Drapeau de Carillon

par Bergeron, Yves

Drapeau de Carillon

En 1832, quelques années avant la Révolte de 1837-38, les membres du parti Patriote adoptent un drapeau arborant trois bandes horizontales (verte, blanche et rouge). Après la défaite, la pendaison des Patriotes et la publication du rapport Durham, les Canadiens français se retrouvent à la recherche d'un nouveau drapeau national n'ayant pas le caractère révolutionnaire de ce drapeau tricolore. Quelques années plus tard, lors du défilé du 24 juin 1848 à Québec, la Société Saint-Jean-Baptiste présente à la foule un drapeau qui aurait été témoin de la victoire de Montcalm sur l'armée britannique à Carillon, en 1758. Ce drapeau frappe l'imaginaire du peuple qui, même s'il ne l'adoptera pas comme tel, lui vouera un culte au point d'influencer l'allure définitive du drapeau québécois.


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L’histoire d’une redécouverte

Dans un article publié en 1882, c’est-à-dire à la même époque que les articles consacrés à l’astrolabe de Champlain, l’historien et folkloriste Ernest Gagnon retrace l’histoire de la découverte du drapeau de Carillon (NOTE 1). En 1842, l’avocat, homme d'affaires et philanthrope de Québec, Louis de Gonzague Baillairgé (1808-1896) (NOTE 2), participe à la fondation de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec. Cinq ans plus tard, il se lance à la recherche du drapeau de Carillon : cette quête le conduit à l’automne 1847 vers le dernier survivant des Récollets à Québec, le frère Louis Martinet, dit Bonami (1764-1848)(NOTE 3). Atteint de paralysie et ne se sentant pas en mesure de répondre à ses questions, le frère Louis lui demande de revenir plus tard. À la mi-janvier 1848, Baillairgé rencontre finalement le dernier Récollet qui lui raconte, avant de mourir, l’histoire du drapeau de Carillon…

Battle of Carillon

Le 8 juillet 1758, le père Berey, Supérieur des Récollets et aumônier des troupes françaises, est témoin de la bataille des troupes de Montcalm contre l’armée britannique au fort Carillon. C’est lui qui aurait ramené le drapeau de la victoire exceptionnelle de Montcalm et de ses 3 500 hommes contre l’armée britannique de 16 000 hommes. La tradition raconte que la bannière témoignait des balles et des coups de sabres de cette victoire française. Une légende dit d’ailleurs que « la Vierge était apparue au-dessus des combattants et [...] toutes les balles tirées par les Anglais allaient s'anéantir dans les plis de sa robe, sans atteindre les Français. »(NOTE 4)  À son arrivée à Québec, en 1759, le père Berey installe la bannière dans l’église des Récollets.

Vue à vol d'oiseau du Fort Carillonen 1759

Lors de l’incendie de l’église des Récollets en 1796, le frère Louis, avec d’autres Récollets, tente de sauver ce qu’il peut des flammes. Alors que celui-ci allait sortir, le feu aurait consumé la corde qui retenait le drapeau au plafond de l’église, de sorte que celui-ci serait tombé à ses pieds. Le frère Louis récupère et range le drapeau dans un coffre avec d’autres objets sauvés de l’incendie. C’est dans ce même coffre, conservé au grenier de la résidence du frère Louis, rue Saint-Vallier à Québec, que Baillairgé retrouve le mythique drapeau.

Dès le 24 juin 1848, Baillairgé permet aux dignitaires de la Société Saint-Jean-Baptiste de défiler dans les rues de Québec avec le drapeau de Carillon. Pour cette occasion historique, le drapeau est déployé. Dès l’année suivante, Baillairgé exige que le drapeau enroulé sur sa hampe soit enveloppé dans un fourreau de toile. Une délégation accompagnée d’une fanfare se rend chez Baillairgé pour récupérer la bannière. C’est ainsi que le drapeau défilera chaque année dans les rues de Québec sans que personne ne puisse le voir. Jusqu’à la mort de Baillargé en 1886, personne ne sera d’ailleurs autorisé à voir « son drapeau de Carillon ». Comme ses héritiers ne s’intéressent pas à l’objet, ils le lèguent en 1901 à l’Université Laval et au Séminaire de Québec, qui ne forment alors qu’une seule et même institution.  Les demandes pour emprunter et présenter le drapeau sont nombreuses, mais à chaque occasion la direction de l’université rappelle que « Le drapeau n'est pas en état d'être déployé, si ce n'est qu'avec des précautions […]. C'est une relique vraiment nationale qu'il faut absolument conserver au prix des plus grands sacrifices »  (NOTE 5).

