Louisiane

La Louisiane aujourd’hui : vivre en deux langues (2)

par Piccinin, Helgi

État du Mississipi

On assiste aujourd’hui à un regain d’intérêt pour la culture et le patrimoine francophone en Louisiane, après une longue période de recul causée principalement par l’obligation de s’instruire en anglais. Cette transformation forcée a mené à l’adoption de plusieurs éléments de la culture américaine et de la langue anglaise dans toutes les sphères de la société. De sorte qu’aujourd’hui, la première langue parlée en Louisiane est l’anglais et le nombre de personnes qui déclarent parler français à la maison a beaucoup diminué. Cependant, depuis 1968, il est de nouveau possible de s’instruire en français en Louisiane et la minorité francophone prend son avenir en main pour sauvegarder sa culture particulière. Fait à noter, la diffusion et la valorisation de la langue française par les jeunes se fait beaucoup par le biais de la culture et des arts. Le vidéaste Helgi Piccinin s’est penché avec attention sur ce sujet.

 

Article available in English : Louisiana Today—Living in Two Languages (2)

À quoi ça sert?

L'équipe de Vidéo Eldorado à leur départ à Québec

Je parle français. Je pense en français. J'écris en français. Je rêve en français. Bref, je ne le cache pas, je suis 100% francophone. Mais, me faisant l'avocat d'un esprit pragmatique, une de ces questions « À quoi ça sert? » m'a tracassé l'esprit tout le long de mon parcours en Louisiane. J'avoue même avoir eu quelques difficultés à formuler cette questiontant elle me semblait insolente. Surtout à l'égard de ceux qui ont dû se battre pour affirmer leur identité francophone et la préserver à travers des moments de l'histoire parfois éprouvants (revoir articles 2 et 3). Pourtant, il me semble pertinent de la poser sincèrement aujourd'hui afin de trouver les éléments qui la justifient. Je récapitule la situation. En 1990, 250 000 Louisianais disaient encore parler français à la maison. Dix ans plus tard, en 2000, près de 200 000 personnes affirmaient la même chose. Ces chiffres ne disent certainement pas tout, mais sont assez révélateurs : la proportion de gens qui parlent français en Louisiane va en diminuant. Le même constat pourrait sans doute être fait ailleurs en Amérique du Nord, mais la Louisiane est une zone géographique particulièrement isolée. La métaphore de la goutte d'eau dans un océan se prête bien à la réalité de cette minorité francophone vivant au sein du plus grand pays anglophone. Le contraste est flagrant. Alors, « À quoi ça sert? » me semble une question pertinente. À quoi cela peut-il bien servir d'entretenir encore une langue si minoritaire dans ce coin des États-Unis? Pourquoi investir autant d'efforts pour continuer à parler français en Louisiane?

 

Vivre au cœur de l'hégémonie

L'artiste Zachary Richard fut le premier à m'indiquer qu'on pouvait bien parler d'identité, d'héritage francophone et en être fier, maisque le véritable défi pour les jeunes aujourd'hui est de ne pas succomber totalement au pouvoir séducteur de l'influence anglo-américaine. Si l'hégémonie de ce qu'on appelle la « culture américaine » est présente partout à travers lemonde, la Louisiane y est bien sûr particulièrement exposée. Au niveau linguistique, l'anglais s'est infiltré partout, au point de devenir, et de loin, la langue principale. « Et puis souvent le français est confiné à un ghetto : la famille ou l'école. Ce qui n'intéresse personne. En tout cas, moi quand j'avais 14 ans, je me foutais de ma famille et puis de l'école », admet Zachary. La vérité, c'est qu'à 14 ans, il se soucie peu de son héritage francophone et n'a envie que de s'amuser avec ses amis. Voilà le véritable objectif à atteindre selon lui : « (...) s'assurer que les jeunes puissent faire des conneries en français. Il ne s'agit pas de parler une langue, faut avoir quelque chose à faire dans la langue. »

 

 

