’y ai grandi, vécu et j’ai compris le poème des champs et je me suis associé au travail de la terre en tenant la hache, la bêche, la pioche », affirme-t-il dans ses Souvenirs (NOTE 6). Le sculpteur peut donc puiser dans ses souvenirs d’enfance pour reproduire les gestes et les attitudes de ses figures.

Laliberté partage toutefois avec plusieurs de ses contemporains l’aspiration de rendre compte de cet univers culturel menacé par les transformations rapides que subit la société dans les premières décennies du XXe siècle. À cette époque, les premiers folkloristes et ethnologues canadiens-français, notamment Édouard-Zotique Massicotte et Marius Barbeau, répertorient les chansons, les contes et les légendes transmises jusqu’alors de façon orale. De même, des artistes tels qu’Henri Julien et Edmond-Joseph Massicotte cherchent, à l’instar de Laliberté, à immortaliser dans leurs œuvres les traditions populaires et le mode de vie rural. Son ami et collègue Suzor-Coté réalisera d’ailleurs, dans le même esprit, plusieurs portraits de paysans et sculptera même des statuettes dans un style très proche de celles de Laliberté. 

 

La série des « légendes, métiers et coutumes de la Nouvelle-France »

«Édouard Tassé se battant avec le diable», sculpture d'Alfred Laliberté

Ce n’est qu’en 1917 que Laliberté conçoit l’idée de créer sa série, désormais célèbre, de statuettes dédiées aux légendes, métiers et coutumes du passé. Le projet initial devait regrouper une cinquantaine de pièces, qu’il avait l’intention de vendre à des particuliers. Par l’entremise de son ami Édouard-Zotique Massicotte, archiviste à la ville de Montréal, Laliberté parvient toutefois à susciter l’intérêt du gouvernement du Québec qui s’engage, en 1928, à acquérir la série pour le nouveau Musée de la Province (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec). Encouragé par ce mécénat, le sculpteur exécutera jusqu’en 1932 un total de 214 pièces en bronze, reprenant certains sujets déjà traités auparavant, d’autres lui étant suggérés par Massicotte. Deux ans plus tard, la série fait l’objet d’une publication par la Librairie Beauchemin, dans laquelle une centaine de statuettes sont illustrées et commentées par Massicotte.  

Les bronzes de cette série appartiennent à quatre thématiques générales, soit les légendes, les coutumes, les métiers et les « types canadiens » (par exemple L’Ouvrier et Le Cultivateur). Comme certains critiques le feront remarquer dès les années 1930, l’intérêt de la série réside principalement dans son caractère ethnologique. En effet, les œuvres de Laliberté permettent de redécouvrir des légendes parfois obscures telles que La Tête à Pierre et Le Baptême du sang, des coutumes comme La « Donaison » et L’Eau de Pâques, et un grand nombre d’occupations traditionnelles, dont L’Allumeur de réverbères et L’Arracheur de dents. Quant au mérite artistique, il varie selon les œuvres, plusieurs critiques ayant déploré le traitement répétitif et plutôt statique des compositions. Certaines statuettes se distinguent pourtant par la simplification de leurs formes et leur originalité : songeons à cet égard à La Corriveau, au Semeur ou à La Chasse-Galerie.

 

Un patrimoine artistique, culturel et ethnologique

Plâtre du monument Jacques Marquette, vers 1923

L’œuvre d’Alfred Laliberté est aujourd’hui accessible dans divers lieux publics québécois et dans la plupart des musées du Québec et du Canada. Cette collection de plus de 900 sculptures constitue certainement, pour la société québécoise, un riche patrimoine artistique qui témoigne de deux courants majeurs de l’histoire de l’art canadien, soit la sculpture commémorative et le régionalisme. Élevés en l’honneur des héros de la patrie, les monuments de Laliberté sont également la trace toujours visible dans l’environnement urbain d’une idéologie axée vers le passé. Quant à ses statuettes de la série des légendes, métiers et coutumes d’antan, elles ont fixé dans le bronze tout un savoir longtemps transmis de façon orale, leur assurant ainsi une forme d’éternité.

 

 

Anne-Élisabeth Vallée

Historienne d'art, Université Laval

 

 

 

 

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Photos

Notes

1. John R. Porter, « Laliberté, Alfred », L’Encyclopédie canadienne, site consulté le 18/08/11 [en ligne].

2. Odette Legendre, Laliberté et Rodin, Québec, Musée du Québec, 1998, 101 p. Nièce du sculpteur, Odette Legendre a également publié une biographie de Laliberté, ainsi que plusieurs de ses écrits. Legendre, Alfred Laliberté, sculpteur, Montréal, Boréal, Société Radio-Canada, 1989, 331 p. Alfred Laliberté, Alfred Laliberté : Mes souvenirs, présenté par Odette Legendre, Montréal, Boréal, 1978, 270 p. Laliberté, Les Artistes de mon temps, texte établi, présenté et annoté par Odette Legendre, Montréal, Boréal, 1986, 305 p. Laliberté, Pensées et réflexions, présentées par Odette Legendre, Québec, Septentrion, 2008, 164 p.

3. F. J. Lamberet, « Le Salon », Le Canada, 12 décembre 1907, p. 10.

4. « L’inauguration du monument Hébert », L’Action catholique, 31 août 1918, p. 1.

5. Yves Lacasse, « Le monument aux Patriotes d’Alfred Laliberté », Annales d’histoire de l’art, vol. XVIII, no 1, 1997, p. 56.

6. Laliberté, Alfred Laliberté : Mes souvenirs, p. 201.

Bibliographie

Drouin, Daniel, « Les monuments commémoratifs au Québec (1880-1930) », dans Daniel Drouin (Dir.), Louis-Philippe Hébert, Québec, Musée du Québec, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 2001, p. 146-155.

Laliberté, Alfred, Alfred Laliberté : Mes souvenirs, présenté par Odette Legendre, Montréal, Boréal, 1978, 270 p.

Laliberté, Alfred, Légendes, coutumes, métiers de la Nouvelle-France : bronzes d’Alfred Laliberté, préface de Charles Maillard, Montréal, Librairie Beauchemin limitée, 1934, 122 p.

Cloutier, Nicole, Laliberté, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 1990, 215 p.

Lacasse, Yves, « Le monument aux Patriotes d’Alfred Laliberté », Annales d’histoire de l’art, vol. XVIII, no 1, 1997, p. 29-66.

Legendre, Odette, Alfred Laliberté, sculpteur, Montréal, Boréal, Société Radio-Canada, 1989, 331 p.

Legendre, Odette, Laliberté, Saint-Laurent, Fides, 2001, 187 p.

Legendre, Odette, Laliberté et Rodin, Québec, Musée du Québec, 1998, 101 p.

Martin, Denis, « “Les héros de la patrie” : la façade du parlement », Cap-aux-Diamants : la revue d’histoire du Québec, vol. 1, no 4, 1986, p. 9-13.

Montpetit, Raymond, « Alfred Laliberté et la célébration de l’histoire », Vie des arts, vol. 23, no 94, 1979, p. 22-26.

Porter, John R., Pour la mémoire du sculpteur Alfred Laliberté (1878-1953), Essai critique en marge d’une exposition, Sainte-Foy, Département d’histoire de l’Université Laval, 1993, 143 p.

 

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