Québec, d'hier à aujourd'hui

Maison Kent à Québec

par de Raymond, Maryvonne

Façade contemporaine de la maison Kent, 2004

La Maison Kent située dans la haute ville, à proximité du château Frontenac, est l'une des plus anciennes maisons de Québec. Construite à la fin du XVIIe siècle par les Chartier de Lotbinière, elle appartient au patrimoine de la ville. L'intérêt de cette maison réside non seulement dans ses murs vénérables, mais aussi dans l'histoire mouvementée des nombreux personnages qui s'y sont succédés. Au cours des générations, une trentaine de figures historiques ont contribué à tisser l'histoire de la ville et de la province de Québec, au fil des débats et des combats de la société canadienne-française. Ce lieu de mémoire, jalon de l'héritage culturel du Québec, a toujours été un trait d'union avec la France tout au long de son histoire, et encore plus depuis 1980, puisque cette maison abrite le Consulat général de France à Québec.

 

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La Maison Kent aujourd'hui

Vue aérienne contemporaine du secteur. La maison Kent est aisément reconnaissable grâce à son toit bleu

La Maison Kent a été nommée ainsi à la suite du passage du fils du roi George III, le prince Edward Auguste, futur duc de Kent, qui l'a louée de 1791 à 1794 à son propriétaire, le juge anglais Adam Mabane. Aujourd'hui encore, les Québécois la connaissent sous ce nom. Classée Monument historique depuis 1952 par le gouvernement du Québec, elle constitue un lieu essentiel de l'arrondissement du Vieux Québec, inscrit au Patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 1985. Cet immeuble a été acheté par la France le 23 juillet 1980 pour y loger son consulat : on l'a choisi pour son emplacement au cœur du Québec historique, à proximité notamment du couvent des Ursulines (où vécut  Mère Marie de l'Incarnation) et du Séminaire, premier siège de l'Université Laval. Ce choix  tient également à sa proximité avec plusieurs sites politiques et gouvernementaux, tels que l'Hôtel de Ville, le Parlement et le ministère des Relations internationales.

À l'origine du lieu de mémoire

Acte de vente de la maison, de Denis Duquet à Marie-Barbe d’Ailleboust, 5 juillet 1665

La Maison Kent est l'œuvre des premiers Français à s'installer au Québec. Denis Duquet, bourgeois commerçant débarqué au Canada avec d'autres colons venus de France reçoit des terres en 1655. Ces terres s'étendent alors du chemin du Cap Rouge (ou chemin Saint Louis) jusqu'au Cap aux Diamants (NOTE 1). Duquet et son épouse, Catherine Gaulthier de La Chesnaye, s'étaient liés d'amitié avec Marie-Barbe et Louis d'Ailleboust, alors gouverneur de Montréal. Après avoir perdu son mari en 1660 , Madame d'Ailleboust achète la résidence  des Duquet le 15 juillet 1665 (NOTE 2). Investie auprès des malades chez les sœurs Augustines, où elle veut finir ses jours, Marie-Barbe d'Ailleboust leur lègue cette propriété du chemin Saint-Louis (NOTE 3) le 5 juillet 1670. Mais les soeurs préfèrent céder ce bien l'année suivante à Louis Théandre Chartier de Lotbinière, procureur fiscal puis lieutenant de Québec (NOTE 4). Après des démêlés avec les religieux et l'administration de Québec, celui-ci en fait don à son fils, René-Louis, juge de la prévôté de l'Amirauté et directeur de l'Hôpital général de la ville (NOTE 5), qui y  habitera avec ses parents et ses six enfants pendant vingt-cinq ans.

