Dollard des Ormeaux

par Groulx, Patrice

Louis-Philippe Hébert, Dollard des Ormeaux. © Musée national des beaux-arts du Québec.

Adam Dollard des Ormeaux, ce personnage emblématique de l’histoire de la Nouvelle-France, a fait l’objet d’un culte patriotique exceptionnel. Le combat qu’il a mené avec une poignée de compagnons contre une armée iroquoise, en 1660, a marqué la mémoire collective. Les célébrations entourant son « exploit du Long-Sault » ont culminé des années 1920 aux années 1960 et ont pris de multiples formes, notamment la fête de Dollard, célébrée chaque année au Québec le même jour qu’on fête ailleurs au Canada la reine Victoria. Toutefois, le remplacement de cette fête par la Journée nationale des patriotes, depuis 2003, indique que la représentation du personnage et de son exploit n’ont plus la même portée. On peut se demander dans quelle mesure Dollard des Ormeaux fait encore partie du patrimoine de l’Amérique française.


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De l’événement au mythe

Dollard des Ormeaux et la bataille du Long-Sault sont omniprésents dans la culture canadienne-française, surtout au Québec. On a érigé à leur mémoire des monuments et des plaques historiques, car ce combat est censé avoir sauvé la Nouvelle-France d’une invasion iroquoise. Jusqu’aux années 1960, tous les manuels d’histoire francophones du Canada leur consacrent une place importante et ils continuent aujourd’hui d’apparaître dans la toponymie, dans les manuels d’histoire, dans les dictionnaires et sur les sites Internet.

Alfred Laliberté, Dollard des Ormeaux.  © Musée national des beaux-arts du Québec.

L’événement dont ce mythe rend compte est une bataille survenue en mai 1660 au pied du Long-Sault, une série de rapides sur la rivière des Outaouais, non loin de Montréal. Le combat oppose une armée de 600 à 800 guerriers iroquois à une troupe composée de 40 Hurons établis à Québec, de 4 Algonquins de Trois-Rivières et de 17 Français de Ville-Marie (Montréal). L’objectif initial de la troupe de Dollard est de tendre des embuscades à des escouades isolées de quelques Iroquois au retour de leur chasse d’hiver. Par malchance, ils se retrouvent devant un groupe d’Iroquois beaucoup plus important qui ont l’intention d’attaquer la Nouvelle-France. Dollard et ses compagnons se retranchent derrière une petite palissade amérindienne abandonnée et à la fin d’un siège sanglant, ils sont surclassés par leurs ennemis, qui rentrent ensuite dans leurs villages avec leurs prisonniers. Aucun Français ne revient vivant de l’expédition et tous les Hurons et Algonquins sont capturés. Quelques-uns d’entre eux s’échappent par la suite et rapportent la nouvelle de l’événement à Montréal et à Québec.

À cette époque, un rassemblement aussi imposant d’Iroquois est inattendu, de sorte que la mort des Français et de leurs alliés est immédiatement interprétée par les autorités civiles et religieuses comme le sacrifice qui a sauvé la colonie d’une invasion. L’événement est consigné dans les rapports envoyés en France. Cependant, même si cet épisode provoque une commotion immédiate, les témoignages recueillis de 1660 à 1700 montrent qu’il s’efface des mémoires en une génération.

Les premiers historiens du Canada français tirent cet événement des archives au cours des années 1840. Le contexte sociopolitique de cette période — soit l’écrasement du mouvement patriote de 1837-1838 et l’union législative décidée par Londres pour contrôler la majorité francophone — provoque un sursaut identitaire. Les lettrés nationalistes écrivent l’histoire pour rappeler la vaillance des Français qui ont lutté contre leurs ennemis, d’abord Iroquois, puis Britanniques. La bataille du Long-Sault et Dollard des Ormeaux font une première mais modeste apparition dans l’Histoire du Canada de François-Xavier Garneau en 1845.

