Tombeau de Champlain

par Sagnes, Sylvie

Champlain [c. 1908]

Le tombeau du fondateur de Québec, Samuel de Champlain, reste à ce jour introuvable. De fait, l'intérêt de ce patrimoine sans cesse attendu et espéré réside essentiellement dans les enjeux symboliques que sa localisation cristallise depuis plus de cent ans. Dans l'histoire mouvementée de cette quête acharnée, les fouilles de 1988 du géographe et archéologue René Levesque marquent un tournant décisif puisqu'alors, le bien-fondé même de la recherche est remis en cause. Mais la raison archéologique est une chose, la raison symbolique en est une autre. Indexée aux nouveaux idéaux de la modernité québécoise, cette dernière ravive encore et toujours le désir de retrouver les restes du père de la Nouvelle-France.


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Une longue histoire

Couverture du livre «Découverte du tombeau de Champlain», 1866

L'affaire du tombeau de Champlain commence à Québec en 1866 avec la publication de la Découverte du tombeau de Champlain. Les auteurs de cet opuscule, les prêtres Charles-Honoré Laverdière et Henri-Raymond Casgrain, tirent parti de la découverte d'une voûte contenant des ossements, lors de travaux d'excavation réalisés au pied de l'escalier Casse-Cou en 1854. L'épisode se situe plus d'un siècle après la Conquête, à quelques mois de la Confédération (1867). Le sentiment « national » des Canadiens français favorise alors le développement d'une histoire « nationale » et la fabrique de héros « nationaux » dont Champlain.

La prétendue découverte des deux abbés ne passe pas inaperçue, tant et si bien qu'elle ouvre sur la querelle dite « des antiquaires ». Épousant le tournant du siècle, portant tour à tour sur la paternité des trouvailles ou sur la validité des conclusions avancées, la controverse se régénère avec la découverte de nouvelles données archéologiques et archivistiques. Scandée par les publications de plaquettes, relayée par la presse, parfois récupérée par les partis politiques, la polémique se déploie dans un climat politique porté à la célébration de l'identité canadienne-française et la commémoration du passé. L'acharnement à retrouver Champlain est à la mesure du culte qu'on lui rend et dont témoignent l'inauguration de sa statue en grandes pompes en 1898, puis le tricentenaire de la fondation de la ville en 1908.

Dans les années 1940, on assiste à la renaissance de l'intérêt pour le tombeau de Champlain avec l'initiative isolée de Claude-Vernon Johnson, qui use de la radiesthésie, ou « télévision métaphysique », selon son expression. Puis, dans l'élan commémoratif du 350e anniversaire de la fondation de Québec, Honorius Provost et, surtout Silvio Dumas, prennent le relais. Ce dernier réalise des fouilles avec l'appui de la Société historique de Québec, tandis que Paul Bouchard d'Orval publie un état de la question sous l'égide de la Société nationale Samuel de Champlain, créée en 1949. L'heure n'est plus à la « chicane », mais aux résultats.

Plaque commémorative apposée rue Buade, à Québec, par la Commission des monuments et sites

Les fouilles entreprises aboutissent à la découverte de ce que l'on pense être l'église Notre-Dame-de-Recouvrance et la chapelle Champlain. Deux plaques, apposées sur les murs de la rue Buade en font une certitude. Ces conclusions doivent néanmoins composer avec l'absence criante de toute trace d'inhumation. Dumas avance alors l'hypothèse, déjà formulée à la fin du XIXe siècle, d'une possible translation de la dépouille dans la crypte de la cathédrale-basilique Notre-Dame, translation dont la mention aurait été perdue.

