Barrage Daniel-Johnson et centrale Manic 5, symboles de la modernité québécoise

par Harvey, Christian

Barrage Daniel-Johnson éclairé

Le barrage Daniel-Johnson et la centrale Manic 5, ce complexe hydroélectrique situé à 214 km au nord de Baie-Comeau dans la région de la Côte-Nord, sont encore porteurs d’une symbolique très forte pour une majorité de Québécois. Celle-ci pourrait se résumer par cette simple expression: « Après tout, on est capable »NOTE 1! D’un côté, ce patrimoine (le plus grand barrage à voûte et contreforts au monde) exprime un indéniable savoir-faire mis en action par les ingénieurs d’Hydro-Québec et des groupes d’ingénieurs-conseils québécois. De l’autre, ce complexe hydroélectrique, plus que tout autre, incarne une société qui reprend définitivement en main le développement de son principal patrimoine : ses ressources hydrauliques, pour le mieux-être de la collectivité.

 

Article available in English : Daniel Johnson Dam and the Manic 5 Generating Station—Symbols of Modernity in Quebec

Des débuts de l'hydro-électricité à la nationalisation

Chute Montmorency - Pont de chemin de fer, vers 1925

L’électricité, connue depuis déjà fort longtemps, fait l’objet d’une production à grande échelle à partir de la fin du 19e siècle en Amérique du NordNOTE 2. Elle s’amorce véritablement au Québec en 1878 avec le premier essai d’éclairage électrique de J.-A.I. Craig à Montréal à l’aide d’une lampe à arcNOTE 3. Diverses sociétés tenteront par la suite de s’imposer sur le marché de l’éclairage électrique des rues montréalaises à l’aide de l’énergie thermique, principalement.

Riche d’un imposant pouvoir hydraulique, le Québec se tourne ensuite définitivement vers l’hydroélectricité avec la construction des premières centrales comme celles des chutes Montmorency à Québec (1885), de Lachine (1897), de Chambly (1898) et, la plus imposante de toutes, de Shawinigan mise en service en 1902. Jusqu’en 1963, le Québec compte sur un réseau d’alimentation dominé par quelques entreprises jouissant d’un monopole à l’échelle régionale qui favorise le développement industriel du Québec, notamment le secteur des pâtes et papiers, mais qui peine à desservir certaines régions éloignées.

 

Hydro-Québec

La Commission hydroélectrique du Québec, plus généralement abrégée sous le nom d’Hydro-Québec, naît en 1944 afin d’administrer les actifs acquis de la Montreal Light, Heat and Power qui desservait jusqu’alors, avec son lot de critiques, la région montréalaise. La nouvelle société d’État, encore embryonnaire, aura comme mandat d’offrir les meilleurs tarifs possibles tout en maintenant une saine gestion. Selon Clarence Hogue et al., entre 1944 et 1962, Hydro-Québec « a su répondre efficacement aux besoins croissants d’énergie, tant dans la région métropolitaine que dans les régions où les compagnies privées ne voulaient ou ne pouvaient étendre leurs services, telles la Gaspésie, Chibougamau, l’ouest du Québec et la Côte-NordNOTE 4 ».

Pour ce faire, Hydro-Québec a mis en branle la construction de nouvelles centrales hydroélectriques à Bersimis (1 et 2), Beauharnois (2 et 3) et Carillon qui permettent de fournir l’électricité nécessaire pour approvisionner les appareils électriques des particuliers ou les usines situées dans des régions mal desservies. Dès ce moment, Hydro-Québec envisage de tirer parti du pouvoir cumulé des rivières Manicouagan et des Outardes situées sur la Côte-Nord. La réalisation de cet imposant projet coïncidera avec la nationalisation complète de l’hydro-électricité, qui fait l’objet d’une élection quasi référendaire en 1962.

 

Maître chez nous et nationalisation de l’hydroélectricité

Sous l’impulsion du ministre des Ressources naturelles du Québec, René Lévesque, une réflexion s’amorce vers 1961 autour de ce secteur qui, selon ses propres mots, constitue alors un « fouillis, invraisemblable et coûteuxNOTE 5 ». La nationalisation permettrait de développer un réseau intégré, notamment pour les régions éloignées, en tirant parti des services les plus lucratifs. Le premier ministre du Québec d’alors, Jean Lesage, déclenche en 1962 des élections autour du thème de la nationalisation de l’électricité. Il affirme, lors d’un discours devenu célèbre :

« Il faut rendre au peuple du Québec ce qui appartient au peuple du Québec; son plus riche patrimoine, celui de l'électricité. Et ça presse, demain il sera trop tard. C'est maintenant ou jamais que nous serons maîtres chez nous. »

Avec la victoire électorale des Libéraux dirigés par Jean Lesage, la nationalisation se réalise en 1963 sur la base d’une série d’offres d’achat présentées aux entreprises. En définitive, cependant, il faudra encore plusieurs années à  Hydro-Québec afin de créer un véritable réseau intégré pour l’ensemble du Québec, car le fonctionnement des entreprises privées acquises était très divers.