Par la suite, l’événement est de plus en plus souligné dans les écrits historiques, en particulier ceux des membres du clergé. Sous la plume du sulpicien Étienne-Michel Faillon, il prend en 1865 la forme d’un mythe qui, schématiquement, s’énonce ainsi : ayant eu vent de l’intention des Iroquois d’éradiquer la colonie française par une invasion soudaine, Dollard et ses seize compagnons partent à leur rencontre dans le but de les retenir au Long-Sault et de les terroriser en vendant chèrement leur vie. Du même souffle, Faillon dénigre les alliés hurons de Dollard, qu’il accuse d’avoir trahi les Français. Quelques années plus tard, l’historien américain Francis Parkman, qui adopte volontiers un ton épique, célèbre lui aussi l’exploit de Dollard dans un écrit largement diffusé au Canada anglais. Dorénavant, en français comme en anglais, le mythe de Dollard illustre la difficile implantation de la civilisation chrétienne au milieu de la barbarie païenne. Du côté francophone, toutefois, les auteurs accentuent la tonalité religieuse.

Un dispositif commémoratif global

 Reconstitution historique, 1908. © BAnQ.

En singularisant cette bataille comme un des principaux faits d’armes de l’histoire de la Nouvelle-France, l’abbé Faillon crée une des conditions de sa commémoration. Les chefs de file du mouvement national intègrent Dollard et son combat aux défilés des sociétés Saint-Jean-Baptiste de Québec (1880) et de Montréal (1884). L’événement apparaît de plus en plus souvent dans l’imagerie historique et devient un thème obligé des beaux-arts et des lettres. En 1895, Dollard est immortalisé dans un bas-relief en bronze du monument du fondateur de Montréal, Paul Chomedey de Maisonneuve. En 1908, il est le sujet d’un des grands spectacles historiques du Troisième Centenaire de Québec.

À Montréal, en 1910, la célébration du 250e anniversaire de la bataille marque un tournant. Piquées par l’intervention d’un quotidien anglophone, le Montreal Herald, qui souligne l’indifférence générale à l’égard de cet anniversaire, les élites francophones organisent une importante manifestation soutenue par le clergé catholique et le gouvernement du Québec. On décide alors d’organiser une campagne de souscription pour ériger un grand monument à Dollard.

Durant la décennie suivante se mettent en place le scénario et les acteurs de la commémoration. On profite de la fête chômée de la reine Victoria, au mois de mai, pour souligner l’anniversaire de la bataille. Les journalistes et conférenciers catholiques s’adressent aux jeunes pour les inciter à résister aux valeurs du matérialisme et de l’américanisme en suivant l’exemple de Dollard. En 1919, l’abbé Lionel Groulx prononce devant des étudiants montréalais une célèbre conférence sur ce thème, intitulée « Si Dollard revenait... » et diffusée dans les collèges et les séminaires de tout le Québec. L’inauguration de deux monuments, en 1919 à Carillon (lieu présumé de la bataille) et surtout en 1920 à Montréal, au parc La Fontaine, officialise la commémoration du héros.

Alfred Laliberté, Monument commémoratif de Dollard des Ormeaux au parc La Fontaine, Montréal. © BAnQ.

À partir de cette date, et jusque dans les années 1960, la fête de Dollard est célébrée tous les ans à Montréal au pied du monument. Elle est soulignée également dans une foule de localités du Québec, ainsi que dans les communautés d’origine franco-québécoise des autres provinces canadiennes et de Nouvelle-Angleterre. La popularité de la fête de Dollard connaît des hauts et des bas, mais cette fête est désormais inséparable de celle de la reine.

La célébration prend diverses formes : veillées d’armes, messes commémoratives, défilés et discours patriotiques. Elle est accompagnée par la publication d’éditoriaux, de conférences et d’une imagerie populaire forte. Pendant près d’un demi-siècle, on rappelle ainsi à tous les jeunes francophones qu’ils ont le devoir de suivre l’exemple de Dollard dans le combat pour la sauvegarde des valeurs religieuses, sociales et politiques de la nation canadienne française.

