Domaine Forget dans Charlevoix

par Harvey, Christian

Pavillon Joseph-Rouleau, Domaine Forget

Le Domaine Forget de Saint-Irénée, dans la région de Charlevoix, a acquis un statut enviable comme institution culturelle reconnue à l’échelle québécoise, canadienne et internationale. Cette renommée récente repose sur l’initiative de l’homme d’affaires Rodolphe Forget, un personnage quelque peu éclipsé de la mémoire historique québécoise, qui a fait construire en 1901 une luxueuse demeure de villégiature sur le domaine qu’il avait acquis l’année précédente, afin de passer l’été en famille dans ce pittoresque village côtier de Charlevoix. C’est ainsi que Rodolphe Forget a offert une prestigieuse base matérielle et symbolique à la future institution. Après avoir été longtemps un domaine privé puis, pendant plus d’une trentaine d’années, une institution d’enseignement et de soin tenue par des religieuses, le  domaine devient en 1978 le site d’une Académie et d’un Festival international de musique classique. Les débuts modestes du Domaine Forget font progressivement place à une institution culturelle dotée d’infrastructures exceptionnelles, jouissant d’une solide réputation sur la scène nationale et internationale auprès des mélomanes.

 

Article available in English : The Domaine Forget in Charlevoix

Construire une maison d’été bourgeoise

Sir Joseph-David-Rodolphe Forget (1861-1919)

Depuis les années 1860-1870, le village de Pointe-au-Pic, dans Charlevoix, accueille de nombreux voyageurs venus séjourner quelques jours ou plusieurs semaines dans un hôtel de l’endroit. D’autres optent pour la construction d’une résidence d’été, particulièrement à partir de 1900, aux abords du chemin nommé le « Boulevard des Falaises » qui surplombe le fleuve et la localité. Cette clientèle huppée, de haute bourgeoisie, est en majorité anglophone et provient surtout de Montréal, de Toronto et de la Nouvelle-Angleterre. Elle fréquente l’endroit pour sa beauté naturelle et son climat sain et vivifiant.

Un des rares Canadien français de l’époque à briller dans le monde des affaires dominé par les anglophones, Joseph-David-Rodolphe Forget (1861-1919), désire lui aussi se faire ériger une maison de villégiature dans Charlevoix. Il connaît bien la région depuis qu’il occupe le poste d’administrateur de la Richelieu & Ontario Navigation Company dont la flotte de navires offre à ses clients une croisière sur le Saguenay. Il mène de front avec son oncle Louis-Joseph Forget, président de l’entreprise, un plan de restructuration des activités de cette compagnie et pilote le projet de construction du premier Manoir Richelieu à Pointe-au-Pic en 1899-1900. Fait original, Rodolphe Forget se tourne plutôt vers le petit village de Saint-Irénée, situé à quelque distance de Pointe-au-Pic où se concentrent les anglophones, comme site de villégiature.

«Gil'mont», la résidence de Sir Rodolphe Forget, Saint-Irénée, Qué.

L’homme d’affaires acquiert des terres d’agriculteurs de la paroisse en septembre 1900, en présence de son ami le juge Adolphe-Basile Routhier qui, lui aussi, se fait élever une résidence à Saint-Irénée, où il passera les dernières années de sa vie. Rapidement, avec l’achat d’autres lots, Forget se dote d’un domaine de plusieurs hectares. En 1901, il se fait bâtir une résidence principale qu’il nomme Gil’Mont, en l’honneur de son fils aîné Gilles Forget, dont les plans inspirés du « Shingle style » sont réalisés par l’architecte américain Edward Maxwell. Un superbe escalier menait à ce bâtiment qui a malheureusement été incendié en 1965. La maison Gil’Mont était reliée par un tunnel à un pavillon de jeu comprenant une piscine, une allée de quilles, une salle de billard et un salon japonais qui ajoutait une touche d’exotisme. Ce pavillon deviendra en 1978 la première salle de spectacle du Domaine Forget, avant d’être transformée, en 1996, en cafétéria. Ce pavillon sera aussi la proie des flammes en juin 2005.

