Jack Kerouac, un Canadien errant?

par Harvey, Christian

Jack Kerouac

Jack Kerouac, « pape de la Beat Generation », auteur du célèbre roman On the Road,  incarne pour plusieurs générations de lecteurs un personnage légendaire de la littérature américaine. Bien qu’elle ait d’abord été publiée en langue anglaise, l’œuvre de l’écrivain s’inspire et se rattache au patrimoine culturel de l’Amérique française. La trajectoire de Kerouac est celle d’un Franco-Américain faisant couramment usage de la langue française pendant toute son enfance dans un « Petit Canada » du Massachusetts. S’il finit par opter pour l’anglais, étant devenu écrivain à New York, il a pourtant clairement envisagé d’écrire en français, comme le révèlent deux manuscrits retrouvés récemment. Sa renommée fut importante dans la francophonie d’Amérique, particulièrement au Québec, où certains ont vu dans sa vie et son œuvre des réminiscences de la condition canadienne-française.

 

Article available in English : Jack Kerouac - a Wandering Canadian?

 

Trajectoire d’un Franco-Américain

Entre 1840 et 1930, plus de 900 000 francophones quittent le Québec pour s’installer aux États-Unis, principalement pour des raisons économiques. D’abord saisonnière, cette émigration devient permanente avec le développement industriel de la Nouvelle-Angleterre, tout particulièrement dans les usines du textile et de la chaussure, qui embauchent une main-d’œuvre non qualifiée (NOTE 1). Malgré la propagande active du clergé catholique de la province, qui craint l’érosion de la foi au contact des Américains, de nombreuses familles d’un peu partout au Québec prennent la route des États-Unis. Les mouvements migratoires sont favorisés en particulier par le développement des infrastructures de transport comme les réseaux de chemin de fer.

Maison où naquit Jack Kerouac, située au 9 Lupine Road à Lowell, Massachusetts

C’est dans ce contexte que les grands-parents de Jack Kerouac, à la fin du XIXe siècle, quittent la région du Bas-Saint-Laurent à la recherche d’un avenir meilleur. Son père, Léon-Alcide (Léo) Kerouac, naît en 1889 à Saint-Hubert, un petit village situé à une trentaine de kilomètres de Rivière-du-Loup. Sa mère, Gabrielle-Ange Lévesque, voit le jour en 1894 à Saint-Pacôme. Les deux familles quittent le Bas-Saint-Laurent peu de temps après pour aller s’installer à Nashua, au New Hampshire. C’est dans cette localité que Léo et Gabrielle-Ange se rencontrent, se fréquentent puis se marient le 25 octobre 1915. Le couple s’installe ensuite dans la ville de Lowell, au Massachussetts, située à 45 kilomètres au nord de Boston. Léo Kerouac travaille comme imprimeur pour le journal franco-américain L’Étoile (NOTE 2).

C’est à Lowell que naîtra, le 12 mars 1922, Jean-Louis Lebris Kerouac, premier d’une famille de trois enfants. À la manière d’autres groupes ethniques, les Franco-Américains installés à Lowell se regroupent dans quelques quartiers, appelés « Petit Canada », où leur concentration démographique leur permet de maintenir pendant un certain temps l’usage de la langue française. Jack Kerouac passera ainsi les six premières années de sa vie dans les quartiers de Centralville et de Pawtucketville, autour de l’église Saint-Louis-de-France, sans parler un mot d’anglais. Ses compagnons de jeu se nomment Beaulieu, Fournier, Bertrand ou Houde (NOTE 3). L’assimilation est toutefois une menace constante, favorisée par le système scolaire supérieur et le marché du travail. Jack Kerouac quitte Lowell en 1938, à l’âge de 16 ans, à la faveur d’une bourse d’étude sportive de l’Université Columbia de New York. C’est là qu’il découvrira sa vocation d’écrivain.

 

Une œuvre ambitieuse

Manuscrit de «On the Road» (Sur la route) exposé au Barber Institute à Birmingham, Angleterre, en 2008-2009

Après quelques années passées entre des petits boulots, son travail d’écriture et la vie de bohème, la carrière littéraire de Jack Kerouac s’amorce véritablement en 1950 avec la publication de son premier roman The Town and the City. Mais c’est la parution en 1957 du livre On the Road qui lui vaut un succès national instantané. Les nombreux lecteurs s’identifieront alors à la quête de liberté de ses héros et, surtout, reconnaîtront l’originalité de la technique d’écriture spontanée et syncopée de l’écrivain, mise en œuvre dans cet ouvrage rédigé en un temps record, entre le 2 et le 22 avril 1951, à l’aide d’une machine à écrire sur laquelle était monté un long rouleau de papier ininterrompu. Toutefois, la version finalement publiée en 1957, après quelques refus, avait été révisée et elle comporte de nombreuses omissions. Il faudra attendre jusqu’en 2010 pour pouvoir lire la version originale du rouleau, qui sera publiée en français chez Gallimard.