 

L’entretien du mythe

Fragment du drapeau de Carillon

Certains événements vont contribuer à construire le mythe du drapeau de Carillon. Peu de temps après sa découverte, Baillairgé vend quelques fragments du drapeau à titre de reliques. Certains morceaux retrouvés plus tard seront bien identifiés comme provenant du drapeau. Le 5 juin 1854, lors de translation des restes des soldats morts lors de la bataille des Plaines d’Abraham, la mythique bannière de Carillon, enserrée dans son étui, accompagne le char funéraire qui transporte les restes des Braves vers le parc où la Société Saint-Jean-Baptiste érigera un monument à leur mémoire quelques années plus tard.

D’autres utilisations sporadiques en sont faites. En 1858, l’écrivain Octave Crémazie publie un poème épique intitulé «Le drapeau de Carillon» qui contribue à sa sacralisation. Le 21 juillet 1885, le drapeau est présenté lors du défilé marquant le retour du 9e bataillon qui a participé à la campagne du Nord-Ouest(NOTE 6) . Cinq ans plus tard, le recteur de l’Université Laval le déploie à l’occasion de la visite officielle du comte de Paris à Québec(NOTE 7).

La Garde Montcalm rapporte au Séminaire le drapeau de Carillon

À partir de 1901, ce sont les Zouaves pontificaux de Québec qui escortent le drapeau de Carillon dans son étui lors des défilés de la Saint-Jean-Baptiste. En 1910, les Zouaves pontificaux font confectionner une reproduction du drapeau, avec ses fleurs de lys qui pointent vers l’intérieur et dont les proportions ont été modifiées pour en faire un véritable drapeau, plutôt qu’une bannière. On peut y voir d’un côté les armes du marquis de Beauharnois, qui fut gouverneur de la Nouvelle-France de 1726 à 1747, et de l’autre côté, l’image de la Vierge(NOTE 8).

Le drapeau de Carillon, qui reste sous la responsabilité du recteur de l’Université Laval, participe à la commémoration du 170e anniversaire de la mort de Montcalm en 1929. Le drapeau sera finalement prêté au fort Ticonderoga (NOTE 9), dans l’état de New York(NOTE 10), pour le bicentenaire de la bataille de Carillon. Après cette ultime commémoration, il retourne dans la voûte des archives de l’Université Laval, où son souvenir est peu à peu éclipsé par la Révolution tranquille.

Du drapeau de Carillon au drapeau du Québec

Après avoir abandonné le tricolore vert, blanc et rouge, les Canadiens français avaient finalement adopté le drapeau français au milieu du 19e siècle. Au tournant du 20e siècle, ils sont à nouveau à la recherche d’un drapeau qui serait un reflet plus fidèle de leur identité. C’est ainsi qu’en 1902, le curé de Saint-Jude, Elphège Filiatrault propose le « Carillon Sacré-Cœur ». Y figurent les fleurs de lys du drapeau de Carillon et la croix blanche que l’on retrouve sur les anciens drapeaux français. Bien accueilli par certains, mais décrié par les partisans du drapeau bleu, blanc, rouge de la France, le Carillon Sacré-Cœur s’impose peu à peu. Le 21 janvier 1948, Maurice Duplessis adopte finalement le fleurdelisé, inspiré du Carillon Sacré-Cœur, comme drapeau national du Québec (NOTE 11).

Des doutes sur l’authenticité du drapeau

Curieusement, personne n’avait douté de l’authenticité du drapeau de Carillon lorsqu’il était réapparu en 1848. Le frère Louis Martinet, paralysé et malade, meurt peu de temps après avoir livré le secret du drapeau à Baillargé. Comme le soulignent Hélène-Andrée Bizier et Claude Paulette :

« Disparaissait ainsi le seul témoin susceptible de confirmer le récit de Baillairgé, un récit qui soulevait quelques interrogations, dont celle-ci : les grandes dimensions de la pièce (213 cm sur 307 cm) ainsi que l’orientation des dessins indiquent qu’il ne s’agit pas d’un drapeau, mais plutôt d’une bannière devant être suspendue à la verticale. Par surcroît, la relique présentait tous les attributs d’une bannière religieuse qui n’aurait pas été à sa place sur un champ de bataille, à moins qu’on veuille y voir la cause de la victoire quasi miraculeuse de Carillon…(NOTE 12) »