La propriété originale de Rodolphe Forget comptait de plus une dizaine de bâtiments secondaires dont une glacière, une centrale électrique, une buanderie, un poulailler, des hangars, une écurie et une boutique à bois. Ces bâtiments seront tous reconvertis, à compter de 1978, en locaux accueillant les répétitions et les cours dispensés aux stagiaires de l’Académie du Domaine Forget. Un autre trait distinctif de la propriété originale est qu’elle était couverte de somptueux arbres qui sont devenus très imposants, contrastant avec les terres agricoles limitrophes.

 

La succession et la mémoire de Rodolphe Forget

Rodolphe Forget à son domaine

La famille Forget élit domicile à Gil’Mont pendant près de 40 ans en saison estivale et elle accueille sur place de nombreuses personnalités du monde politique et des affaires. Député de la région de Charlevoix sur la scène fédérale de 1904 à 1917, Rodolphe Forget connaît quelques revers dans ses affaires, notamment suite aux attaques de ses adversaires dans la presse écrite et à la Chambre des Communes à Ottawa (NOTE 1). Il décède le 19 février 1919. Une clause de son testament oblige sa succession à maintenir en tant que propriété familiale son domaine de Saint-Irénée. Sa femme Blanche Macdonald et ses quatre enfants, Thérèse, Gilles, Maurice et Jacques, poursuivront donc la tradition et passeront leurs étés à Saint-Irénée.

Pendant longtemps, l’histoire tourmentée entourant les affaires de Rodolphe Forget l’aura presque complètement effacé de la mémoire collective sauf dans Charlevoix (NOTE 2). On se souvient plus volontiers de sa fille Thérèse Forget Casgrain devenue un symbole dans la lutte pour l’obtention du droit de vote des femmes au Québec et au Canada. Ou bien de son oncle, Louis-Joseph Forget, un homme d’affaires plus prudent dont on reconnaît davantage l’apport dans le développement économique de Montréal (NOTE 3). À partir des années 1980 cependant, les membres de la nouvelle classe d’affaires francophone fréquentant le Domaine Forget trouveront malgré tout en Rodolphe Forget un modèle de réussite sociale marquant symboliquement ce domaine exceptionnel.

 

Un site à la vocation changeante

Monument Forget, St. Irénée P.Q.

En 1946, la succession de Rodolphe Forget cède la propriété aux Petites Franciscaines de Marie qui acquièrent également l’ancienne résidence d’Adolphe-Basile Routhier, l’année suivante, agrandissant du coup l’étendue du domaine originel. Cette communauté religieuse, dont la maison-mère est située à Baie-Saint-Paul, gère ce domaine pendant plus d’une trentaine d’années en poursuivant sa mission éducative et hospitalière. La mémoire de Rodolphe Forget s’estompe et la propriété apparaît d’une importance essentiellement régionale. De 1946 à 1956, sous la supervision des Petites Franciscaine des Marie, le site accueille, une École ménagère où les jeunes femmes apprennent les rudiments de la « vie ménagère ». Puis, de 1956 à 1959, la propriété devient un orphelinat avant de constituer une annexe de l’Hospice Sainte-Anne de Baie-Saint-Paul spécialisé dans le soin des déficients intellectuels, de 1959 à 1974.

En 1974, la communauté vend l’ensemble de la propriété à des hommes d’affaires de Baie-Saint-Paul. À la suite de revers financiers, ceux-ci doivent la céder à leur créancier, la Caisse populaire de Saint-Irénée. Une hypothèque pèse alors sur l’avenir de ce riche patrimoine mais les choses sont sur le point de changer, alors que le domaine deviendra bientôt un haut lieu de la musique classique.