 

La construction de la centrale Manic 5 et du barrage Daniel-Johnson, un savoir-faire en action

Dans les années 1950, avec les travaux amorcés sur la Côte-Nord à Bersimis, les techniciens d’Hydro-Québec se tournent vers l’étude de l’immense potentiel hydroélectrique des rivières Manicouagan et aux Outardes. Quelques travaux préliminaires sont alors accomplis. En 1956, un barrage est érigé à l’embouchure du lac Sainte-Anne dans le but de régulariser le cours de la rivière Toulnustouc, le principal affluent de la rivière Manicouagan. Trois ans plus tard, en 1959, on débute la construction d’une route de 210 km permettant de se rendre sur le site du futur complexe.  

Vue générale des travaux

Hydro-Québec présente au public, en août 1960, les détails du Projet Manic-Outarde dont la future production « est surtout destinée à alimenter le sud du Québec et plus particulièrement la région montréalaiseNOTE 6 ». Les calculs sous-estiment la capacité de production qui sera revue à la hausse. Les travaux à Manic 5 débutent en septembre 1960 avec l’amorce de la construction du barrage qui devra servir « à régulariser l’écoulement des eaux de l’immense réservoir prévu aux plans, afin d’obtenir une production optimale des centrales qui seront construites en aval sur la rivière ManicouaganNOTE 7 ». De mai à septembre 1961, deux galeries de dérivation sont érigées afin de détourner la rivière et ainsi permettre d’assécher la base du futur barrage; ces travaux dureront deux ans. Le 22 septembre 1962, la première coulée de béton s'effectue pour le barrage qui sera terminé au printemps 1964.

L’expertise des ingénieurs d’Hydro-Québec, confirmée par l’aménagement de la centrale hydroélectrique de Carillon sur la rivière des Outaouais, s’impose dans ce type d’ouvrage, de même que celle d’une firme d’ingénieur-conseil québécoise, Surveyer, Nenninger et Chênevert. Le barrage de Manic 5 est le plus imposant barrage à voûte et contreforts au monde. D’une longueur de 1 314 mètres et d’une hauteur maximale de 214 mètres de haut, le barrage crée un réservoir de 2 100 km carrés permettant d’alimenter les turbines des centrales situées en aval dont celles de Manic 5, qui produisent 1 292 000 kilowatts (ou 1 292 MW) lors de sa mise en service en 1970. Depuis, avec la modernisation des équipements survenue dans les années 1980, une augmentation de production de la centrale de 18% l’a fait passer à 1 596 MW. De plus, une nouvelle centrale, nommée Manic 5 PA, a été mise en service en 1989 avec une production de 1 064 MW. L’ensemble du complexe Manic 5 produit donc aujourd’hui un total de 2 660 MW, comparativement à 5 616 MW pour LG2 sur la rivière La Grande, à la baie James, ou 675 MW pour la centrale nucléaire Gentilly-2.


Le nom de Daniel Johnson

Jean Lesage, René Lévesque et Daniel Johnson, lors de l'inauguration du barrage Manic 5, quelques heures avant la mort de Daniel Johnson.

À l’origine, le barrage construit à Manic 5 devait se nommer Duplessis en l’honneur du premier ministre du Québec Maurice Duplessis. Toutefois, un événement malheureux a modifié le projet. La veille de l’inauguration du barrage qui devait se produire le 25 septembre 1968, le premier ministre du Québec, Daniel Johnson, qui était arrivé sur place, décède pendant la nuit. L’activité est évidemment annulée.

Ce n’est qu’un an plus tard, le 25 septembre 1969, que son successeur Jean-Jacques Bertrand inaugure finalement le barrage qui prendra le nom de Daniel-Johnson en l’honneur de son prédécesseur décédé sur les lieux. L’ensemble du complexe gardera son appellation de Manic 5.

 

La ligne de 735 kW

Maquette de pylone, Pavillon du Québec à Toronto, 1971, kiosque d'Hydro-Québec.

La principale innovation liée au Projet de Manic-Outardes fut toutefois la mise en service de la ligne de transport d’électricité de 735 kilowatts, une première mondiale qui donna une grande renommée à Hydro-Québec. Comme l’affirment Hogue et al., « c’est par la biais du transport d’énergie électrique à très haute tension qu’Hydro-Québec s’affirme dans le monde de la rechercheNOTE 8 ». Pour mettre au point cette technologie, la société d’État a dû « avoir massivement recours à l’ordinateur et procéder à de multiples essais dans des laboratoires américains et européens pour déterminer les caractéristiques des lignesNOTE 9 ».

Cette technologie nouvelle développée par Hydro-Québec permet de transporter, sur une grande distance et sans perte excessive de puissance, l’électricité produite sur la Côte-Nord vers les régions très populeuses du sud du Québec. Le 21 septembre 1965, la ligne relie d’abord la région de Manicouagan à la ville de Lévis, en enjambant le fleuve à l’île d’Orléans, puis, le 21 novembre, le service atteint Montréal. En continuité avec la réalisation de ces projets d’envergure, Hydro-Québec créera en 1967 à Varennes l’Institut de recherche en électricité du Québec (IREQ) dont la renommée dépassera les limites de la province.

