Étienne Brûlé, premier Franco-Ontarien

par Saint-Pierre, Stéphanie

Plaque qui commémore la découverte de voie vers la rivière Humber par Étienne Brûlé, Etienne Brule Park of Toronto, Ontario

Étienne Brûlé, truchement ou interprète de Samuel de Champlain, est un personnage peu connu de l'histoire de la Nouvelle-France. Il n'a laissé aucuns écrits et on connaît, de son vivant, que très peu de choses à son égard. Son récit de vie, aussi mince soit-il, a cependant fait l'objet d'une métamorphose intéressante au cours des 400 dernières années. Présenté parfois comme traître, parfois comme héros, Brûlé fascine par ses scandales, ses exploits, et par le mystère qui entoure sa mort.  Il est aujourd'hui célébré comme le premier Français à avoir habité le territoire de la province de l'Ontario actuelle et certains voient en lui le premier Franco-Ontarien.

Article available in English : Étienne Brûlé, The First Franco-Ontarian

La vie de Brûlé

On connaît avec certitude quelques faits seulement sur Étienne Brûlé. Comme il n'a laissé aucun écrit, ces faits nous sont relatés par ses contemporains : Champlain, le récollet Gabriel Sagard et les jésuites Jean de Brébeuf, François-Joseph Le Mercier et Paul Le Jeune. Étienne Brûlé est né en 1592, en France, vraisemblablement à Champigny-sur-Marne près de Paris. Il arrive en Nouvelle-France en 1608 à l'âge de 16 ans et compte parmi les premiers habitants de Québec. En 1610, Champlain l'envoie hiverner chez les Algonquins, avec le chef Iroquet. Les Algonquins hivernent en Huronie cette année là, ce qui permet à Brûlé de se familiariser avec la langue huronne et qui fait de lui le premier européen à visiter le territoire actuel de l'Ontario, un élément de sa vie auquel certains historiens accorderont beaucoup d'importance. Brûlé devient ainsi un « truchement », terme qui signifie à peu près « intermédiaire », ainsi qu'un interprète au service de Champlain. En 1615, lors d'une expédition commandée par Champlain, Brûlé quitte le groupe pour suivre certains Hurons jusque chez les Andastes, une nation qui habite la côte est des Etats-Unis actuels (NOTE 1). En 1618, Brûlé revoit Champlain et lui raconte longuement ses aventures, publiées par la suite dans l'ouvrage de 1619 de ce dernier. Brûlé poursuit ensuite sa vie de truchement au milieu des nations amérindiennes, avec les mauvaises mœurs que lui attribuent les récits de ses contemporains. En 1629, Brûlé assiste les frères Kirke dans la prise de Québec, action pour laquelle Champlain le critique vertement. Lorsque la colonie française est rétablie, et que Champlain regagne Québec, Brûlé n'est plus. Il serait mort assassiné en Huronie au cours de l'hiver de 1632-1633.

Étienne Brûlé à l'embouchure de la Humber, 1615

Le contexte entourant la mort de Brûlé reste très mystérieux. Le missionnaire récollet Gabriel Sagard qui avait hiverné chez les Hurons avec Brûlé en 1623-1624, est de retour en France au moment de son meurtre. Celui-ci écrit néanmoins que son corps a été mangé par les Hurons. Cette version des faits sera reprise pendant longtemps par les historiens. Dans leurs Relations, les Jésuites parlent de la sépulture de Brûlé et des négociations avec les Hurons quant à la création d'un cimetière chrétien, cimetière où on aurait enterré le corps de Brûlé. La négociation est un échec et le cimetière n'est pas créé. À ce sujet, on peut lire dans les Relations : « Véritablement, il y a de quoi admirer ici les secrets jugements de Dieu : car cet infâme aussi bien ne méritait pas cet honneur, et pour dire le vrai nous aurions eu assez de peine à nous résoudre de faire à son occasion un cimetière particulier, et de transporter en terre sainte un corps qui a mené une vie si scandaleuse dans le pays, et donné aux Sauvages une si mauvaise impression des mœurs des Français (NOTE 2)».

Une question d'interprétation

Brûlé occupe une place à la fois marginale et centrale dans l'histoire de la Nouvelle-France. De façon générale, sa place est marginale parce qu'il est peu connu, qu'il n'a pas joué un rôle important et que les historiens, lorsqu'ils le mentionnent, le font d'habitude succinctement (NOTE 3). Son rôle devient cependant central aux yeux de certains historiens parce qu'il représente le début de l'histoire de l'Ontario français, étant le premier Français à mettre les pieds dans les Pays-d'en-Haut (territoire amérindien des Grands Lacs).  Les historiens font parfois fi du personnage comme tel pour ne retenir que la date, 1610, qui fait remonter les origines de l'Ontario français de cinq ans par rapport à la date qui a été retenue ultérieurement, soit 1615, quand Champlain se rend à son tour dans les Pays-d'en-Haut. Qui plus est, certains perçoivent Étienne Brûlé non seulement comme le premier Franco-Ontarien, mais bien comme un héros en bonne et due forme pour l'Ontario français.