Puisque le drapeau de Carillon est considéré comme un symbole national, il est pratiquement impossible de remettre en doute l’authenticité du récit. En raison de la force de cette valeur symbolique pour les Canadiens français, Ernest Gagnon(NOTE 13)  utilise d’ailleurs un pseudonyme en 1915 pour révéler «qu’il s’agissait d’une bannière religieuse et non d’un drapeau.(NOTE 14) » 

Il faut attendre 1982, avec la demande de restauration soumise par la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec, pour que le Séminaire de Québec accepte que le drapeau soit examiné et restauré par l’Institut canadien de conservation. Bien que Baillairgé ait toujours soutenu qu’il s’agissait d’un drapeau de régiment, c’est à cette époque que l’on découvre que le drapeau est bel et bien une bannière religieuse et qu’elle était conçue pour être suspendue verticalement.   

Drapeau de Carillon

Les experts de l’Institut de conservation du Canada confirment que la bannière a bel et bien été confectionnée au 18e siècle. Les recherches ont démontré qu’à compter de 1732,  les armoiries de Beauharnois portaient une devise qui n’apparaît pas sur la bannière. Ce détail laisse croire que la bannière serait antérieure à 1732. Par ailleurs, la légende qui veut que la bannière ait été lacérée par des balles et des coups de baïonnettes lors de la bataille de Carillon en 1858 relèverait de l’interprétation. Baillairgé raconte ainsi l’état de ce l’objet lors de sa découverte :

« Son espoir ne fut pas déçu : au milieu d’objets de toutes sortes, il vit briller un morceau de soie, une fleur de lis blanche, qu’il saisit avidement ; puis, tout ému, il retira des débris et déploya, dans ce réduit ignoré, le vaste et noble étendard suspendu jadis à la voûte d’une des plus belles églises de la Nouvelle-France, un des drapeaux de nos glorieux ancêtres dans l’immortelle campagne des bords du lac Champlain…(NOTE 15) »

On peut d’ailleurs constater l’état de conservation de la bannière sur la célèbre photographie prise par Livernois en 1901.

Les restaurateurs de l’ICC démontèrent la bannière fil par fil pour la retisser sur un nouveau support. Après un travail qui demanda près de 2310 heures (NOTE 16), ce n’est qu’en 1996 que les Québécois et les visiteurs purent enfin redécouvrir la bannière de Carillon, installée dans l’exposition permanente du Musée de l’Amérique française(NOTE 17). Rien, dans toutes ces opérations, n’aura toutefois permis de confirmer l’authenticité du récit de Baillairgé à propos de la bannière (NOTE 18).

Patrimonialisation et dépatrimonialisation

Chanson Ô Carillon

Qu’elle soit vraie ou fausse, la bannière de Carillon témoigne de la dernière victoire française en Amérique du Nord pendant la guerre de Sept ans. Les récits qui s’élaborent à compter de 1848 rappellent la victoire de Montcalm plutôt que la défaite des plaines d’Abraham en 1759. Le récit de cet objet perdu et retrouvé grâce à la mémoire du dernier Récollet encore vivant à Québec permet de lier la bannière au récit historique de la fin de la Nouvelle-France, alors même que le Canada français choisit d’affirmer son identité nationale après la seconde défaite des Patriotes. Le drapeau de Carillon devient le symbole d’une nation qui cherche une nouvelle identité. Baillairgé et les nationalistes canadiens-français s’emparent du drapeau et en font un véritable mythe. De plus, la Société Saint-Jean-Baptiste crée un rituel annuel qui donne encore plus de valeur à cet objet que l’on ne voit pas, mais que l’on présente tout de même au défilé annuel de la Saint-Jean dans les rues de Québec.