L'affaire n'est pas close pour autant. Une nouvelle génération d'archéologues relance le débat dans les années 1970. En 1977, Michel Gaumond, avec Jacques Langlois, propose une nouvelle hypothèse dont la teneur importe moins que son auteur, que d'aucuns considèrent comme le père de l'archéologie au Québec. Formé à l'archéologie à l'Université Laval, co-fondateur de la Société d'archéologie de Québec en 1959, Gaumond est nommé en 1961 directeur technique du service d'archéologie nouvellement créé au sein du ministère des Affaires culturelles du Québec. « Père », il n'en est pas moins « fils », et les pages qu'il consacre au tombeau de Champlain s'inscrivent dans une tradition archéologique québécoise toute obsédée par la trace du fondateur de la Nouvelle-France. Le chercheur René Lévesque (1925-2007), plus habité encore par ces obsessions, fait paraître sa propre hypothèse dans la revue Forces en 1978. Géographe, philosophe et théologien de formation, il est aussi dès son plus jeune âge un archéologue de passion. Il voue tout aussi précocement une admiration sans limite à Champlain.

 

Une émotion sans objet

La quête du tombeau prend une autre tournure en 1988. Secondé par son émule Charles Beaudry, Lévesque revient cette année-là sur le devant de la scène, tenant d'une nouvelle piste, inspirée d'un certain Thomas O'Leary qui, en 1884, dans le Quebec Daily Telegraph, localisait la sépulture de Champlain sous la chapelle Saint-Joseph, dans la cathédrale-basilique de Québec. Lévesque et Beaudry y entreprennent des fouilles secrètes et trouvent effectivement un cercueil. Louis-Guy Lemieux, un journaliste du journal Le Soleil associé aux fouilles, rend publique la découverte le 2 juillet 1988

Samuel de Champlain

Par la voix de Michel Gaumond, le ministère des Affaires culturelles  réagit promptement. Il dénonce le caractère illégal de la fouille, récuse l'hypothèse défendue et met en doute les compétences de Lévesque. Un bras de fer s'engage alors. Le comité d'experts nommé conclut très vite qu'il ne s'agit pas du tombeau de Champlain mais de celui d'un père jésuite mort en 1879 et il s'oppose fermement à l'ouverture de la sépulture.  L'affaire, qui a pris les proportions d'une émotion patrimoniale, est close pour le ministère. Ou presque. Charles Beaudry obtient un permis de fouilles et les recherches se poursuivent jusqu'à la mi-octobre, sans résultat, mais non sans quelques ultimes passes d'armes. Le débat, auquel l'opinion publique est appelée à prendre part, ne saurait cependant être entendu comme un avatar de la vieille « querelle des antiquaires ».

Dans le camp de Lévesque, on se pose en victime. La rhétorique déployée est clairement celle de la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Accusés d'abus de pouvoir, les archéologues professionnels se défendent en stigmatisant l'amateurisme et ses travers : effraction de la loi, manque de méthode, absence de restitution, pillage, voyeurisme, sensationnalisme, nécrophagie, etc. Ce faisant, les archéologues de métier affirment que leur discipline est devenue une science à part entière, avec des protocoles, règles et exigences, ainsi que de nouveaux questionnements et objets. Pareille reconfiguration ne laisse pas de place à une quête comme celle du tombeau de Champlain. L'affaire n'est dont pas qu'un banal conflit d'intérêt entre catégories d'acteurs antagonistes : on a plutôt affaire à une crise d'identité de l'archéologie québécoise, à la collision de deux âges de la discipline. Car, contrairement à ce que laissent entendre les professionnels, la nouvelle archéologie n'est pas si bien assise. Peu représentée numériquement, elle est le fait d'une institutionnalisation et d'une professionnalisation encore balbutiantes. S'ajoutent à ces facteurs de fragilité - outre le fait que la loi « n'a pas de dents », comme le déplorent encore aujourd'hui les archéologues - la difficulté de faire apprécier au public une archéologie dépourvue de monumentalité, d'ancienneté, d'exceptionnalité, aux antipodes de l'archéologie grecque, romaine ou égyptienne. Prise en étau entre les niveaux provincial et fédéral et entre des stratégies concurrentes d'affirmation nationale, cette archéologie peine en plus à imposer sa posture d'objectivité.

