Lexique du parler canadien-français du père Potier

par Bénéteau, Marcel

Carte du Détroit, 1764

La langue française est sans doute l’élément central du patrimoine que partagent les francophones du Nouveau Monde. Pendant plus de quatre siècles, le français d’Amérique a survécu et il a évolué, multipliant les variantes reflétant les environnements naturels et culturels dans lesquels il a pris racine, les chocs et les rencontres qui l’ont marqué, les occupations, vocations et domaines que ses locuteurs ont maîtrisés. Un des documents les plus importants pour l’étude de l’histoire du français nord-américain est le manuscrit intitulé « Façons de parler proverbiales, triviales, figurées, etc., des Canadiens au XVIIIe siècle », un petit calepin rédigé de 1743 à 1758 par le père Pierre Philippe Potier, missionnaire jésuite aux Hurons de la rivière Détroit. Ce lexique du parler canadien-français est le premier et, en fait, le seul à documenter le français parlé en Nouvelle-France. Potier a noté la plupart des mots de son lexique dans la région de la rivière Détroit, où il fut missionnaire de 1744 à sa mort survenue en 1781. Ce document revêt donc une importance capitale pour les francophones de cette région.


Article available in English : Father Potier’s Glossary of Spoken Canadian French

Le père Potier : missionnaire, curé et linguiste

Le père Pierre Potier, s.j., portrait paru dans le Detroit News, 26 avril 1891

Né le 21 avril 1708 à Blandain, en Belgique, Pierre Philippe Potier entre au noviciat de Tournai en 1729. Au cours de ses études, il se montre particulièrement doué pour les langues, ce qui le marque spécifiquement pour l’œuvre missionnaire. À la suite de ses derniers vœux en 1743, il s’embarque pour la Nouvelle-France, arrivant à Québec le premier octobre de cette même année. Il passe six mois à la mission de Lorette afin de se familiariser avec la langue huronne et il quitte Québec le 26 juin 1744 pour aller rejoindre le père Armand de la Richardie à la mission huronne de l’île aux Bois-Blancs à l’embouchure de la rivière Détroit. Deux ans plus tard, il devient responsable de la mission. En 1747, l’établissement est détruit lorsque la bande huronne de Nicolas Orontony se révolte. L’année suivante, on décide de rétablir la mission plus près du fort de Détroit, à la Pointe de Montréal située sur la rive sud de la rivière (aujourd’hui Windsor, Ontario). Les premières terres agricoles sont accordées sur la rive sud en 1749 et des colons canadiens-français s’installent alors à la Petite Côte, un territoire avoisinant la mission.

À la suite de la conquête britannique de 1760, Potier étend son ministère à ces nouveaux colons qui, jusqu’ici, se rendaient à l’église Sainte-Anne de Détroit sur la rive nord pour pratiquer leurs dévotions. En 1767, la mission devient officiellement la paroisse de l’Assomption, la plus ancienne de la province d’Ontario actuelle. Potier y demeurera curé jusqu’à sa mort en 1781. Malgré l’isolement de la colonie, il maintient ses activités intellectuelles, consacrant une bonne partie de son temps à la lecture et à la correspondance.

Facsimilé du lexique du père Potier

En plus des registres et des livres de comptes de la paroisse, il nous laisse cinq manuscrits concernant la langue huronne, des notes personnelles et des itinéraires de voyages, 22 cahiers d’écrits divers et – ce qui nous importe particulièrement dans cet article – un petit calepin intitulé «Façons de parler proverbiales, triviales, figurées, etc. des Canadiens au XVIIIe siècle». Surnommé « la bouche Belgique » par ses confrères jésuites, le père Potier note avec intérêt le vocabulaire et les tournures de phrase des Canadiens, consignant dans son calepin tout mot et expression qui lui sont nouveaux. Il entreprend cet exercice dès sa traversée au Nouveau Monde et continue à recenser, entre 1743 et 1758, plus de 2000 mots et expressions. Environ un tiers des mots sont notés lors de son séjour à Lorette et les deux tiers proviennent de la région du Détroit. On ne saurait surestimer l’importance de ce document unique. Comme le dit le linguiste André Lapierre : «Ce cahier constitue, à l’heure actuelle, le seul témoignage sur la langue parlée par les colons venus de France aux XVIIe et XVIIIe siècles pour jeter sur les bords du Saint-Laurent les bases de l’empire colonial français d’Amérique.» (NOTE 1)