Lorsque je repense à tous ces jeunes Louisianais rencontrés au cours de ce voyage, il me semble avoir décelé un véritable attachement de leur part quant à cet héritage francophone. Malgré cela, je suis aussi forcé d'admettre que la majorité ne parlent plus français aujourd'hui, excepté quelques bribes attrapées ça et là. La plupart du temps, c'est en anglais que nous avons pu communiquer. Pourtant, beaucoup de Louisianais regrettent que cet héritage ne leur ait pas été légué et manifestent un véritable intérêt à apprendre le français. Leur volonté sera-t-elle assez forte pour renverser la tendance à l'anglicisation? Ma recherche m'a conduit vers des modèles plutôt optimistes. Certainsont certainement réussi à trouver des voies pour s'exprimer en français dans cette Louisiane contemporaine. Cédric Watson, le musicien créole, redonne un souffle nouveau à la musique zydeco traditionnelle (voir article 1). Rocky McKeon, par sa musique et ses projets artistiques, brise les clichés du pittoresque « cajun » et encourage l'utilisation du français louisianais. Stephen Juan Ortego, entrepreneur et visionnaire, développe les réseaux d'entreprise bilingues en proposant des services de traduction (voir article 4). Chacun d'entre eux réussit à réaliser des projets grâce au français. Parler une langue minoritaire leur aura permis de créer de nouvelles opportunités.

Cédric Watson, après son concert lors du Festival International de Louisiane à Lafayette

L'enthousiasme de Cédric Watson à l'égard du français, sa deuxième langue, illustre l'ouverture et l'intérêt qu'offre l'apprentissage des langues. « J'aime la langue française et aussi, j'aime l'anglais. C'est ça que je parle. C'est ma première langue », me révèle Cédric après avoir expliqué comment il a réussi à apprendre le français alors que ses parents ne le parlaient pas. Peut-être y a-t-il des choses qui s'expriment mieux dans une langue plutôt qu'une autre?

 

De la lutte du français à la lutte des langues

À Saint-Martinville, la légende voudrait que les protaganistes inspirant le célèbre poème Evangeline à Henry-Wadsworth Longfellow, Emmeline Labiche et son fiancé Louis Arsenaux, se soient retrouvés sous ce chêne après avoir été séparé en Nouvelle-Écosse a

Pour poursuivre dans ce vent d'optimisme, Élaine Clément cite en riant de bon cœur deux exemples tirés de vieux articles de magazines. À presque 100 ans d'écart, ils font le même pronostic linguistique pour la Louisiane. Life en 1893 et Harper's en 1971 annonçaient la fin du français en Louisiane! En 2009, nous sommes forcés de constater que le français n'est pas mort.

 

« On mène, dans un sens, le mouvement des langues aux États-Unis. » Ces mots prononcés par Élaine me semblent d'une importance capitale. Par cette affirmation, elle lie la lutte du français en Louisiane à une sphère beaucoup plus large et universelle, celle du respect et de la compréhension des peuples. Je ne peux m'empêcher d'associer ses propos à cette histoire de l'Ancien Testament, la Tour de Babel. Dieu punit les hommes de vouloir construire une tour atteignant les cieux en multipliant les langues afin qu'ils ne puissent plus communiquer entre eux. Mais à bien y penser, la punition ne se résume pas tant à la multiplication des langues, qu'à l'incapacité de l'homme de toutes les parler. Lorsque je lui demande de se projeter dans la tête d'un voyageur qui découvrirait la Louisiane dans 50 ans, Élaine partage toute l'étendue de son idéal : « Moi, mon espoir, c'est que tu vas revenir trouver, pas du monde bilingue, mais trilingue et quadrilingue. »

 

« Une personne qui parle deux langues vaut deux personnes »

David Chéramie, aujourd'hui directeur du CODOFIL mais aussi écrivain francophone, n'a appris le français qu'après ses études universitaires, à l'âge de 22 ans. C'est à l'université de Miami que le déclic s'est fait. Il se lie d'amitié avec des Cubains dont il admire les capacités à passer de la culture américaine à la culture cubaine en maniant à la fois la langue anglaise et espagnole. Pourquoi ne pourrait-il pas en être ainsi pour lui avec le français et son identité cadienne?

