Fumage du poisson au Québec

par Doisne, Mathias et Équipe de rédaction de l'Encyclopédie

Mise en place des harengs dans les fumoirs, 2008

L’exposition d’aliments, le plus souvent d'origine animale, à la fumée de bois pour en assurer la conservation et l'aromatisation est une technique pratiquée depuis longtemps par l'Homme et, tout particulièrement, par les Amérindiens. Avec l'arrivée en Nouvelle-France des premiers colons, qui éprouvent certaines difficultés à s'adapter à leur nouveau milieu de vie, on observe rapidement un transfert culturel de cette technique autochtone. Moins pratiqué que le salage ou le saumurage, techniques de conservation privilégiées par les Européens, voire que la congélation, qui tire profit des hivers rigoureux de la vallée du Saint-Laurent, le fumage s'intègre tout de même aux pratiques alimentaires qui s'élaborent au fil des siècles au Québec. On en trouve encore aujourd’hui des manifestations dynamiques et l'industrie du fumage demeure bien vivante.

 

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Un patrimoine ancien

Harengs fumés par la famille Cloutier de façon artisanale, Percé, Gaspésie, 2008

La pratique de fumer les aliments serait très ancienne. Le processus de fumaison (NOTE 1), pour l’essentiel inchangé depuis des siècles, requiert des connaissances précises puisqu’il faut savoir contrôler la densité de la fumée, la température du fumoir et, bien sûr, l'humidité du produit. Une certaine intuition, parfois le fruit de nombreuses années d'expérience, est bien souvent nécessaire. Transmise depuis des générations, cette méthode ancestrale s'est perpétuée jusqu'à nos jours et demeure profondément ancrée dans certains territoires.

Cette technique laisse des traces visibles sur le plan matériel, avec ses fumoirs reconnaissables à leur forme atypique, et sur le plan immatériel, à travers un savoir-faire complexe et un nombre important de recettes de poisson fumé. Cet ancien moyen de conservation a été supplanté par plusieurs autres plus efficaces, de sorte que la fumaison est surtout employée aujourd'hui pour donner une saveur particulière au poisson et à quelques autres produits alimentaires. On trouve notamment des boucanières à Cap-Pelé, au Nouveau-Brunswick, ainsi que de nombreux fumoirs artisanaux établis principalement sur les rives du fleuve Saint-Laurent et dans toute la province. Le Fumoir Cascapédia situé le long de la rivière Cascapédia en Gaspésie, le Fumoir St-Antoine dans Charlevoix, les Pêcheries Lauzier à Kamouraska ou encore le Fumoir d'Antan aux Îles-de-la-Madeleine sont des exemples. Le poisson fumé fait d’ailleurs partie de la grammaire gastronomique du Québec, ayant ses entrées aux meilleures tables.

 

Une pratique qui remonte aux Premières Nations

Brin de scie se consumant lentement pour la fumaison du hareng, Fumoirs d'Antan aux Îles-de-la-Madeleine, 2008

La technique du fumage a été particulièrement développée et pratiquée dans les Amériques. Le mot boucanerie, autre terme pour désigner la fumaison dans certaines régions du Québec et de l’Acadie, tire son origine du mot amérindien boucan, qui, chez les Tupis, grande nation autochtone des Caraïbes et de l'Amérique latine, désignait un gril pour fumer le poisson et les viandes (NOTE 2).

Autrefois, la fumaison pratiquée par les Premières Nations du Québec et du Canada était un moyen de parer aux périodes de famine ou de disette qui survenaient le plus souvent l'hiver, lorsque l'agriculture était impossible et que la chasse ou la pêche s’avéraient plus difficiles. Les Amérindiens fumaient alors de grandes quantités de poissons pour se constituer des réserves et assurer leur subsistance sur une longue durée. La fumée entraîne une lente déshydratation et, par ses propriétés antioxydantes et antibactériennes, protège les denrées alimentaires de la prolifération des bactéries, des champignons et des moisissures, sans diminuer leur valeur nutritive. Dans les périodes où la pêche est abondante, les Autochtones consomment beaucoup de poisson frais, puis, le reste de l'année, du poisson qu’ils ont fumé alors qu'il était disponible. Chez les Iroquois, par exemple, l'anguille est pêchée et consommée fraîche de septembre à octobre, puis sous forme fumée pendant la saison froide. 