À la manière d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, Jack Kerouac envisage son œuvre littéraire comme un seul grand cycle principal qu’il nomme La légende de Duluoz formé de quatorze ouvrages qui, malgré le refus des éditeurs de garder les noms des principaux protagonistes, racontent en fait les aventures des mêmes personnages. Les traces de son expérience franco-américaine composent la matière de plusieurs de ses romans comme Town and the City, Maggie Cassidy, Vanity of Duluoz mais plus particulièrement Doctor Sax et Visions of Gerard.

 

Entre Beat Generation et joual 

Jack Kerouac en Florida, 1958

On aurait pu croire, son œuvre étant exclusivement publiée en anglais, que la langue française n’avait été pour l’écrivain qu’un souvenir de jeunesse sans importance. Toutefois, la découverte par le journal Le Devoir en 2007-2008 de deux manuscrits rédigés en français par Jack Kerouac au début des années 1950 permet de jeter un nouvel éclairage sur sa démarche littéraire.

En 2007, un manuscrit inédit de 56 pages intitulé La nuit est ma femme et rédigé de février à mars 1951 – soit avant On the Road – a été retrouvé par le quotidien québécois à la bibliothèque publique de New York (NOTE 4). Un an plus tard, Le Devoir a découvert un court roman d’une cinquantaine de pages intitulé Sur le Chemin rédigé à Mexico en décembre 1952. Selon le journaliste Gabriel Anctil, dans ce manuscrit « Kerouac transforme le français, le met à sa main, change l’orthographe de certains mots et en invente d’autres afin de créer un joual musical et ludique qui apparaît, à bien des égards, unique dans la littérature francophone » (NOTE 5). Ce style est analogue à celui qu’il emploie dans ses romans écrits en anglais.

Le projet d’écrire en français était donc bien concret pour Kerouac au début des années 1950. Mais cette langue, ce « joual » qu’il invente, ne correspond certainement pas au goût du jour dans le monde de la littérature francophone. Au Québec, il faudra attendre jusqu’aux années 1960, dans la mouvance de la revue Parti pris et des premières pièces de théâtre de Michel Tremblay, pour que ce style soit véritablement accepté, malgré son lot de détracteurs. En France, le sort de ce langage populaire fut sans doute pire. Dans ce contexte, pour un Franco-Américain, le choix de l’anglais ouvrait un bien plus large univers de possibilités.

 

La condition des francophones d’Amérique

«Sur la route» (Le Rouleau original), de Jack Kerouac, publié chez Gallimard

Comme du côté anglophone, le roman Sur la route de Jack Kerouac est devenu une lecture obligée pour des générations de lecteurs québécois ou francophones d’Amérique grâce aux traductions publiées chez Gallimard à partir de 1960 (NOTE 6). Au Québec, les écrivains, les critiques littéraires et les chanteurs ont souvent tenté d’établir un rapport entre l’auteur et la condition québécoise (ou francophone), et plusieurs se sont inspirés de sa vie, de son style et de son œuvre.

Cette question de la « québécitude » de Jack Kerouac est une interrogation particulièrement vive dans les années 1970. L’analyse oscille entre une admiration de l’écrivain américain d’avant-garde et une certaine critique du « vieux "mon-oncle" des États » (NOTE 7) issu d’un passé catholique, désuet, auquel les gens ne veulent plus véritablement s’identifier. Cette position demeure celle de nombreux intellectuels québécois en rupture avec les valeurs d’un Québec d’avant la Révolution tranquille. Ce hiatus, voire ce malaise, apparaît particulièrement à la suite du passage de Jack Kerouac à l’émission Le Sel de la semaine animée par Fernand Séguin diffusée à Radio-Canada le 7 mars 1967. L’auteur alcoolique apparaît prématurément vieilli, décalé, avec son « air de bûcheron » (NOTE 8) dans une discussion menée en français qui, selon la légende, survenait après le passage dans quelques tavernes montréalaises.

Devant ce débat, le romancier Jean-Marie Poupart, dans un article du Devoir daté de 1975, tranche catégoriquement en affirmant qu’il n’y a absolument rien de québécois chez Jack Kerouac (NOTE 9). Pour sa part, en 1972, l’écrivain Victor-Lévy Beaulieu lui consacre un ouvrage intitulé Jack Kerouac : un essai-poulet (NOTE 10), un livre qui a laissé sa marque dans les études sur cet auteur. Beaulieu y présente les contradictions du personnage partagé « entre le Canada français passéiste et l’Américain tourné vers l’avenir ». Il va même plus loin, en appelant, malgré le « provincialisme » du personnage, au rapatriement de Jack Kerouac dans la littérature québécoise, le présentant comme « le meilleur romancier canadien-français de l’Impuissance » (NOTE 11). Un peu dans cette veine, on retrouve la chanson Kerouac de l’auteur-compositeur Sylvain Lelièvre, écrite en 1978. Malgré une admiration certaine pour l’auteur, Kerouac y devient l’incarnation, en tant que Franco-Américain, du processus d’assimilation des Québécois émigrés aux États-Unis.