Ce qui importe dans le cas du drapeau de Carillon, comme dans le cas de l’astrolabe de Champlain, c’est le récit identitaire que ces objets permettent de relater. Le drapeau que personne ne peut voir devient le support d’une mémoire collective construite de toutes pièces. Dans ces deux exemples, on constate que les élites inventent deux mythes liés au récit fondateur du pays. Se côtoient d’une part la version que donne le gouvernement fédéral avec l’astrolabe de Champlain et, d’autre part, la version de la Société Saint-Jean-Baptiste et des nationalistes québécois. En somme, on se retrouve devant deux stratégies de commémoration. En fait, les deux objets sont tournés vers le présent, la réalité historique important finalement peu à côté de leur importance symbolique. Au Musée canadien des civilisations, l’astrolabe s’inscrit dans un récit actualisé du Canada et de sa double fondation française et britannique. L’objet rappelle l’exploration du pays par Champlain et la redécouverte de l’astrolabe dans la région qui deviendra la Capitale du Canada. Au Québec, le drapeau de Carillon a joué un rôle majeur dans le débat national. Après avoir été patrimonialisé sur une période d’un siècle, la bannière est finalement oubliée au profit du drapeau québécois. Nous sommes en face d’un cas relatif de dépatrimonialisation, dans la mesure où le symbole que représentait la bannière avec ses fleurs de lys se déplace vers le nouveau drapeau du Québec qui sera le symbole de la Révolution tranquille.

 

Yves Bergeron

Professeur de muséologie

Université du Québec à Montréal (UQAM)

 

 

NOTES

1. Ernest Gagnon, « Le drapeau de Carillon », La Revue canadienne, mars 1882, p. 129-139.

2. Jean-Marie Lebel, « Baillairgé, Louis de Gonzague », Dictionnaire biographique du Canada en ligne [en ligne], http://www.biographi.ca/009004-119.01-f.php?&id_nbr=5939, consulté le 15 novembre 2008.

3. Voir Jean-Marie Lebel, « Martinet, dit Bonami, Louis », Dictionnaire biographique du Canada en ligne [en ligne], http://www.biographi.ca/009004-119.01-f.php?&id_nbr=3533, consulté le 15 novembre 2008.

4. René Robitaille, Le drapeau de Carillon : réalité historique ou légende, Québec, Société Saint-Jean-Baptiste de Québec, août 1983, 34 p.

5. Archives du Séminaire de Québec, 159A-135, lettre de M. Mathieu à M. David, 9 décembre 1901.

6. George Beauregard, Le 9e bataillon au Nord-Ouest, Québec, Gingras, 1886, p. 98.

7. Ernest Gagnon, Le comte de Paris à Québec, Québec, Typographie C. Darveau, 1891, p. 45-47.

8. Voir Claude Paulette, Je me souviens, depuis 1834, Montréal, Leméac, 1980, p. 19.

9. Voir René Chartrand, Ticonderoga, 1758 : Montcalm’s Victory against All Odds, Oxford (R.-U.), Osprey Publishing, 2000, 96 p.

10. L’ouvrage de Lucinda A. Brockway retrace le parcours de mise en valeur du fort Ticonderoga : A Favorite Place of Resort for Strangers : The King’s Garden at Fort Ticonderoga, Ticonderoga (N. Y.), Fort Ticonderoga, 2001, 127 p.

11. Tiré d’Hélène-Andrée Bizier et Claude Paulette, Fleur de lys : d’hier à aujourd’hui, Montréal, Art global, 1997, 152 p.

12. Ibid., p. 113.

13. Voir Gordon E. Smith, « Gagnon, Ernest (baptisé Frédéric-Ernest-Amédée) », Dictionnaire biographique du Canada en ligne [en ligne], http://www.biographi.ca/009004-119.01-f.php?&id_nbr=7383, consulté le 15 novembre 2008.

14. Jean-Marie Lebel, « Martinet, dit Bonami, Louis ».

15. Ernest Gagnon, « Notice sur le drapeau de Carillon », dans H.-J.-J.-B. Chouinard, Fête nationale des Canadiens-français célébrée à Québec, 1881-1889, Québec, Imprimerie Belleau, 1890, p. 59-67, cité dans Claude Paulette, op. cit., p. 19.

16. Voir Ela Keyserlingk (coord.), Rapport de traitement du drapeau de Carillon, Ottawa, Institut canadien de conservation, 1993, 23 p.

17. Voir Alain Beaulieu et Yves Bergeron, Amérique française : l’aventure, catalogue d'exposition, préf. de Pierre Nora, Montréal, Fides; Québec, Musée de la civilisation, 2002, 124 p.

18. Ayant pris connaissance du dossier et après discussion avec l’équipe de réalisation, nous avons convenu de rappeler essentiellement que la bannière est à l’origine du drapeau québécois sans évoquer les débats qui entourent son histoire.

 

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