Étapes d'édification et personnalités marquantes

René-Louis Chartier de Lotbinière fait construire une nouvelle maison en pierre sur le terrain de Denis Duquet, un peu en retrait de la première. La famille Chartier de Lotbinière y emménage en 1701. À sa  mort, le 3 juin 1709, les enfants héritent du domaine ; or, des charges trop lourdes pesant sur eux, ils vendent la maison ainsi que le jardin avec son puits et ses dépendances, à Jean-Baptiste Maillou, architecte et entrepreneur des travaux du Roi, le 14 mars 1713. Le procès-verbal de la transaction décrit cette maison, dite de « maçon », située entre les rues Saint-Louis et Mont-Carmel comme « une maison de plus ou moins 50 pieds de long sur plus ou moins 30 pieds de large consistant en deux étages dont un dans les mansardes, dans lesquelles il y a quatre chambres à feu, une cuisine, deux salles et deux cabinets, une cave en dessous et des greniers au-dessus, couverte en bardeaux, au-devant de laquelle il y a une cour sur ladite rue Saint-Louis, close par le bas de l'emplacement clos de pieux, et au derrière de ladite maison sont des jardins dans lesquels il y a une quantité d'arbres fruitiers et une glacière... » (NOTE 7) Il s'agit donc d'une grande maison confortable.

En 1736, Jean-Baptiste Maillou fait construire sur un terrain adjacent qui lui appartient une autre maison en pierre. Celle-ci, connue aujourd'hui sous le nom de « Maison Maillou », est d'ailleurs elle aussi classée parmi les Lieux et monuments historiques du Canada. Maillou s'y installe avec sa femme, après un va-et-vient entre les deux propriétés. À sa mort, le 14 mars 1753, son fils Vital (NOTE 8) hérite des deux maisons qu'il loue de 1757 à 1760 à Michel Gaspard Chartier de Lotbinière, ingénieur militaire. Le 1er juin 1758, Maillou cède la propriété à Jean-Baptiste-Nicolas Roch de Ramezay, officier, qui revient d'une mission en Acadie (NOTE 9). Mais des événements déterminants pour l'avenir de la Nouvelle-France surviennent cette année-là et la reddition de Québec aux mains des Anglais est officielle le 18 septembre 1759. Ramezay, qui commandait la garnison, comprend que ses jours sont comptés en Nouvelle-France et, en quittant Québec le 22 septembre, il confie à son épouse la charge de vendre la propriété en son absence.

Après la Conquête, l‘édifice devient successivement la propriété de divers négociants, hommes d'affaires, personnalités politiques et économiques anglaises, et son architecture est modifiée. Des commerçants fortunés, dont John Bonfield (NOTE 10) et surtout le négociant anglais James Strachan qui a le plus transformé la maison, tant extérieurement qu'intérieurement (NOTE 11), l'habitent tour à tour. Ainsi, le bâtiment a été renforcé après la guerre pour que Strachan puisse réaliser des appartements. 

Le duc de Kent

À la suite de l'assaut des Américains sur Québec en 1775, les affaires de Strachan, notamment dans le domaine de la traite de fourrures, périclitent à tel point que le 24 octobre 1777, il doit vendre sa maison de la rue Saint-Louis au juge Adam Mabane (NOTE 12), qui est alors membre du Conseil de la Province de Québec. Ce Britannique d'origine écossaise suit attentivement les conséquences politiques de l'Acte de Québec, notamment l'élaboration de l'Acte constitutionnel. Il se retire de la vie active en 1791 dans sa maison de Sillery et loue la propriété de la rue Saint-Louis, en janvier de la même année, au prince Edward, futur duc de Kent, qui vient d'être nommé à Québec pour commander la garnison.