 

Héritage artistique et littéraire

Diverses éditions de «Sur la route», célèbre oeuvre de Jack Kerouac, publiées dans de nombreuses langues, présentées au Beat Museum de San Francisco en 2010

Dans les années 1980, avec le marasme post-référendaire, de nouvelles préoccupations sont exprimées dans la littérature et la chanson populaire québécoise au sujet de Jack Kerouac. On retrouve son influence particulièrement chez l’écrivain Jacques Poulin dans Volkswagen Blues (NOTE 12), un roman à succès publié en 1984 dans lequel le personnage principal parcours en wagonnette la route entre la Gaspésie et la Californie. Ce voyage initiatique, semblable à sa manière à celui de Kerouac dans On the Road, offre chez Poulin la possibilité de rappeler cette époque où le continent américain, dans le sillage  d’explorateurs et d’intrépides voyageurs, était largement français. Dans le même esprit, notons les chansons L’Ange vagabond de Richard Séguin (1988) et Sur la route de Pierre Flynn (1987).

Mais c’est dans la littérature plus underground que Jack Kerouac fera des émules, particulièrement chez les poètes beats comme Patrice Desbiens, Josée Yvon et Denis Vanier. On trouve dans cette poésie rude, urbaine, glauque, à la manière de Jack Kerouac, ce désir d’utiliser le « joual sous-prolétaire » afin d’illustrer un monde populaire (NOTE 13). La revue Steak Haché, fondée par Denis Vanier, a maintenu jusqu’à tout récemment cette poésie inspirée de Kerouac et relayée par une nouvelle génération de jeunes auteurs. Le Franco-Ontarien Patrice Desbiens a pour sa part rédigé, en parallèle à des recueils de poésie, des textes pour des chanteurs québécois dont Chloé Sainte-Marie.

 

Un Canadien errant?

Un Homme Grand: Jack Kerouac at the Crossroads of Many Cultures / Jack Kerouac à la confluence des cultures , Carleton University Press, 1990.

La Rencontre internationale Jack Kerouac organisée à Québec en 1987 a été l’occasion de faire le point sur l’individualité canadienne-française du célèbre écrivain. Québécois, Franco-Américains, Américains et Franco-Ontariens ont alors défendu leur attachement à « leur » Kerouac. Certes, son œuvre se retrouve, pour reprendre le titre de la rencontre, à la « confluence de plusieurs cultures » qui ont chacune à leur manière façonnée Jack Kerouac. Faut-il pour autant, à la suite de ce plaidoyer vantant toute la richesse du métissage, « persuader une nation qu’elle peut fort bien vivre sa culture sans la langue qui lui est propre? » (NOTE 14). Sans doute existe-t-il encore une Amérique française où subsiste et vit cette diversité culturelle humaine. Sans quoi Jack Kerouac, romancier marquant au style si personnel, ne serait plus qu’un simple « Canadien errant, banni de ses foyers » vivant dans un « pays étranger ».

 

Christian Harvey
Historien, chercheur au Centre de recherche sur l’histoire et le patrimoine de Charlevoix

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Ailleurs sur le web

Notes

1. Paul-André Linteau et al. Histoire du Québec contemporain. De la Confédération à la crise. Montréal, Boréal Express, 1979. p. 41.

2. Gabriel Anctil. « Kerouac, le français et le Québec », Le Devoir, 8 septembre 2007.

3. Yves Buin. Kerouac. Paris, Gallimard, 2006. p. 27

4. Gabriel Anctil. « Les 50 ans d’On the Road. Kerouac voulait écrire en français », Le Devoir, 5 septembre 2007.

5. Gabriel Anctil. « Sur le chemin. Découverte d'un deuxième roman en français de Jack Kerouac », Le Devoir, 4 septembre 2008.

6. À ce sujet, consulter, pour la période 1960-1987, Rod Anstee, Maurice Poteet et Hélène Bédard. « Bibliographie de Jack Kerouac », Voix et images, 13, 3 (39), 1988 : 426-434.

7. Paroles de la chanson Kerouac de Sylvain Lelièvre.

8. Autre référence à la chanson de Sylvain Lelièvre.

9. Jean-Marie Poupart, « Rien de québécois chez le romancier Jack Kerouac », Le Devoir, 8 février 1975, p. 16. 

10. Victor-Lévy Beaulieu. Jack Kérouac : un essai-poulet. Montréal, Éditions du Jour, 1972. 235 p.

11. Michel Lapierre. « Le ciel de Kerouac, la terre de VLB », Le Devoir, 21 février 2004.

12. Jacques Poulin. Volkswagen blues. Montréal, Québec/Amérique, 1984. 290 p.

13. Denis Vanier. « La marginalisation de Jack Kerouac par la Beat Generation », dans Pierre Anctil et al. Un Homme grand : Jack Kerouac at the Crossroads of Cultures. Un Homme grand : Jack Kerouac à la confluence des cultures. Carleton, Carleton University Press, 1990. p. 115-123.

14. Rémi Ferland. « Les enjeux de la Rencontre international Jack Kerouac », Voix et images, 13, 3 (39), 1988 : 422-425.

 

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