 

Un symbole de la modernité québécoise

En 1962, la campagne électorale Maître chez nous menée par la Parti libéral de Jean Lesage marque les esprits avec, en son cœur, un projet de nationalisation des ressources hydroélectriques du Québec. Amorcé avant cet événement politique, la construction de la centrale Manic 5 et du barrage Daniel-Johnson coïncide avec le thème de la campagne électorale et l’élan qui anime alors tout le Québec; ce projet devient un symbole de la Révolution tranquille en marche. Les médias écrits et la télévision retranscrivent les images et les détails de cet immense chantier. En 1967, le pavillon du Québec à l’Expo universelle de Montréal fait une grande place à ces travaux.

Pavillon du Québec à Toronto, 1971.

En 1966, le chansonnier québécois Georges Dor relate dans une chanson intitulée simplement La Manic le dur éloignement des travailleurs qui doivent laisser leurs amours et leurs familles dans les « rues sales et transversales » de Montréal, ou d’autres villes populeuses du sud du Québec, pour s’installer dans ces villages de roulottes construits pour eux où « si tu savais comme on s’ennuie »... Cette chanson, reprise en 1998 par le chanteur Bruno Pelletier, a connu un immense succès lors de sa création et elle est devenue un autre symbole marquant du projet Manic 5.  En 1969, une automobile nommée la Manic GT est aussi mise en construction mais ne rencontrera guère de succès. Finalement, le chansonnier Claude Gauthier, en 1971, fait allusion au projet Manic 5 dans sa chanson bien connue Le plus beau voyage, une ode au pays à naître, qui se termine par : « Je suis l'énergie qui s'empile, d'Ungava à Manicouagan ».

Aujourd’hui, le gouvernement du Québec attache de plus en plus d’importance à la valeur du patrimoine industriel que constituent les centrales électriques du QuébecNOTE 10, ainsi que la société d’État Hydro-Québec qui organise des visites guidées du barrage Daniel-Johnson, entre autres installations, pendant la période estivale, soit entre le 24 juin et le 31 août. La visite d’une durée de deux heures offre une présentation des étapes de la construction du barrage et décrit le fonctionnement de la centrale Manic 5, incluant un passage dans la salle des turbines et un arrêt sur la crête du barrage.

Les célébrations entourant les 50 ans de la Révolution tranquille ont également accordé une place importante à Manic 5, au travers d’une floraison d’activités commémoratives qui ont notamment redonné de la vigueur à ce symbole encore intact et particulièrement significatif de l’histoire récente du Québec.

 

Manic 5, une réputation inégalée

Par la suite, les grands projets de développements hydroélectriques d’Hydro-Québec, même s’ils ont marqué l’imaginaire et l’histoire du Québec comme celui de la Baie-James, ont rencontré une reconnaissance plus équivoque. Les questions environnementales et les revendications amérindiennes (particulièrement de la nation crie), ont jeté de l’ombre sur ce types de mégaprojets, même si les historiens québécois attachent en général une grande importance à tout le développement hydroélectrique du Québec dans les grandes synthèses historiques qu’ils proposentNOTE 11.

 

Christian Harvey
Centre de recherche sur l’histoire et le patrimoine de Charlevoix

 

 

NOTES

1. Expression citée dans Clarence Hogue, André Bolduc et Daniel Larouche, Québec, un siècle d’électricité, Montréal, Libre expression, 1979, p. 269.

2. Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert, Histoire du Québec contemporain, t. I : De la Confédération à la crise (1867-1929), Montréal, Boréal express, 1979, p. 357.

3. Clarence Hogue et al., op. cit., p. 19.

4. Ibid., p. 227.

5. Ibid., p. 231.

6. Ibid., p. 222.

7. Ibid., p. 271.

8. Ibid., p. 275.

9. Ibid., p. 273.

10. Voir notamment le site du ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine du Québec [en ligne], http://www.mcccf.gouv.qc.ca.

11. Particulièrement Paul-André Linteau et al., op. cit.


Documents complémentairesCertains documents complémentaires nécessitent un plugiciel pour être consultés

Vidéo
  • Barrage Daniel-Johnson (Manic 5). Extraits des archives de l'Office national du film du Canada On découvre la rivière Manicouagan du haut des airs avant la construction du barrage Manic-5, puis la maquette du barrage, puis l'ensemble du chantier de construction en hiver. On voit ensuite quelques brefs épisodes de la vie sur le chantier et, surtout, quelques étapes des grands travaux effectués durant les années 1960. Le film se termine par des images du barrage Daniel-Johnson une fois terminé, prises à la fin des années 1980, qui reflètent l'ampleur de la construction et du réservoir que contient le barrage.
    Vidéo haute résolution - Poids : 49771 Ko

    Durée : 4 min 11 sec
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