La rivière Humber, février 2006

 

Bien qu'on connaisse peu de choses à son égard, il existe en effet six versions de la vie de Brûlé. Pour des fins de démonstrations, nous qualifions ces versions de « récits de vie ». Certains sont des récits collectifs, partagés au sein d'un groupe d'historiens, d'autres sont individuels. Ces récits sont à la fois influencés par le passage du temps, la transformation des mœurs de la société, l'utilisation des sources, ou les approches utilisées.  
Le premier récit de vie est établi par les contemporains de Brûlé. Ce premier récit sert aussi de base documentaire aux récits subséquents et, bien qu'il soit dans son ensemble le plus complet, il est marqué par une opinion religieuse sévère à l'égard du comportement peu orthodoxe de Brûlé. De plus, les références à Brûlé sont parfois cryptiques. Champlain, par exemple, s'y réfère parfois comme « mon garçon » ou comme « mon truchement » et c'est du ressort du lecteur de faire le lien entre ce personnage anonyme et Brûlé.
Le deuxième récit de vie est formulé par une certaine élite, souvent cléricale, et il s'inscrit dans l'historiographie du Régime français par l'entremise des chroniqueurs jésuites François-Joseph Du Creux et Pierre-François-Xavier de Charlevoix. Ce récit se poursuit jusque dans les années 1950 dans certains ouvrages dont la biographie de Champlain écrite par Narcisse-Eutrope Dionne. Ces auteurs ne se réfèrent pas à Sagard et, bien qu'on retrouve parfois une description assez complète de ses multiples voyages, on présente Brûlé comme un traître immoral qui est, par ailleurs, assassiné en raison de sa mauvaise conduite ou d'une indiscrétion. La citation la plus reprise par ce groupe d'historiens, tiré des récits de voyage de Champlain, donne le ton : Brûlé est un homme « vicieux et fort adonné aux femmes ».

L'historien Benjamin Sulte (1841-1923)

Le troisième récit de vie coexiste avec le deuxième et gravite autour d'historiens de langue anglaise et un historien de langue française : Benjamin Sulte. Leur désir de faire de Brûlé un héros est évident et certaines interprétations douteuses se glissent parfois dans leurs écrits. L'exemple le plus marquant est dans leur présentation de la prise de Québec par les Kirke, que certains auteurs présentent comme une libération dans laquelle Brûlé joue le rôle de sauveur. Son geste aurait été motivé, non pas pour un gain économique, ni à titre de trahison, mais bien pour sauver les habitants de Québec d'une famine certaine...
Les quatrième et cinquième récits de vie de Brûlé nous proviennent d'individus, soit Marcel Martel, qui remet en cause quelques détails liés à ses voyages, et Lucien Campeau, qui rédige une notice biographique fort intéressante dans son volumineux ouvrage Monumentae Novae Francia. Campeau semble avoir consulté des documents originaux qui n'ont jamais été consultés par d'autres et, puisqu'il s'agit d'une simple notice biographique, il ne cite pas ses sources. Selon Campeau, Brûlé est à Londres lorsqu'il choisit d'aider les Kirke dans la prise de Québec. Il est marié et effectue au moins un séjour en France dans la période de 1608 à sa mort en 1632.

Le sixième et dernier récit de vie de Brûlé nous provient d'un anthropologue spécialiste des Hurons, soit Bruce G. Trigger. Il brouille les cartes quant au rôle diplomatique de Brûlé, qui, selon lui, est beaucoup trop jeune pour détenir une quelconque influence sur les Hurons qui valorisent la sagesse que procure le temps. Il revisite aussi le meurtre de Brûlé qui, jusqu'alors, fait l'objet d'interprétations multiples, pour conclure qu'il ne peut s'agir de meurtre motivé par la jalousie ou par le comportement de Brûlé en Huronie. Il s'agit plutôt, selon Trigger, d'un meurtre politique qui a pour but d'éliminer la menace des Neutres, que Brûlé a visité, et qui pourraient retirer aux Hurons leur rôle d'intermédiaire auprès des Français dans le lucratif commerce de la fourrure.

Reconnaissance patrimoniale et identitaire en Ontario français


Tel que le démontre l'historiographie, le personnage est présenté sous divers angles par les historiens. Toutefois, il existe, au-delà de l'histoire formelle, un culte de ce « héros » de la Nouvelle-France, notamment en Ontario français. Il s'agit d'une évolution tardive du parcours patrimonial du personnage, qui se reflète par la place qu'il occupe dans certaines publications de nature plus « amateur » telles une bande dessinée produite par la Société historique de Toronto (NOTE 4), ou la publication de la FESFO, Notre histoire (NOTE 5), dans laquelle Étienne Brûlé est présenté comme le premier « Franco-Ontarien ». Sur le site Web de la province il était, jusqu'à récemment, présenté comme un héros (NOTE 6). Après vérification, la section dans laquelle on retrouve Brûlé s'intitule dorénavant « Annuaire des célébrités ontariennes » (NOTE 7).