Jeune femme portant fièrement l'affiche
 VIDÉO 4 : David Chéramie et les 2 lunettes (2 min 6 sec)

 

Si David Chéramie a senti un manque identitaire se comble rlorsqu'il a appris le français, cette deuxième langue lui ouvre aussi l'esprit à une autre manière de voir le monde : « (...) c'est comme si beaucoup de barrières tombaient. J'ai compris beaucoup de choses de ma propre culture, de ma propre vie que je n'avais pas tout à fait saisi parce que je ne les voyais qu'à travers les seules lunettes que me donnait l'anglais. Maintenant, j'avais une autre paire de lunettes. » Si certaines valeurs sont universelles, il n'y a pas qu'une façon d'interpréter les réalités du monde. Les langues sont des outils pour communiquer, mais aussi pour comprendre les différences. À cet égard, David Chéramie ne pourrait mieux répondre au sceptique qui est en moi et ressasse cette question « À quoi ça sert de parler français? » Passant de la métaphore des lunettes à la réalité de l'école, il m'explique que des études réalisées dans des classes d'immersion révèlent chez les élèves de plus grandes habiletés intellectuelles pour approcher les problèmes et trouver des solutions.

 

« On est tous des américains avec un goût un peu différent »

J'ose formuler ma question de manière détournée à Élaine Clément : « S'il y a une utilité à la langue, soit. Sinon, pourquoi la protéger? Juste parce que c'est la tradition? » Avec une forte charge d'émotion, Élaine n'hésite pas un instant pour trouver les mots justes et me répondre. Elle commence tout d'abord par me reprendre sur le mauvais emploi du mot « protéger » : « Si je dois protéger quelque chose, je le mets dans un musée et je ne m'en sers plus. (...) Non, pour moi c'est vraiment une langue vivante. » Elle enchaîne en m'expliquant que pour elle, il s'agit d'une lutte personnelle liée au respect qu'elle voue à son héritage et à ses ancêtres qui se sont battus pour demeurer francophones. Cette histoire la conduit aujourd'hui non pas à « protéger » ou «préserver » cette mémoire, mais plutôt à participer au développement de cette culture afin qu'elle demeure bien vivante. Au-delà d'un certain sentiment d'appartenance à une histoire et à sa mémoire, la lutte pour la langue française en Louisiane est aussi l'affirmation de la valeur accordée à la différence. Pourquoi Élaine se bat-elle pour sa langue? Parce que c'est aussi sa façon d'affirmer son identité américaine : « Moi je dis, c'est ce queç a veut dire d'être américain. »

 VIDÉO 6 : Élaine Clément (2 min 50 sec)

Épilogue

Le temps de la musique: l'auteur et un comparse accordéoniste

La Louisiane m'a fasciné. Sans doute parce qu'en tant que Franco-Québécois, j'étais naturellement attiré par cette surprenante présence d'une minorité francophone au sein de cette majorité anglophone. Or, comme je le disais à la fin de mon premier article, en Louisiane rien n'est complètement blanc, ni complètement noir. Tout est mélangé. Les gens, les cultures et les identités. Un monde sans couleurs, sans saveurs, sans odeurs, dans lequel tous seraient pareils n'aurait plus d'attrait pour le voyageur que je suis. La Louisiane francophone représente une diversité dans toute sa beauté et la lutte qu'elle mène pour que cette diversité demeure vivante est une lutte universelle qui inspire le respect des cultures et des peuples. Quoiqu'on utilise comme argument, cela passe aussi par les langues. Les langues servent à comprendre les différences. Comprenons-nous les uns les autres. Voilà la leçon que je retire de ce voyage en Louisiane.

 

Helgi Piccinin
Vidéo Eldorado 

 

 

 

 

 