La critique et le repli du mythe

Au début des années 1930, le mythe est à son apogée et semble intouchable. Il n’est pas pour autant à l’abri de la critique savante. En 1932, un historien de l’Université McGill, Edward Reginald Adair, prononce une conférence et publie un article décortiquant la bataille du Long-Sault. Sa démonstration, qui disqualifie l’idée d’un sacrifice volontaire et propose de ranger Dollard au musée des mythes historiques, provoque un torrent de protestations. L’analyse fissure néanmoins l’édifice commémoratif.

Les débats intellectuels qui émergent au Canada français durant la crise économique des années 1930, accompagnés d’un intense brassage social et politique durant la guerre de 1939-1945, provoquent un renouvellement des référents culturels. Porté par les éléments les plus conservateurs de l’élite sociale, le mythe du héros Dollard résiste mal au vent de la modernisation. Le souci de la rigueur et de la vérité historiques bat en brèche le dogmatisme identitaire au point que, dès 1945, un ami et disciple de l’abbé Groulx, Léo-Paul Desrosiers, conteste dans ses écrits des pans complets de la légende de Dollard. Au cours des années 1950, c’est au tour de l’auteur Jacques Ferron de dénoncer le conservatisme clérical à travers la critique de Dollard, tout en proposant les patriotes de 1837-1838 comme modèle de remplacement.

Émile Brunet, Dollard des Ormeaux, façade du pavillon Gérard-Morisset, Musée national des beaux-arts du Québec © MNBAQ.

À l’occasion de la célébration du tricentenaire de la bataille du Long-Sault, en mai 1960, l’abbé Groulx répond aux critiques accumulées en publiant une plaquette, Dollard est-il un mythe? La manifestation annuelle à Montréal est perturbée par un petit groupe de socialistes qui amalgament et condamnent Dollard, les mensonges historiques, la fête de la Reine et le colonialisme canadien. Quelques semaines plus tard, le Parti libéral prend le pouvoir et déclenche les grandes réformes de la Révolution tranquille. Cette simultanéité n’est pas fortuite, car le Québec entreprend à cette époque une contestation ouverte des structures sociales, politiques, économiques, culturelles et idéologiques héritées de son passé. À partir de ce moment, les célébrations au monument Dollard sont chaque année la cible de manifestants indépendantistes qui se réclament de la lutte émancipatrice des patriotes.

En 1966, ces coups de boutoir répétés atteignent leur but. Un attentat à la bombe non revendiqué ébranle le monument Dollard à la veille de ce qui sera, pour longtemps, la dernière manifestation annuelle. La même année, l’historien André Vachon publie une analyse détaillée des assises du mythe dans le premier tome du Dictionnaire biographique du Canada. L’histoire problématisée et documentée reprend ses droits sur la mémoire.

La légende n’en disparaît pas pour autant, car le propre des mythes historiques est d’être ancrés à la fois dans le réel du passé et dans le présent de ses interprètes. Parce que Dollard appartient à l’histoire de la Nouvelle-France, il continue de parler de la genèse du Canada français et du Québec dans la résistance à un environnement hostile. Toutefois, à partir de 1960, d’autres héros tirés de cette époque fondatrice représentent mieux les aspirations des élites montantes et du public en général. Jacques Cartier et Samuel de Champlain, par exemple, incarnent dorénavant l’esprit d’exploration et le génie commercial et militaire. Alors que Dollard, personnage sans épaisseur historique (on ignore en effet jusqu’à son lieu d’origine et son âge), n’a pas cette capacité de mutation.