Parc Etienne Brule à Toronto (2006)

Sa pertinence pour l'Ontario se traduit aussi dans le patrimoine bâti. Trois écoles de la province portent son nom, dont une de langue française. Il s'agit de l'école secondaire Étienne-Brûlé de North-York qui est la première école secondaire du Grand Toronto fondée en 1969, la Etienne Brulé Junior School de Etobicoke, et l'Étienne-Brûlé Public School de Sault-Ste-Marie.  Il existe aussi un parc dédié à Brûlé à Toronto, ainsi que le belvédère Étienne Brûlé dans le parc de la Gatineau.

L'école secondaire Étienne-Brûlé à Sault-Sainte-Marie

La valeur patrimoniale de Brûlé, tant comme simple personnage historique de la Nouvelle-France, qu'en tant que premier Franco-Ontarien, évolue au gré des contextes et de la transformation des mœurs sociétales. L'intérêt que présente Brûlé pour l'histoire de l'Ontario français et, plus particulièrement, la date de sa première visite sur le territoire actuel de l'Ontario (1610), est manifeste. De même, le fait que le nom de Brûlé peut être associé aujourd'hui à un lieu de formation, telle une école, indique l'évolution des normes comportementales de la société d'origine française au Canada. Au XIXe siècle, le code de conduite acceptable suivait des normes catholiques bien établies. Un Français qui avait choisi de vivre à l'amérindienne, que l'on a décrit comme vicieux et adonné aux femmes, et qui a trahi la France pour aider l'Angleterre, s'inscrivait assez difficilement dans le panthéon des héros... Aujourd'hui, en s'appuyant sur les mêmes faits et gestes, ce personnage est perçu comme un Français aventureux, courageux et audacieux.

Stéphanie St-Pierre

doctorante (Université de Montréal) et chargée de cours (Université Laurentienne)

 

BIBLIOGRAPHIE

Beaudet, Jean-François, Étienne Brûlé, Montréal, Lidec, 1993, 61 p.

Butterfield, Consul Willshire, History of Brulé's Discoveries and Explorations, 1610-1626, Grand Rapids (Mich.), Black Letter Press, 1974, 184 p. Réimpr. de l'éd. de Cleveland, Helman-Taylor, 1898.

Champlain, Samuel de, Œuvres de Champlain, présenté par Georges-Émile Giguère, Montréal, Éditions du Jour, 1973, 3 vol. Réimpr. en fac-sim. de l'éd. de C.-H. Laverdière, Québec, Desbarats, 1870, 6 vol.

Cranston, J. Herbert, Etienne Brûlé, Immortal Scoundrel, Toronto, Ryerson Press, 1949, 144 p.

Douglas, Gail,  Étienne Brûlé : The Mysterious Life and Times of an Early Canadian Legend, Canmore (Alb.), Altitude Publishing Canada, 2003, 141 p.

Sagard, Gabriel, Le grand voyage du pays des Hurons, situé en l'Amérique vers la mer douce, ès derniers confins de la Nouvelle France, dite Canada, Paris, Denys Moreau, 1632, 528 p.

St-Pierre, Stéphanie, « Étienne Brûlé : la création d'un personnage », Revue du Nouvel-Ontario, no 29, 2004, p. 5-44.

Thwaites, Reuben G. (édit.), The Jesuit Relations and Allied Documents : Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New France, 1610-1791, New York, Pageant Book, 1959, 36 vol. Réimpr. en fac-sim. de l'éd. de Cleveland, Burrows, 1896-1901, 73 vol.

NOTES

1. Leur territoire traditionnel couvrait en gros les États actuels du Maryland, du Delaware et de la Virginie. Le fleuve Susquehana était leur centre principal.

2. « Relation de ce qui s’est passé en Nouvelle-France en l’an 1636 », dans Reuben G. Thwaites (édit.), The Jesuit Relations and Allied Documents : Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New France, 1610-1791, New York, Pageant Book, 1959, vol. 10, p. 310. Réimpr. en fac-sim. de l'éd. de Cleveland, Burrows, 1897.

3. Il existe tout de même quelques biographies de Brûlé, dont celles de Consul Willshire Butterfield, de J. Herbert Cranston et de Jean-François Beaudet.

4. Josette Bouchard-Müller et Dale King-Weymark, Étienne Brûlé, 1592-1633. Entre l’Histoire et la légende : un mythe franco-ontarien, Toronto, Société d’histoire de Toronto, 1994, 25 p. Cette bande dessinée illustre la vie de Brûlé et « va tenter d’apporter une image un peu plus réaliste du personnage en tenant compte de récentes découvertes historiques ».

5. Félix Saint-Denis, « Notre histoire! », p. 30, dans Fédération de la jeunesse franco-ontarienne, Guides et fascicules [en ligne], http://fesfo.ca/fichiers/pdf/fascicules/notre_histoire.pdf, consulté le 4 février 2009.

6. Le coin des jeunes du premier ministre [en ligne], http://www.kids.premier.gov.on.ca/french/history/famous.asp#heroes, consulté le 26 janvier 2004.

7. Espace Ontario du premier ministre Dalton McGuinty, « Annuaire des célébrités ontariennes », Mon Ontario [en ligne], http://www.onzone.ca/french/ontario/famous/famous.asp, consulté le 4 février 2009.

 

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