 

Une crédibilité à construire dans le monde musical

Françoys Bernier

Ne brille pas qui veut dans le monde de la musique classique. L’impulsion première et la crédibilité qui seront acquises par le Domaine Forget à compter de 1977 doivent beaucoup au travail de Françoys Bernier (1927-1993). Formé en musique au Conservatoire de Québec, réalisateur de l’émission l’Heure du concert à Radio-Canada, directeur-général de l’Orchestre symphonique de Québec (OSQ) de 1960 à 1968, il fonde en 1969 le Département de musique de l’Université d’Ottawa, où il présidera à l’élaboration des programmes ainsi qu’au choix des professeurs et des locaux. Il possède donc une grande connaissance du milieu de la musique classique ainsi que les qualités essentielles pour fonder une Académie d’été reconnue dans Charlevoix pour la qualité des cours qu’on y dispense.

Depuis les années 1940, Françoys Bernier fréquente la région de Charlevoix avec sa famille pendant la saison estivale. En 1977, il devient président de l’École de musique de Charlevoix, organisme chargé de la formation musicale de la population locale, et il rassemble un petit groupe de personnes en vue d’acquérir le Domaine Forget. Finalement, à la suite d’un long processus de négociation, l’École de musique se porte acquéreur du site en 1977. Une corporation indépendante, le Domaine Forget, sera créée en 1981 afin de veiller directement à la gestion du site. L’institution débute ses activités à l’été 1978 d’une manière très modeste. Avant de consentir son aide, le ministère des Affaires culturelles du Québec lui demande de « faire ses preuves »; celles-ci viendront.

 

L’Académie et le Festival international

Stage de guitare, Domaine Forget

Cette Académie de musique d’été offre un stage de perfectionnement d’une à cinq semaines aux étudiants avancés ou aux jeunes professionnels. Les formations se regroupent par familles d’instruments (bois, cuivres, etc.) et, d’une manière plus ponctuelle, par thèmes (jazz, musique médiévale, danse). L’Académie constitue un lieu de rencontre favorisant l’orientation d’une future carrière musicale tout en permettant aux stagiaires de comparer leur niveau de jeu, de trouver des partenaires en vue de former un ensemble et de fréquenter des professeurs réputés. La reconnaissance de l’Académie internationale du Domaine Forget doit beaucoup à la présence, à partir de 1980, de professeurs de renommée internationale comme le flûtiste Alain Marion, les violonistes Pierre Amoyal et Régis Pasquier, et le batteur Dale Bartlett.

Au fil du temps, la provenance des professeurs et des étudiants tend à s’internationaliser tout en maintenant une large présence québécoise. Ainsi en 2009, les étudiants provenaient à 51% du Québec, 22% des autres provinces canadiennes et 27% de pays étrangers. Depuis son origine, plus de 12 000 étudiants ont fréquenté l’Académie internationale qui, à sa manière, aura permis à plusieurs jeunes musiciens d’entamer leur carrière.

Salle Françoys-Bernier, Domaine Forget

La présence d’élèves et de professeurs à l’Académie offre une opportunité sans pareille de mettre en place un Festival musical. Un premier spectacle est offert le 23 juin 1978 par le pianiste charlevoisien Henri Brassard. La même année, on retrouve à l’affiche un spectacle de la jeune violoniste québécoise Angèle Dubeau, encore étudiante. L’année suivante, les concerts donnés par Alain Marion, qui enseigne l’Académie, permettent de donner ses lettres de noblesse au festival. Lors de la tenue du Sommet de la francophonie en 1987, cette activité annuelle devient officiellement le Festival international du Domaine Forget. La programmation relevée accorde une place majeure à la musique classique et à des habitués comme Régis Pasquier, Léo Brouwer, Louis Lortie, Henri Brassard, l’Orchestre symphonique de Québec, les Violons du Roy et bien sûr Alain Marion qui restera longtemps fidèle au Domaine Forget (NOTE 4). Depuis quelques années, le Festival international s’ouvre à d’autres genres artistiques comme la danse, le jazz ou la musique contemporaine.

L’Académie et le Festival ont connu une croissance grâce à la compétence de leurs artisans successifs : Françoys Bernier (1977-1993), Élise Paré-Tousignant (1993-2001), Douglas McNabney (2001-2004) et Guy Carmichael (depuis 2004). L’essor du Domaine Forget dans le monde très fermé de la musique classique de haut niveau n’aurait pu se concrétiser sans leur travail.

