Visite de la Capricieuse en 1855 : point tournant des relations France-Canada ?

par Portes, Jacques

La corvette la Capricieuse

La venue  du navire de guerre français La Capricieuse, commandé  par le capitaine Belvèze, à Québec et Montréal en juillet 1855 a été un événement considérable. Car cette corvette était le premier navire de la marine français à venir au Canada depuis la Conquête de la Nouvelle-France par les Anglais.  L’événement a été célébré de façon extraordinaire par les Canadiens-français d’alors, et il a marqué le paysage de la ville de Québec. Les résultats immédiats de cette visite n’ont pas été conformes aux espoirs qu’elle avait suscités, mais la création d’un consulat de France à Québec en est  tout de même une suite presque directe. Comme un écho  aux poèmes qui ont perpétué cette visite, la venue de la Capricieuse a longtemps  été considérée comme le début des relations franco-québécoises, même si cette impression est trompeuse, car le gouvernement français n’avait aucune intention politique en autorisant cette mission. En réalité, le périple de La Capricieuse a sonné comme un avertissement en France : les réactions canadiennes étaient incontrôlables et il fallait soigneusement éviter de les provoquer.

 

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Une mission hors du commun

Portrait du commandant Paul-Henry de Belvèze

Du 13 juillet au 25 août 1855, le séjour de Belvèze au Bas-Canada et au Haut-Canada s’est remarquablement déroulé. Comment le capitaine de vaisseau ne serait-il pas séduit et enchanté par l’accueil que lui réserve alors la population canadienne-française ? Le drapeau tricolore flotte sur tous les édifices, les habitants de Québec se précipitent pour parler aux marins de La Capricieuse, leur commandant va de bal en réception et de cérémonies officielles en inauguration. Belvèze  pose même la première pierre du monument des Braves sur les Plaines d’Abraham, retardée pour que lui-même puisse y participer. Cette célébration ne manque d’ailleurs pas d’ambiguïté,  puisqu’il s’agissait de célébrer à la fois  un fait d’armes britannique avec la conquête de la colonie par  Murray et la dernière victoire française lors de la bataille de Ste-Foy, en 1760. Mais l’époque de Belvèze était au rapprochement avec la Grande-Bretagne et d’ailleurs le consul de France inaugurera  ce monument enfin achevé en 1860. (Il est situé aujourd’hui à faible distance de la résidence du consul, rue des Braves).

La presse est pour une fois unanime pour célébrer l’élégance et la haute tenue des multiples discours de Belvèze.

Portrait du Dr. Joseph Morrin, maire de Québec en 1855, par Théophile Hamel

Les autorités canadiennes étaient très conscientes du caractère exceptionnel de l’événement, mais elles ont pris les devants et ont agi pour le mieux en accueillant le navire et les officiers d’un pays allié de la métropole anglaise, tout en y associant la population. Belvèze est rapidement conscient de l’extraordinaire événement dont il est l’involontaire héros, reçu : « non comme un simple capitaine de vaisseau de la marine impériale, mais comme le représentant de l’alliée de l’Angleterre », dont la mission obtient « l’approbation franche et cordiale des autorités anglaises ». Dans toutes ses interventions, il prend soin d’honorer les vertus du régime britannique au Canada. Les rapports intérimaires que Belvèze adresse au ministre de la Marine français sont très bien reçus et des extraits en sont publiés dans le Moniteur universel (journal officiel de l’Empire) : « La ville de Québec vient d’assister à l’un de ces étonnants spectacles qui signalent une époque et dont l’histoire conserve un impérissable souvenir. »

Belvèze est satisfait d’avoir réussi à désamorcer les effets de « l’esprit d’antagonisme toujours existant entre les races, les intérêts et les religions différents du Haut et Bas-Canada » et d’avoir résisté à son succès, sans succomber à la vanité, parfois avec l’adresse d’un « équilibriste ». Toutefois, les résultats de la mission se font attendre, comme si elle n’avait été qu’un coup d’épée dans l’eau : le consulat de Montréal n’est pas créé aussitôt et les promesses commerciales ne sont suivies d’aucun effet concret. Pourtant, dans la mémoire historique du Québec, la première apparition du drapeau français dans le Saint-Laurent depuis 1759 marque la reprise spectaculaire des relations entre la France et le Canada.