Harengs en attente d'être préparés pour la fumaison, 2008

Tous les types de poissons peuvent être fumés, les petits comme les gros, allant du saumon ou de l'esturgeon au hareng ou à la truite, en passant par l'alose et le maquereau. Dans un premier temps, le poisson est vidé, étêté, puis nettoyé avant d'être mis à sécher. Ensuite, le poisson est tailladé pour faciliter la pénétration de la fumée dans la chair et suspendu par la queue ou posé sur des claies de bois au-dessus d'un feu, à une distance suffisante pour permettre la fumaison tout en évitant la cuisson. Les Autochtones privilégient une méthode qui peut s'apparenter à un fumage à froid avec une fumaison à l'air libre qui se distingue d'une fumaison à chaud dans un environnement clos. Cette forme de fumage à froid implique un temps de fumaison plus long, mais permet de prolonger la durée de conservation du produit tout en rehaussant son goût.

Il est à noter que la fumaison telle qu'on la pratique sur le Vieux Continent diffère quelque peu dans son procédé. Tirant son influence des pays nordiques, la fumaison européenne est le plus souvent précédée d'une salaison ou d'un saumurage, ce qui n'est pas le cas chez les Amérindiens, qui n'utilisent aucun condiment ni épice.

 

La transmission aux colons européens

Les premiers colons de la Nouvelle-France doivent donc adapter leurs pratiques agricoles et alimentaires à l’environnement de la vallée du Saint-Laurent, caractérisé par des hivers rigoureux et une plus courte saison végétative que ce qu’ils avaient connu en France. À cela s'ajoute l'irrégularité du passage des navires en provenance de la métropole, due aux aléas du temps et des attaques anglaises, ce qui entraîne des retards dans l’approvisionnement. Le stockage et la préservation des denrées alimentaires s’avèrent donc primordiaux pour les colons. Les Amérindiens vont leur fournir maints exemples qui faciliteront leur adaptation sur ce point. À la faveur des échanges liés à la traite des fourrures et des alliances contractées, ils partagent avec les immigrants français leurs connaissances et leur savoir-faire. Les nouveaux arrivants découvrent alors des aliments comme le maïs, la citrouille, ainsi que la technique de la fumaison, qui leur sera très utile pour conserver la viande et le poisson.

La leçon de pêche : la première prise

Sous l’Ancien Régime, les catholiques doivent respecter les prescriptions du calendrier liturgique qui commande de s'abstenir de consommer de la viande près de 150 jours par an. Le poisson tient donc une place de choix sur les tables des colons de la Nouvelle-France. Aussi sa conservation est-elle essentielle. Or, le séchage, la salaison et les marinades comme on les pratique en Europe sont déjà bien connus des colons, de sorte qu’ils adoptent plutôt la fumaison comme une technique complémentaire, par exemple lorsque le sel vient à manquer. On développe en outre plusieurs pratiques locales, comme la congélation en hiver, l'usage de la glacière en été et celui du caveau à légumes.

Les colons profitent plus particulièrement des avantages de la fumaison lors des nombreuses expéditions commerciales ou militaires à l'intérieur du continent. Le succès de ces voyages repose sur d'importants apports énergétiques : il faut choisir des denrées qui résistent bien aux longs transports, souvent dans des conditions difficiles, et prévoir un réapprovisionnement par la chasse et la pêche en cours de route. Les voyageurs ont donc souvent recours à la fumaison – au boucanage dans le vocabulaire de l’époque –, un procédé efficace de conservation des excédents de poisson ou de viande qui est d'un usage on ne peut plus simple, puisqu’il ne nécessite que du bois, partout disponible, pour la préparation et de l’écorce pour le transport et la conservation. Sans compter que le boucanage a la particularité de rendre les aliments plus légers en les déshydratant, facilitant ainsi leur transport.