 

Le temps des résurgences

Couverture du livre de René Levesque, 1992

Après le coup d'éclat de 1988, René Lévesque revient à la charge. En 1989, il s'enthousiasme pour l'hypothèse de Georges Gauthier-Larouche puis, en 1991, pour celle de René Robitaille. Entre alors en scène un acteur jusque là discret, la mairie de la ville de Québec. Au printemps 1989, elle engage des archéologues pour une « étude de potentiel ». Les « champliniens » se réjouissent, mais déchantent vite. La conclusion du rapport Niellon, Nadon et Faubert est sans appel : la quête est non seulement impossible, elle est de surcroît inutile. L'archéologue municipal, William Moss, renchérit en 1991 en défendant l'idée selon laquelle Champlain aurait déjà été trouvé, en 1843, à l'occasion de la démolition du premier mur d'enceinte. C'est ce que suggèrent quelques lignes parues dans le Quebec Mercury, en 1843, rapportant la découverte d'un sépulcre. Au printemps 1992, la Mairie décide d'entreprendre des fouilles préventives avant la construction de la chapelle commémorative de l'évêque Laval, rue Buade, là où, précisément, Robitaille situe les restes de Champlain. L'intention sous-jacente est de mettre un point final à l'affaire Champlain. Mais ces fouilles, loin d'éteindre l'ardeur des « champliniens » du moment, l'alimentent de nouvelles données et inspirent de nouvelles hypothèses.

Quoiqu'il en soit de l'effet involontairement pervers des initiatives municipales, reste que la Mairie, comme le ministère des Affaires culturelles en 1988, ne se situe pas toujours clairement. En 1998, Lévesque n'obtient-il pas une subvention de 5 000 $ pour vérifier une autre de ses hypothèses ? Sous l'œil des caméras convoquées à cette l'occasion, la fouille se termine de manière burlesque dans la chambre froide d'un restaurateur chinois. De la même manière, l'on peut souligner l'ambiguïté du Ministère qui autorise ces fouilles, comme il permet à Jean Morin d'effectuer des sondages au géoradar et des forages en 2006.

Malgré les appels réitérés à la raison de la « bonne » archéologie scientifique, malgré la mise à l'index de l' « archéologie folklorique », les carrières fragilisées ou avortées, les fiascos successifs et le discrédit inhérent à ces déconfitures en série, force est d'admettre que le désir de retrouver Champlain demeure bien vivace dans le cœur des fouilleurs et même au-delà, jusque dans les ministères. Il est là, discret, souterrain. Il se sait illégitime dans l'échec, mais légitime dans le succès et capable de susciter l'émotion populaire. Ainsi cherche-t-on toujours Champlain, mais loin de tout tapage médiatique.

Caricatures relatives aux fouilles réalisées par l'archéologue René Lévesque dans les années 1980

Les ressorts d'une quête obstinée

Quel est le ressort de cette constance en clair-obscur ? Qu'est-ce qui contrarie le complet triomphe de la raison archéologique ? Si l'on renverse la perspective, on peut aussi s'étonner de ce commencement de triomphe, et avec lui, du refoulement de l'émotion.

L'archéologue Marcel Moussette répond en termes de réparation : « L'on se demande si le but premier de cette démarche, qui se poursuit maintenant de génération en génération, ne serait pas de réparer la négligence des ancêtres ». Le souci d'en finir avec ce sentiment collectif de culpabilité n'exclut pas d'autres explications, en particulier l'attrait du mystère. Si, chez certains, les échecs successifs ne provoquent que rires et moqueries, pour d'autres, ils participent d'un mystère toujours plus épais, d'une énigme toujours plus complexe, d'un défi toujours plus difficile et exaltant à relever. En somme, il en va du tombeau de Champlain comme du tombeau d'Alexandre le Grand.

La statue de Champlain

Opère aussi, dans cette affaire, la charge symbolique associée aux restes humains. En témoignent, a contrario, les faibles réactions que suscitent en 1988 les artefacts trouvés Place Royale sur le site de l'Habitation de Champlain. Le contraste ne joue pas seulement en faveur des supposés restes de Champlain, l'engouement se vérifiant pour toutes les découvertes de sépultures à Québec. Peut-on y reconnaître l'irrépressible besoin d' « enracinement » des Québécois qu'exacerbe leur séculaire position de dominés ? La réponse ne va pas de soi. Car si on se plaît à retrouver ces morts, on semble bien disposé à les perdre, à commencer par le fondateur de Québec. Pareille attitude relève d'une ambiguïté que l'on peut rapporter aux oscillations qui marquent par ailleurs le mythe Champlain.