 

Les hésitations de la France

Portrait de Napoléon III, 1857

La priorité de politique étrangère de Napoléon III, qui dirige alors la France, a été le rapprochement avec la Grande-Bretagne, concrétisé en 1860 par un traité de libre-échange. De plus, d’octobre 1853 au traité de Paris de mars 1856, les deux pays sont alliés dans la guerre de Crimée. Lors de la visite de Belvèze, les relations franco-britanniques sont donc dominées par ce conflit et aucun des deux gouvernements ne cherche à importuner l’autre. Or, Belvèze rédige son premier rapport au sujet d’une éventuelle mission au Canada dans les derniers mois de 1853 et les ministres français en discutent jusqu’en mars 1855, en pleines opérations de Crimée. En conséquence, la conception de la mission se situe en dehors de toute tentative de rapprochement privilégié avec les Canadiens français.

Banquet en l'honneur du commandant de Belvèze

Depuis la loi du 26 juin 1849 qui a abrogé les actes de navigation, la Grande-Bretagne a mis fin au système mercantiliste. Le Canada peut donc commercer avec d’autres pays que sa métropole, comme la France. Jusque-là, les relations commerciales entre la France et le Canada étaient nécessairement réduites en raison du pacte colonial et ne portaient que sur des produits lourdement taxés,  impossibles à trouver en Grande-Bretagne. La France n’était d’ailleurs reliée au Canada par aucun câble ni ligne transatlantique directe, tous les échanges transitaient par Londres.

Afin de profiter des nouvelles dispositions légales, des agences consulaires françaises sont ouvertes en 1850 à Québec et à Sydney (Nouvelle-Écosse), puis en 1854 à Saint-Jean de Terre-Neuve et à Halifax, enfin l’année suivante à Montréal. Une fois approuvée par le Quai d’Orsay, la proposition de création de ces agences est transmise, avant la nomination d’un consul à Montréal, au consul général de France à Londres qui est chargé d’obtenir l’accord du gouvernement britannique.

La réticence de Drouyn de Lhuys, ministre français des affaires étrangères, à autoriser la mission de Belvèze est essentiellement politique : il reconnaît la valeur du projet, il sait que « ce n’est pas de nous que l’Angleterre se préoccupe pour l’avenir du Canada » et que l’accueil de la population serait « excellent », mais il ne voit pas de raison suffisante pour « montrer notre pavillon au Canada pour la première fois depuis que nous avons perdu ce pays à la suite d’une guerre malheureuse et mal conduite ». Les motifs et les intérêts pour expliquer qu’un bateau de guerre français apparaisse à Québec et Montréal devraient être « aussi évidents que considérables », or l’insignifiant commerce de la France dans la vallée du Saint-Laurent ne nécessite ni la protection ni la surveillance d’un bâtiment de la marine impériale, c’est pourquoi la mission lui paraît prématurée. Finalement, le ministre de la Marine emporte la décision, en insistant sur la portée strictement commerciale d’une mission destinée seulement à l’ouverture d’un nouveau marché, et sur la nécessité de profiter de la bonne entente entre la France et l’Angleterre. Drouyn de Lhuys compte sur « le tact et le bon esprit » de Belvèze pour que l’apparition du pavillon français à Québec ne justifie « aucune des appréhensions qu’il était de mon devoir de ne pas vous dissimuler ».

 

Un avertissement ou un espoir ?