 

Le fumage à l’ère industrielle

Il s’avère difficile de suivre l’évolution de la technique de la fumaison au cours des siècles suivants, marqués par l’accroissement et la dissémination de la population, mais surtout par l’industrialisation, qui introduit de nouveaux procédés de conservation des aliments. Néanmoins, il est probable que le fumage se perpétue sans interruption dans les régions de pêche où l'on en retrouve la trace au XXe siècle, notamment dans le Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie. On sait que la production de hareng fumé connaît un important développement commercial aux Îles-de-la-Madeleine de 1860 jusque dans les années 1970, alors que le hareng disparaît des côtes en raison d'une pêche excessive. Une quarantaine de fumoirs sont alors en activité dans l'archipel et emploient des centaines de personnes de façon saisonnière, d'avril à septembre. La grande quantité de harengs fumés produite aux Îles est exportée à travers le Canada, aux Antilles et en Europe. 

Résultat de 3 jours de pêche dans un de nos lacs. Poids total du poisson pêché : 238 lbs. Poids du plus gros poisson : 30 lbs.

La fumaison, un peu laissée pour compte, bénéficiera pourtant d’un allié inattendu. Au milieu du XIXe siècle, le développement de la pêche sportive stimule en effet cette pratique un peu partout au Québec. Le phénomène débute avec l'apparition des clubs privés sur les rivières à saumon. Des villégiateurs, provenant pour la plupart des régions urbaines des États-Unis et du Canada, vont acquérir des parcelles de rivière pour leur usage personnel. Ces nouveaux propriétaires se rassemblent durant l'été pour pêcher le saumon. Dans cette mouvance, de nombreux clubs privés voient le jour en divers endroits du Québec et plusieurs se dotent de fumoirs. En effet, dans un souci de préserver et de rapporter leurs précieuses prises chez eux, beaucoup de pêcheurs font fumer leurs poissons.

En marge de ces groupements, d'autres fumoirs apparaissent, profitant d'un nouveau mouvement, celui de la démocratisation des rivières qui, dans les années 1950, met fin à l'ère des clubs privés. Les fumoirs voient une nouvelle clientèle arriver : des pêcheurs qui désirent non plus assurer la conservation de leurs prises, mais donner une saveur particulière à leurs poissons. À cela s'ajoute l’engouement des Québécois et des touristes pour les produits fumés. La forte demande du public, des commerçants et des restaurateurs incite alors les propriétaires de fumoirs à augmenter leur production en s'approvisionnant en poisson d'élevage.

 

L'industrie du fumage de nos jours

Fumoir à harengs à Percé, Gaspésie, 2008

Depuis l'arrivée des premiers colons, la méthode de fumaison a peu changé. Le matériel et les infrastructures se sont progressivement modernisés afin de répondre aux normes de santé publique (par exemple, les tables en bois ont cédé la place à des tables en aluminium), mais le savoir-faire et les connaissances sur cette technique sont demeurés pratiquement identiques. L’accroissement de la demande de la part des restaurateurs et du public pose un nouveau problème, dans la mesure où les fumoirs ne suffisent plus à la tâche. Tout en introduisant des innovations propres à l’industrie agroalimentaire contemporaine, comme la traçabilité et des emballages améliorés, les producteurs québécois continuent de procéder de manière plutôt artisanale, ce qui limite la production et fait de plusieurs produits fumés des aliments haut de gamme recherchés par le public averti et les restaurateurs.