 

La musique classique, « un art noble »

Stage de bois, Domaine Forget

Le monde de la musique classique jouit d’un statut « d’art noble » dans le domaine des pratiques culturelles reconnues ce qui, dans les sociétés occidentales, la lie aux classes fortunées, particulièrement issues du monde des affaires (NOTE 5). Cette réalité a favorisé le financement du Domaine Forget qui a pu compter sur l’appui d’une nouvelle classe d’affaires francophone, non seulement à titre de spectateurs mais aussi de mécènes, ce qui aura permis de rénover ou d’améliorer les infrastructures parfois désuètes de l’institution. Après tout, le domaine porte encore la marque de l’homme d’affaires Rodolphe Forget, sa somptueuse propriété témoignant indubitablement de sa réussite et cette classe sociale favorisée s’y sent dans son élément.

Longtemps attendue, l’aide gouvernementale émerge finalement avec le financement de la construction des studios en 1986 et, trois ans plus tard, l’obtention d’une subvention statutaire de fonctionnement. L’appui croissant du monde des affaires se manifeste à l’occasion du projet de construction d’une salle de spectacle dans les années 1990. Jusqu’alors, les spectacles étaient pour la plupart présentés dans l’ancien pavillon de jeu de Rodolphe Forget dans des conditions matérielles et acoustiques difficiles. À cette occasion, plus de un million de dollars sont amassés en quelques mois auprès de riches donateurs. En 1996, l’ouverture de la salle Françoys-Bernier de plus de 600 places permet de présenter au Domaine Forget une programmation relevée dans des conditions acoustiques optimales. L’appui du monde des affaires se constate également lors des campagnes de financement subséquentes pour la mise sur pied d’un fonds de bourse et de dotation, ou pour l’amélioration des bâtiments. Le milieu charlevoisien n’est pas en reste avec le développement, pendant la saison automne-hiver, d’un calendrier de concerts d’artistes québécois reconnus qui peuvent compter sur une salle exceptionnelle afin de présenter un spectacle dans la région.

 

Un haut lieu de culture

Concert au Domaine Forget

Le Domaine Forget constitue aujourd’hui, au plein sens du terme, un véritable patrimoine vivant jouissant d’une large reconnaissance sur la scène nationale et internationale. Depuis ses débuts, plus de 750 concerts y ont été présentés, donnant l’opportunité à de grands musiciens de se produire dans le village de Saint-Irénée, dans Charlevoix. Une situation enviable et enviée par plusieurs localités plus populeuses. En l’an 2000, il est devenu la première institution hors de l’Europe à obtenir le titre prestigieux de Centre culturel de rencontre. L’objectif de ce réseau consiste à faire revivre des lieux patrimoniaux en les adaptant à la création, à la formation et à la diffusion. À regarder la feuille de route impressionnante de cette institution, il ne fait aucun doute que ce mandat que ce mandat a été pleinement rempli!

 

Christian Harvey
Historien, Centre de recherche sur l'histoire et le patrimoine de Charlevoix

 

 

NOTES

1. Jack Jedwab, « Forget, sir Rodolphe », Dictionnaire biographique du Canada, Québec, Presses de l'Université Laval, vol. XIV, 1998, p. 399.

2. Voir Normand Perron et Serge Gauthier, Histoire de Charlevoix, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 2000, 387 p.

3. Voir Paul-André Linteau, Histoire de Montréal depuis la Confédération, Montréal, Boréal, 1992, 613 p.

4. Alain Marion est décédé en 1998.

5. Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 672 p.

 

Bibliographie

Harvey, Christian, « Le Domaine Forget : au rythme de la musique depuis 25 ans », Revue d’histoire de Charlevoix, no 43, juin 2003, p. 2-20.

Harvey, Christian, « Rodolphe Forget : financier retors ou villégiateur-mécène? », Revue d’histoire de Charlevoix, no 44, octobre 2003, p. 16-18.

Jedwab, Jack, « Forget, sir Rodolphe », Dictionnaire biographique du Canada, Québec, Presses de l'Université Laval, vol. XIV, 1998, p. 399-403.

 

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