Le lexique

Le cahier en question, déposé à la Bibliothèque municipale de Montréal (NOTE 2) , mesure 18,3 cm sur 11,8 cm et comprend 59 pages dont la plupart sont divisées en deux colonnes par un trait vertical. L’écriture est minuscule et serrée mais elle se lit très bien; selon Peter Halford, qui publia la première édition intégrale du lexique, on compte jusqu’à 40 caractères par centimètre carré (NOTE 3) . Spécialiste des langues, Potier rédige ses entrées avec précision et objectivité. Contrairement aux autres dictionnaires de l’époque, le lexique de Potier « ne méprise le langage d’aucun membre de la société. Il consigne aussi bien le vocabulaire des paysans que celui des militaires et des gouvernants, le vocabulaire des femmes de mœurs légères figure en aussi bonne place que celui des ménagères et le latin du savant confrère jésuite côtoie le français du maçon et de l’engagé » (NOTE 4) . Comme Halford le souligne, les relevés du Détroit sont particulièrement intéressants : « à la fois poste militaire, centre de colonisation et étape dans le voyage vers l’intérieur de l’Amérique, la bourgade qu’était alors Détroit attirait militaires et missionnaires, colons et commis.» (NOTE 5) Le vocabulaire que Potier y entend et consigne dans son calepin est donc très varié. Il est également marqué par des influences culturelles typiquement nord-américaines.

Boeuf de la Nouvelle France, ou boeuf illinois. À l'époque de Potier, ce terme désigne un boeuf européen élevé en territoire illinois. Plus tard, le terme désignera également le bison d'Amérique.

Potier accompagne lui-même des Canadiens et des Hurons en hivernement et il note le vocabulaire spécialisé qui s’emploie aux confins de la Nouvelle-France : bœuf illinois « bovin de race européenne élevé en territoire illinois »; brasse (de tabac) « quantité de tabac »; coulée « chenail sans issue »; écaleur de chevreux « chasseur »; faon « peau de chevreuil remplie d’huile »; îlet « petite île boisée »; paille-en-cul « canard sauvage [canard pilet] »; praline « blé d’Inde gralé dans la poêle avec de la graisse »; racros « petites anses [dans un lac ou une rivière] » et tête de femmes « mottes de terre dans les prairies ». Il enregistre des mots déjà considérés comme vieux ou régionaux par les lexicologues de l’époque : de bisque en coin « d’un coin à l’autre »; choque « talle »; drès « dès »; ébraillé « déboutonné »; fêtard « paresseux »; firou « anus, fondement » et trouver le stèque « trouver le moyen ». Son lexique inclut également de nombreux emprunts aux langues amérindiennes employés par les Canadiens : akokoine « perche qu’on penche pour y suspendre la chaudière »; aouapou « provisions »; coutaganer « travailler avec le couteau croche »; micoine « cuillère dont se servent les Sauvages »; okantican « grosse flotte (au bout d’un filet à pêche) »; ouararon « grenouille » et sagamité « bouillie faite avec du blé d’Inde ».

Le lexique de Potier offre également de nombreux témoignages de la créativité lexicale des Canadiens en incluant de nouvelles constructions telles que : barricotier « faiseur de barils »; crépissage « crépir une muraille, une maison »; débiscarié « délabré »; diabolicités « diableries, jongleries »; jouailler « jouer souvent » et rafaleux « qui souffle par rafales ». Plusieurs mots notés par Potier font maintenant partie du français nord-américain et s’emploient dans toutes les régions de l’Amérique française : abrier « mettre à l’abri »; batterie « aire de grange »; bredasser « faire mille petits ouvrages »; goret « cochon »; mouiller, mouillasser « pleuvoir, pluvigner »; secousse « fois » et trâlée « foule ». Parmi les relevés de Potier figurent enfin plusieurs mots qui appartiennent maintenant au français général. On trouve dans ce groupe pas moins de 130 premières attestations, c’est-à-dire des mots ou des sens relevés pour la première fois en français écrit. Une cinquantaine d’entre eux sont enregistrés au Détroit. Par exemple, soue, « étable à cochons », est noté par Potier en 1744, alors que selon le Petit Robert le mot serait attesté ailleurs seulement depuis 1823. Tapager « faire du tapage », enregistré par Potier en 1745, n’apparaîtrait pas avant 1844, selon cette même source. Potier note encore débiter « couper (de la viande) en morceaux » en 1745, alors que le Grand Larousse de la langue française ne l’atteste pour la première fois qu’en 1863. Même chose pour couette « mèche de cheveux retenue par une barrette, un lien » (Détroit, 1746) qui est attesté seulement en 1856 d’après le Trésor de la langue française. Enfin, tapé « fou ou un peu fou », que Potier consigne en 1748, ne paraît dans les dictionnaires français que plus d’un siècle et demi plus tard (1912, selon le Grand Larousse).

Importance et retombées du lexique

Couverture du livre de Robert Toupin, 1996.
Couverture du livre de Peter Halford et Marcel Bénéteau, 2008.