Malgré le caractère encore relativement artisanal de la fumaison au Québec, cette industrie dynamique ne cesse de se développer et constitue aujourd'hui un secteur économique en pleine santé. La province offre d'ailleurs la gamme de produits fumés la plus importante au Canada. Certains producteurs proposent jusqu'à une cinquantaine de produits fumés différents : salmonidés, poissons de fond, poissons pélagiques, mollusques, crustacés, poissons d'eau douce, etc. En dépit d'une forte concurrence entre les producteurs québécois et ceux des provinces maritimes comme le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse, ainsi que de l’Europe (NOTE 3), l’industrie québécoise connaissait une croissance de 4 à 6 % au début des années 2000. Bien que le commerce soit tourné vers le marché local et national, avec peu d'exportations vers l'international, la demande est supérieure à l'offre (NOTE 4).

 

De la conservation à la patrimonialisation

Détail de l'un des fumoirs de l'entreprise des Fumoirs d'Antan aux Îles-de-la-Madeleine, 2008

Aujourd'hui, la fumaison fait partie du patrimoine culinaire du Québec et connaît un succès grandissant. À l'ère de la mondialisation, les consommateurs optent de plus en plus pour des produits locaux, issus du terroir, tel le poisson fumé. Consommer cet aliment équivaut, pour de nombreuses personnes, à se rapprocher de leur histoire, de leur territoire et du savoir-faire des gens qui l’habitent. La fumaison peut dès lors participer à la mise en valeur patrimoniale d'un espace. Preuve de ce regain d'intérêt, des fumoirs commencent à ouvrir leurs ateliers au public. Le Fumoir d'Antan, aux Îles-de-la-Madeleine, est même devenu le premier économusée québécois consacré à la fumaison du hareng. Le poisson fumé, produit gastronomique à forte valeur ajoutée, a donc certainement un bel avenir sur les tables du Québec.

 

Mathias Doisne
Étudiant en master 2 professionnel « Patrimoine, multimédia et tourismes », Université de La Rochelle

Avec la collaboration de l’Équipe de rédaction de l’Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française

 

 

NOTES

1. Les termes fumage et fumaison sont employés indifféremment dans cet article pour désigner le procédé de conservation par la fumée.

2. Boucaner signifie soit fumer de la viande, soit enfumer (pour les abeilles). En 1578, on utilise le verbe boucaner aux Antilles dans le sens de faire sécher à la fumée (Robert Chaudenson, Le lexique du parler créole de la Réunion, Paris, Honoré Champion, 1974, p. 603).

3. Parmi les pays européens, la Norvège est le principal concurrent des fumoirs québécois. En 2002, le Québec a importé 18 tonnes de poisson fumé de Norvège et 34 tonnes en 1999.

4. Josée Laflamme, Jean-Claude Michaud et Marcel Lévesque, Industrie québécoise des produits aquatiques fumés : état de la situation et potentiel de développement. Rapport synthèse [en ligne], Sainte-Foy (Qc), Centre québécois de valorisation des biotechnologies; Rimouski, Groupe conseil ADRA, Gestion des ressources maritimes, Université du Québec à Rimouski, juin 2004, 12 p., http://www.cqvb.qc.ca/fra/mdl-sec-doc.asp?f=ProdAquaFumes-RS.pdf&gi=23&gl=89&l=fra.

 

Bibliographie

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Bélanger, Christine, et J. Roland Chevrier, Transformation des produits marins, Québec, Revue maritime L'Escale, 1990.

Desloges, Yvon, À table en Nouvelle-France : alimentation populaire, gastronomie et traditions alimentaires dans la vallée laurentienne avant l'avènement des restaurants, Québec, Septentrion, 2009.

Doe, Peter E., Fish Drying and Smoking : Production and Quality, Lancaster (Penn.), Technomic Pub., 1998.

Knockaert, Camille, Le fumage du poisson, Plouzané (France), Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer, 1990.

Lambert, Michel, Histoire de la cuisine familiale du Québec : ses origines autochtones et européennes, Québec, Éditions GID, 2006.

Le Gall, Jean, « Le fumage du poisson », Revue des travaux de l'Office des pêches maritimes, t. 11, fasc. 1, no 41, 1938, p. 59-106.

 

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