Le juge Mabane meurt le 3 janvier 1792 et sa sœur Isabella hérite de ses propriétés. Elle conserve la maison et la loue à Jacob Mountain, évêque anglican de Québec en mission de diffusion de la foi protestante dans la région, ainsi qu'au prince Edward. Durant son séjour à Québec, le prince est accompagné par Thérèse Bernardine Mongenêt - qui voyage sous le pseudonyme de Julie de Saint-Laurent - qu'il a rencontrée auparavant en Europe. N'étant pas son épouse officielle, elle tint un rôle discret auprès de lui, l'accompagnant dans des dîners champêtres ou des réunions intimes chez leurs amis et les recevant dans leur résidence de la rue Saint-Louis. L'idylle prolongée d'Edward avec Julie de Saint-Laurent, mène, en janvier 1794, à l'interruption de la mission du prince pour « raison d'État ». Le 19 décembre 1804, Isabella Mabane finit par vendre la propriété à l'Écossais John Craigie, qui occupe le poste de commissaire général des dépenses militaires du Canada. Celui-ci fait entreprendre des travaux entre 1811 et 1812 sous la direction de l'architecte réputé François Baillargé, afin de « faire rénover les vieux murs de clôture, en prolonger d'autres, sceller des poteaux de portes cochères et poser des palissades jusqu'aux étables et au hangar en cimentant le sol, recrépir certaines façades de la maison, repeindre les fenêtres, et reconstruire le haut des cheminées (NOTE 14) ».

Thérèse Bernardine Mongenêt (alias Julie de Saint-Laurent) (1760-1830)

Pendant un demi-siècle, ce qui est dorénavant connu comme la Maison Kent changera souvent de propriétaire, signe de la multiplication des transactions immobilières et, plus largement, d'une reprise des activités économiques consécutive à une paix durable. Après les familles Brehaut, Perrault,  Juchereau-Duchesnay, la Maison Kent est achetée, le 17 octobre 1854, par l'homme d'affaires John Jones, qui effectue des travaux pour la surélever d'un étage et couvrir le toit de tôle étamée. L'intérieur est rénové et divisé en deux grands logements (NOTE 15). Deux ans plus tard, Jones vend la maison à Hugh O'Neill qui la transforme en « l'Hôtel O'Neill ». La propriété change encore une fois de mains. Robert et Thomas Mc Greevy, les nouveaux propriétaires du « Kent House » entreprennent en 1864 des travaux de réfection pour transformer l'intérieur en bureaux afin de les louer (NOTE 16) - mais les deux frères sont emprisonnés pour malversations dans l'utilisation de fonds alloués par le gouvernement pour l'administration des industries minières et manufacturières. Après la mort de Thomas, sa veuve vend en 1887 la « Maison Kent » et ses dépendances à Jean-Thomas Taschereau, dont le fils Henri-Thomas hérite de la propriété et la donne à sa fille Marie-Louise, épouse de Joseph Pope. Séparée de son mari, celle-ci la revend le 23 avril 1904 à Joseph-Abraham Gale, négociant et commissaire-priseur.

À partir de 1919, la Maison Kent appartient successivement à de grandes compagnies industrielles et financières ainsi qu'à des administrations publiques (NOTE 17). Price Brothers and Compagny Limited prend possession des lieux le 28 décembre 1919 (NOTE 18). Deux ans plus tard, la compagnie y effectue des travaux : elle transforme les bureaux et ouvre une deuxième porte d'entrée de style néo-classique, de même facture que la première, sur le jardin. Puis, de 1969 à 1971, l'établissement loge les bureaux de la Direction générale de la Coopération du ministère des Affaires intergouvernementales du Québec , qui y réalise des aménagements intérieurs menant à la suppression d'une des portes d'entrée de la maison. L'équipe du ministère s'occupe alors des relations internationales, sous la responsabilité de Marcel Masse, ministre des Affaires intergouvernementales.

 

Tournée vers l'avenir

Vue avant de la maison Kent en 2009

C'est en 1980 que la Maison Kent, après de multiples changements de propriétaire et de fonction, connaît enfin une période de stabilité. Ainsi, au gouvernement succèdent des sociétés privées, dont la Société Normande d'Arbitrage et d'Expertise qui, le 23 juillet 1980, vend finalement l'immeuble à la France. Les bureaux du Consulat général y sont aménagés (NOTE 19), ainsi que son service culturel, scientifique, de coopération et ses services politiques. L'ensemble des services consulaires français y seront transférés en 1994. Le Consulat général, interlocuteur diplomatique, conduit la coopération culturelle, scientifique et technique pour l'organisation des échanges bilatéraux avec le Québec et la réalisation de projets communs (NOTE 20). Cette institution permanente favorise l'intensification des relations entre la France et le Québec. Ainsi, continuité et alternance se conjuguent dans cette maison historique où Canadiens français et Canadiens anglais se sont succédés depuis 350 ans. Cette demeure s'inscrit tout- à- fait dans la perspective de ces « Lieux de mémoire communs » dont la Commission franco-québécoise tente de retrouver et valoriser les parcours patrimoniaux.