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Vidéos
  • Cédric Watson: pourquoi parler français? (1min12sec) « J’aime la langue française et aussi, j’aime l’anglais. C’est ça que je parle. C’est ma première langue », me révèle Cédric Watson après avoir expliqué comment il a réussi à apprendre le français alors que ses parents ne le parlaient pas. Pour lui, l’enseignement de la langue aux enfants et le fait de parler avec ses amis sont des actions importantes pour que le français demeure bien vivant en Louisiane. Montage : Helgi Piccinin. Production : Vidéo Eldorado. Équipe Vidéo Eldorado : - Benjamin Gadoury - Nicola Bannatyne - Helgi Piccinin - Erik Ayotte - François Guinaudeau - Mike Taylor - Lucie Zappa - Morgane Stein - Frank Trudel - Céline Jaegler.
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    Durée : 1 min 12 sec
  • David Chéramie et les 2 lunettes (2min6sec) David Chéramie n’a appris le français qu’après ses études universitaires, à l’âge de 22 ans. À Miami, il se lie d’amitié avec des Cubains dont il admire les capacités à passer de la culture américaine à la culture cubaine en maniant à la fois la langue anglaise et espagnole. Pourquoi ne pourrait-il pas en être ainsi pour lui avec le français et son identité cadienne? Montage : Helgi Piccinin. Production : Vidéo Eldorado. Équipe Vidéo Eldorado : - Benjamin Gadoury - Nicola Bannatyne - Helgi Piccinin - Erik Ayotte - François Guinaudeau - Mike Taylor - Lucie Zappa - Morgane Stein - Frank Trudel - Céline Jaegler.
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    Durée : 2 min 6 sec
  • David Chéramie et les études sur les gens qui parlent 2 langues (1min40sec) David Chéramie explique que des études réalisées dans des classes d’immersion révèlent chez les élèves de plus grandes habiletés intellectuelles pour approcher les problèmes et trouver des solutions. « Si on a deux langues, on sait que l’autre est différent. », on peut donc comprendre plus facilement des points de vues différents. Montage : Helgi Piccinin. Production : Vidéo Eldorado. Équipe Vidéo Eldorado : - Benjamin Gadoury - Nicola Bannatyne - Helgi Piccinin - Erik Ayotte - François Guinaudeau - Mike Taylor - Lucie Zappa - Morgane Stein - Frank Trudel - Céline Jaegler.
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    Durée : 1 min 5 sec
  • Élaine Clément (2min50sec) Lorsqu’on parle de la culture francophone en Louisiane, Élaine Clement n’aime pas l’utilisation des termes « protéger » ou « préserver ». Il y a une marge entre conserver des reliques dont on ne sert plus dans un musée et participer au développement d’une culture vivante. La lutte pour la langue française en Louisiane est aussi l’affirmation de la valeur accordée à la différence. « On est tous des Américains avec un goût un peu différent ». Montage : Helgi Piccinin. Production : Vidéo Eldorado. Équipe Vidéo Eldorado : - Benjamin Gadoury - Nicola Bannatyne - Helgi Piccinin - Erik Ayotte - François Guinaudeau - Mike Taylor - Lucie Zappa - Morgane Stein - Frank Trudel - Céline Jaegler.
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    Durée : 2 min 50 sec
  • Elaine Clément: mener la lutte des langues!!! (1min 42sec) À ma question : « Vais-je encore trouver des francophones en Louisiane dans 50 ans? », Élaine Clement me répond que la mort du français en Louisiane est annoncée depuis fort longtemps. Pourtant, il est encore là. À la fois positive et pleine d’espoir, elle m’avoue que dans 50 ans, elle souhaiterait qu’en Louisiane, les gens puissent non pas être bilingues, mais trilingues, voire même quadrilingues. Montage : Helgi Piccinin. Production : Vidéo Eldorado. Équipe Vidéo Eldorado : - Benjamin Gadoury - Nicola Bannatyne - Helgi Piccinin - Erik Ayotte - François Guinaudeau - Mike Taylor - Lucie Zappa - Morgane Stein - Frank Trudel - Céline Jaegler.
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    Durée : 1 min 25 sec
  • Zachary Richard: «Faire des conneries en français» (1min31sec) Selon Zachary Richard, le véritable défi pour les jeunes aujourd’hui est de ne pas succomber totalement au pouvoir séducteur de l’influence anglo-américaine. Le français doit sortir de son ghetto familial ou de l’école : « Il s’agit pas de parler une langue, faut avoir quelque chose à faire dans la langue. » Montage : Helgi Piccinin. Production : Vidéo Eldorado. Équipe Vidéo Eldorado : - Benjamin Gadoury - Nicola Bannatyne - Helgi Piccinin - Erik Ayotte - François Guinaudeau - Mike Taylor - Lucie Zappa - Morgane Stein. - Frank Trudel - Céline Jaegler.
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    Durée : 1 min 29 sec
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