Avec sa panoplie de premières attestations, d’archaïsmes et de régionalismes, de mots de l’intérieur et d’emprunts aux langues amérindiennes, le lexique de Potier constitue un précieux apport au patrimoine linguistique de l’Amérique française. Les francophones de toutes les régions y trouvent les premiers signifiants de leur héritage culturel, puisque ce lexique témoigne d’expériences et de réalités exclusives à la vie en Amérique du Nord. Pour les habitants du Détroit, le document souligne en plus les contributions importantes de cette région périphérique à l’étude de la langue française. Notons que le premier dictionnaire « québécois », celui de Viger, ne verra pas le jour avant 1810 (NOTE 6) .

Bien que des éditions partielles du lexique de Potier aient longtemps circulé parmi les linguistes (NOTE 7) , la publication du livre Le français des Canadiens à la veille de la Conquête par Peter W. Halford en 1994, ainsi que Les écrits de Pierre Potier publiés par Robert Toupin en 1996 (NOTE 8), déclenchent alors une vague d’intérêt pour le français du Détroit et pour la position unique de la colonie comme plaque tournante entre la Nouvelle-France et les Pays d’en haut (les territoires amérindiens des Grands Lacs). Une série d’articles dans les journaux savants et la presse populaire découlent de ces publications et le vocabulaire du Détroit fait notamment l’objet d’une série de chroniques hebdomadaires réalisées par Radio-Canada à Windsor. Les mots de Potier figurent également dans une exposition présentée à la Maison François Baby, musée communautaire de Windsor, qui porte sur la survivance culturelle des francophones du Détroit. Enfin, cet « acte de naissance du parler français en Ontario » est célébré à juste titre lors des grandes fêtes du tricentenaire de Détroit/Windsor en 2001.

Plaque commémorative du Père Potier, sur la rive sud du Détroit (aujourd'hui Windsor, Ontario).

Le lexique de Potier atteste de la longue présence francophone dans cette enclave longtemps isolée des principales communautés francophones du Canada. Il continue d’attirer l’attention sur les trois cents ans de survivance de celle-ci au cœur même de l’Amérique du Nord et d’un dense peuplement anglophone. Le Détroit figure de façon importante dans le projet de recherche Modéliser le changement : les voies du français, une étude internationale dirigée par France Martineau de l’Université d’Ottawa, qui retrace l’évolution du français depuis l’Europe médiévale jusqu’à la Nouvelle-France. Mots choisis, un lexique tricentenaire du français du Détroit qui paraît en 2008, prend aussi comme point de départ le travail pionnier de Potier et documente plus de trois mille mots et expressions relevés des deux côtés du Détroit entre 1701 et 2001 pour démontrer que les trésors linguistiques de la région ne s’arrêtent pas au précieux recueil de « la bouche Belgique » (NOTE 9).

Le vocabulaire du Détroit, riche de trois siècles d’échanges et de rencontres au cœur même de l’Amérique du Nord, constitue un des éléments les plus importants du patrimoine immatériel des francophones de cette région surnommée le « berceau de la francophonie en Ontario ».


Marcel Bénéteau
Département de folklore et d’ethnologie en Amérique française
Université de Sudbury, Ontario

 

 

NOTES

1. André Lapierre, « Préface », dans Peter W. Halford, Le français des Canadiens à la veille de la Conquête : témoignage du père Pierre Philippe Potier, s.j., Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1994, p. ix.

2. Collection Gagnon, 447.9714 P863fa.

3. Peter Halford, Le français des Canadiens à la veille de la Conquête, p. 6.

4. Ibid., p. 5-6.

5. Ibid., p. 5.

6. Jacques Viger, « Néologie canadienne, ou Dictionnaire des mots créés en Canada & maintenant en vogue... » (manuscrits de 1810), publié dans le Bulletin du parler français au Canada, t. VIII, 1909-1910. Voir aussi l'édition critique avec analyse linguistique préparée par Suzelle Blais, Néologie canadienne, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1998.

7. Voir l’édition partielle du Bulletin du parler français au Canada, t. III, 1904-1905, p. 213-220, 252-255, 291-293; et t. IV, 1905-1906, p. 29-30, 63-65, 103-104, 146-149, 224-226, 264-267. Voir aussi Vincent Almazan, « Pierre Potier, premier lexicographe du français au Canada : son glossaire », Revue de linguistique romane, t. 44, 1980, p. 304-340.

8. Robert Toupin, Les écrits de Pierre Potier, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1996. Contient vol. 1 : La culture savante en Nouvelle-France au XVIIIe siècle; vol. 2 : Registres et bibliothèque. 

9. Marcel Bénéteau et Peter W. Halford, Mots choisis : trois cents ans de francophonie au Détroit du lac Érié, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2008.

 

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