 

Maryvonne de Raymond
Auteure



NOTES

1. Voir André Vachon, « L'administration de la Nouvelle-France », Dictionnaire biographique du Canada, Québec, Presses de l'Université Laval, vol. II, 1969, p. xv-xvi.

2. Archives du monastère de l'Hôtel-Dieu de Québec, T4, concession 105, nos 61, 62, 63, cadastre 2616. Un plan de 1670 se trouve chez les Jésuites de Québec. Pour toute précision concernant l'histoire de cette maison, on pourra consulter notre ouvrage : Maryvonne de Raymond, La maison Kent. La pierre et l'histoire, XVIIe-XXe siècles : une mémoire retrouvée, Sillery (Qc), Septentrion, 2006. Ici, p. 168-169, note 37.

3. Des plans de la ville de Québec de 1670 et 1685 dressés par le sieur de Villeneuve, arpenteur et ingénieur du Roi, sont répertoriés chez les Jésuites de Québec. Voir Maryvonne de Raymond, op. cit., p. 170, note 56.

4. Le contrat d'échange a été ratifié par Jean Talon, le 29 juillet 1671 (Archives du monastère de l'Hôtel-Dieu de Québec, TAT, fos 106-107).

5. Archives nationales du Québec, Québec, greffe de Romain Becquet, 1er et 12 avril 1674; T4 Q, concession 107, no 91.

6. Maître Becquet, T4 Q, concession 107, nos 91, 98.

7. Voir Maryvonne de Raymond, op. cit., p. 174, notes 47-48.

8. Ibid., p. 175-176, notes 12-15.

9. Ibid., p. 177, notes 6-7.

10. Ibid., p. 91.

11. Ibid., p. 182, note 8.

12. Ibid., notes 17-18.

13. Cette vie sociale trouve une vivante description dans l'ouvrage de la romancière anglaise Frances Brooke (1724-1789), The History of Emily Montague, éd. par Mary Jane Edwards, Ottawa, Carleton University Press, 1985.
Selon le chevalier Drolet, 21 novembre 1793, et l'abbé Boileau, qui laissa un diagramme des invités sur la table le 21 novembre 1793. Voir Maryvonne de Raymond, op. cit., p. 183, notes 4-5; p. 184, notes 10-22.

14. Maryvonne de Raymond, op. cit., p. 187, notes 2, 4.

15. Ibid., p. 188, notes 3, 6.

16. Ibid., p. 188-189, notes 13, 16.

17. Ibid., p. 147; p. 189, notes 1-3.

18. Ibid., p. 190, note 7.

19. Ibid., p. 155; p. 190, notes 16, 18.

20. Cette coopération est née il y a plus de quarante ans d'une volonté politique. Après un accord, en 1964, pour des échanges et des stages, elle a été instituée en février 1965 en matière d'éducation, puis de coopération culturelle; les accords Peyrefitte-Johnson de 1967 (suivis par la création de l'Office franco-québécois pour la jeunesse en 1968) lui ont donné toute sa dimension. Elle est dorénavant centrée sur des projets conjoints d'envergure et de longue durée correspondant à des enjeux communs de société. Le Consulat met en œuvre avec les autorités du Québec une ample coopération fondée sur les accords et ententes bilatérales concernant l'éducation et la culture, à travers la Commission permanente de coopération franco-québécoise qui procède aux échanges dans tous les domaines – associations professionnelles, interuniversitaires, de la culture, de la science, de la technologie – qui accordent aux créateurs, aux chercheurs, aux ingénieurs de faire connaître et d'effectuer de nombreuses réalisations de part et d'autre de l'Atlantique.

 

BIBLIOGRAPHIE

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