Si René Lévesque pousse le culte à l'extrême, jusqu'à ériger son héros en alter-ego et à soutenir que « Champlain (le) cherche » (Le Soleil, 6 avril 2000), tous les Québécois ne se s'identifient pas nécessairement au père de la Nouvelle-France. Certains, comme l'historien Marcel Trudel, se sont même employés à déconstruire le mythe. Champlain n'est évidemment pas l'unique héros québécois, ni même occidental, à souffrir de ce désamour manifeste, symptôme du malaise qui traverse depuis un demi-siècle toutes les histoires nationales, et, en amont, les identités nationales que ces histoires étayent. Au Québec, la désaffection des mythes fondateurs prend néanmoins un tour singulier, car si, ici, l'histoire s'avère plus désenchantée, sans doute est-ce en raison de sa difficulté à composer avec la notion de plus en plus prégnante de pluralisme culturel.

D'une génération à l'autre, l'on aurait tort cependant de préjuger d'une évolution linéaire à l'issue de laquelle le mythe de Champlain se verrait renversé. À cet égard, les fêtes du 400e anniversaire de la fondation de Québec ont formé un bon observatoire de cette ambivalence. Champlain s'y est vu détrôné par une multitude de héros, élus parmi ses contemporains et ceux qui ont marqué les quatre siècles d'histoire de la ville. Mais le père de la Nouvelle-France, bien que concurrencé, n'a pas déserté le panthéon québécois. Du reste, ce n'est pas à un, mais à des Champlain que nous avons affaire. Le Saintongeais se démultiplie, en ce sens que chacun s'approprie et se taille un héros à sa mesure. Cette diffraction se double d'une autre évolution qui touche aux valeurs incarnées par Champlain, à savoir le dialogue des cultures, l'égale dignité des peuples, la liberté, le droit d'être soi-même, etc. Au diapason de notre modernité individualiste, le nouveau Champlain diffère et même s'oppose à l'ancien. La célébration de ce nouveau père fondateur, plus que jamais déconnectée de la revendication nationaliste, ne requiert ni restes, ni tombeau. La quête obstinée de sa sépulture a toutes les raisons d'entrer en clandestinité.

 

Sylvie Sagnes
Chargée de recherches CNRS, France
Equipe LAHIC (CNRS, EHESS, Ministère de la Culture)

 

 

Bibliographie

Centlivres, Pierre et Daniel Fabre, Françoise Zonabend, (Dir.), La fabrique des héros, Paris, MSH, 1999. 

D'Avignon, Mathieu, Champlain et les fondateurs oubliés : les figures du père et le mythe de la fondation, Québec, Presses de l'Université Laval, 2008.

Drouin, François et Jean-Marie Lebel, « Le roman-feuilleton du tombeau de Champlain », Cap-aux-Diamants, 4, n°3, 1988, pp. 45-48.

Litalien, Raymonde et Denis Vaugeois (Dir.), Champlain, la naissance de l'Amérique française, Paris / Sillery, Nouveau Monde / Septentrion, 2004.

Moussette, Marcel, « Un héros sans visage : Champlain et l'archéologie », Les Cahiers des Dix, n°54, 2000, pp. 13-44.

Nelles, Henri Vivian, L'histoire spectacle. Le cas du tricentenaire de Québec, (traduit de l'anglais par Hélène Pare), Québec, Boréal, 2003.

Picard, François, Les traces du passé, Québec, Presses de l'Université de Québec, 1979.

Rudin, Ronald, L'histoire dans les rues de Québec. La célébration de Champlain et Mgr de Laval, 1878-1908, Québec, Presses universitaires de Laval, 2005.

Sagnes, Sylvie, « Champlain dans le roman historique », in  Tulloch, Elspeth et Andrea Cabajsky (Dir.), Représentation de l'histoire dans les littératures du Canada et du Québec / Imagining history in the literatures of Canada and Quebec, Actes du 133e Congrès du CTHS, Paris, CTHS, à paraître.

 

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