Un lieu de mémoire et un patrimoine de traces

Seul le témoignage des contemporains de Dollard, selon qui la bataille a sauvé le pays d’une attaque massive des Iroquois, conforte l’idée qu’un événement exceptionnel s’est produit au Long-Sault en 1660. Mais ce n’est pas uniquement à ces témoignages historiques que le mythe doit sa survie. Sa durabilité repose aussi, paradoxalement, sur la tradition mémorielle et sur la critique de cette tradition, qui ont occupé une place centrale dans l’histoire du Canada français. De ce point de vue, Dollard des Ormeaux est un « lieu de mémoire » tel que l’a défini Pierre Nora, c’est-à-dire une signification intégrée à la mémoire(NOTE 1). À partir de 1966 jusqu’à aujourd’hui, on n’a jamais cessé d’actualiser la bataille du Long-Sault en la mettant en scène dans des œuvres de fiction, en l’analysant ou en la célébrant au pied du monument de Dollard à Montréal.

Cérémonie au monument de Dollard des Ormeaux, Monrtéal, 1944. © BAnQ.

Dans quelle mesure le mythe de Dollard des Ormeaux fait-il aujourd’hui partie d’un patrimoine de l’Amérique française qui mériterait d’être transmis? Il est clair que le culte patriotique qui a donné toute son importance au mythe de Dollard est moribond. Si ce culte venait à être réactivé, il risquerait de l’être dans le contexte d’une confrontation identitaire. Cette dérive s’est effectivement produite en 1990, lorsqu'une manifestation — la première à avoir lieu au monument de Dollard à Montréal depuis longtemps — a été organisée par un groupement nationaliste durant la gestation des crises du Lac-Meech et d’Oka. Un tel patrimoine a trop longtemps reproduit les schèmes de la supériorité raciale et culturelle des Blancs sur les Autochtones pour mériter d’être maintenu.

Il reste le patrimoine matériel constitué de documents d’archives, d’illustrations et d’objets commémoratifs conservés dans les musées, ainsi que plusieurs monuments d’art public. Ce patrimoine constitue une ressource documentaire et un témoignage mémoriel de la mémoire collective du Canada français. Il représente une richesse culturelle qui mérite d’être conservée et transmise collectivement si elle permet de comprendre le sens qu’ont pris Dollard des Ormeaux et son combat dans le parcours historique des Canadiens français aux XIXe et XXe siècles.


Patrice Groulx
Université Laval

 

NOTES

1. « Lieu de mémoire, donc : toute unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique du patrimoine mémoriel d’une quelconque communauté » (« Comment écrire l’histoire de France? », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. III : Les France, vol. 1 : Conflits et partages, Paris, Gallimard, 1992, p. 20).

 

BIBLIOGRAPHIE

Groulx, Lionel, « Si Dollard revenait... », Dix ans d’action française, Montréal, Bibliothèque de l’Action française, 1926, p. 88-122.

Groulx, Lionel, Dollard est-il un mythe?, Montréal, Fides, 1960, 59 p.

Groulx, Patrice, Pièges de la mémoire : Dollard des Ormeaux, les Amérindiens et nous, Hull, Éditions Vents d’Ouest, 1998, 436 p.

Pouliot, Adrien, et Silvio Dumas, L’exploit du Long-Sault : les témoignages des contemporains, Québec, Société historique de Québec, 1960, 138 p.

Vachon, André, « Dollard des Ormeaux, Adam », Dictionnaire biographique du Canada, Québec, Presses de l’Université Laval, vol. I, 1966, p. 274-283.

 

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  • Dollard des Ormeaux (Film muet) Ce film présente les célébrations commémoratives à Dollard des Ormeaux en 1941, en présence d’une foule considérable, devant le monument érigé à sa mémoire au Parc Lafontaine de Montréal  : défilé militaire et cérémonie officielle en présence du lieutenant-gouverneur du Québec, Sir Eugène Fiset En 1942, on voit un défilé des Cadets de l’air et de militaires, hommes et femmes, dans les rues de Québec pour commémorer le combat que Dollard a livré aux Iroquois en 1660. En 1943, une autre célébration à caractère militaire et religieux agrémentée d’images de la population en congé dans le parc et sur le plan d’eau du Parc Lafontaine.
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