La Capricieuse à son départ du port de Québec, le 27 août 1855

Un paradoxe apparaît clairement entre le succès immédiat obtenu par Belvèze au Canada, et sur lequel lui-même n’a jamais eu le moindre doute, et les très grandes précautions prises par les ministres des affaires étrangères de France, qui ont succédé à Drouyn de Lhuys. Alors que les ministres de la marine et du commerce Hamelin et Rouher n’ont pas tari d’éloges sur les résultats de la mission, Drouyn de Lhuys est resté totalement muet et s’est bien gardé d’accélérer le dossier canadien. La responsabilité de Belvèze n’est nullement en cause, car nous savons qu’une fois de retour en France, il peste contre l’injustice qui lui est faite en refusant sa promotion, même s’il met dans la balance son succès de l’été et que le gouverneur-général Head du Canada transmet à Londres ses très bonnes impressions sur cet officier. Belvèze n’a pas eu d’avancement en raison de ses prises de position royalistes et de ses constantes récriminations transmises souvent directement à l’empereur. En conséquence, il est mis à la retraite à la limite d’âge de son grade en 1861.

Octave Crémazie

Le gouvernement britannique, comme les autorités canadiennes, souhaitent que la mission de Belvèze débouche sur des résultats concrets, que ce soit la création d’un consulat ou la signature d’un traité de commerce. Or la France ne répond pas et quelques années plus tard la conjoncture internationale n’est plus aussi favorable. Toutefois, en 1859, le consul Henri-Philippe Gauldrée-Boilleau arrive à Québec comme premier consul de France. Il exprime alors l’intention de « consolider les bonnes impressions qui dataient de la mission du commandant Belvèze, que sa présence a réveillées », mais le ministère lui recommande « la plus extrême circonspection » et ne donne aucune réponse à son projet d’organiser une importante réception d’accueil pour répondre à celle qui avait été réservée en 1855 à La Capricieuse.  Dans les mois qui suivent, le consul parvient à trouver son équilibre  dans les aléas de la politique canadienne et britannique en définissant soigneusement son statut. Depuis lors, le Consulat de France à Québec, qui sera déplacé un moment à Montréal, joue un rôle essentiel pour les échanges entre la France et le Québec.

En France, la mission de la Capricieuse sonne comme un avertissement : le Quai d’Orsay décide de freiner l’enthousiasme des Canadiens français en retardant la nomination d’un consul, puis en répétant avec insistance des consignes explicites de prudence, tout en demandant la plus grande circonspection aux officiers de Marine et à tous les visiteurs.

Au Québec, au contraire, les poètes et les publicistes ont longtemps célébré  cet événement qu’ils considéraient comme exaltant et prometteur. Octave Crémazie et Jacques-Adolphe Marsais, par exemple, ont laissé de magnifiques poèmes inspirés par la venue de la Capricieuse. Si ces poèmes sont  largement oubliés aujourd’hui, ils signalent néanmoins l’importance symbolique de cet événement jugé exceptionnel à l’époque.


Jacques Portes
Professeur
Université de Paris-VIII, Saint-Denis

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Groulx, Patrice, « La Capricieuse en 1855 : célébrations et significations », Y. Lamonde et Didier Poton, La Capricieuse (1855) ; poupe et proue. Les relations France-Québec (1760-1914), Québec, PUL, 2006.

Le Jeune, Françoise, « Les relations France-Bas-Canada entre 1837 et 1855 : le Canada reconquis par la France ou la France reconquise par le Canada ? », Yvan Lamonde et Didier Poton. La Capricieuse (1855) : poupe et proue. Les relations France-Québec  (1760-1914), Québec, PUL, 2006.

Portes, Jacques, « La Capricieuse au Canada », Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 31,  n°3, décembre 1977.

Belvèze, Commandant de, Lettres choisies dans sa correspondance, 1824-1875, Bourges, Pigelet et fils & Tardy, 1882.

Lamonde, Yvan et Didier Poton, La Capricieuse (1855) ; poupe et proue. Les relations France-Québec (1760-1914), Québec, PUL, 2006. 

 

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