Fondements scientifiques de l'Encyclopédie

Fondements scientifiques de l'Encyclopédie

Par Laurier Turgeon, directeur

Explorer le patrimoine culturel de l'Amérique française

L'Encyclopédie du patrimoine culturel de l'Amérique française poursuit un double objectif. Elle vise d'abord à décrire ce patrimoine grâce à la participation des meilleurs spécialistes de la question. Il s'agit de présenter un état des lieux des principaux biens patrimoniaux de l'Amérique française en mettant à contribution les connaissances les plus récentes et les plus pertinentes. En plus de faire œuvre d'un savoir établi et consacré, l'Encyclopédie se veut un lieu de réflexion et d'exploration sur les manières dont se constitue le patrimoine. Elle souhaite donc contribuer aux nouveaux savoirs sur le fonctionnement même du patrimoine.

Le projet est novateur tant par son contenu que par sa forme. Au lieu d'insister sur le caractère permanent du patrimoine, comme on le fait souvent, l'Encyclopédie le présente comme un phénomène dynamique, toujours en construction. Pour ce faire, les auteurs des articles s'arrêtent sur les mécanismes de la mise en patrimoine ou, pour reprendre l'expression désormais consacrée, sur la « patrimonialisation ». Plus qu'une synthèse des connaissances acquises sur les divers sujets traités, l'Encyclopédie a l'ambition de démontrer les rouages et les usages sociaux du patrimoine aujourd'hui. Elle fait appel à des nouveaux modes de diffusion tout aussi dynamiques pour communiquer ce patrimoine vivant. Plutôt que de se limiter au texte écrit, l'Encyclopédie rend compte des principaux éléments de ce patrimoine à l'aide d'un ensemble de documents diversifiés : textuels, visuels, sonores et audio-visuels, et d'un site Web interactif.

La fonction sociale du patrimoine

Le patrimoine est devenu une composante majeure de la vie sociale contemporaine. Des organismes internationaux comme l'UNESCO adoptent des conventions pour mieux gérer le patrimoine mondial. Les gouvernements interviennent de plus en plus dans ce domaine afin d'élaborer des politiques destinées à protéger et à promouvoir le patrimoine. Même les plus petites municipalités veulent aménager des sites ou construire des musées pour raconter leur passé, afin de développer le sentiment d'appartenance de leur population, d'attirer des touristes et de faire reconnaître leur existence. Le patrimoine mobilise les pouvoirs publics qui multiplient et diversifient ses expressions à travers l'aménagement de sites, la restauration de bâtiments, l'édification de plaques commémoratives, l'exposition muséale, mais aussi de plus en plus à travers ses manifestations immatérielles tel que les fêtes et les festivals. Le patrimoine semble être partout et en tout. Il est devenu quasiment synonyme d'identité.

Ce succès n'est pas un hasard. Le patrimoine répond à une demande sociale de racines et de continuité dans un monde de plus en plus caractérisé par la mobilité, les mutations, l'éphémère. Plus encore, il construit de façon vivante et dynamique un sentiment de permanence et d'authenticité.

Contrairement à l'histoire qui privilégie l'archive écrite et le livre, le patrimoine s'appuie sur l'objet matériel et la performance pour communiquer le passé. Ainsi, il matérialise la mémoire et la rend directement accessible à la vue, au toucher, à l'ouïe, parfois même à l'odorat et au goût par le biais de pratiques et d'événements divers. Sollicitant les sens et les émotions, plus que la raison, les manifestations patrimoniales reconstituent concrètement le passé, le mettent en scène ou en exposition, l'inscrivent dans le présent et, par conséquent, le rendent populaire et vivant. Comme le souligne Dominique Poulot, « c'est en cela que l'histoire paraît «morte» au sens commun et le patrimoine, au contraire, «vivant», grâce aux professions de foi et aux usages commémoratifs qui l'accompagnent(NOTE 1) ». Le patrimoine possède aussi un fort pouvoir de mobilisation sociale. Au lieu d'enfermer les acteurs sociaux dans l'espace individuel de la lecture, il les réunit autour d'une activité ou d'un lieu chargé de sens, il convoque le désir de vivre ensemble et il revitalise collectivement le groupe. En même temps qu'il donne vie au passé, le patrimoine redonne vie aux personnes qui le pratiquent.

La patrimonialisation, ou la construction du patrimoine

C'est pourquoi l'Encyclopédie présente le patrimoine comme une construction, faite et refaite par des acteurs sociaux. Il s'agit de savoir comment un bien, un lieu ou une pratique devient du patrimoine. C'est un défi de taille parce que la patrimonialisation est un processus complexe et changeant, variant dans le temps et en fonction des groupes sociaux. Un site ou un domaine reconnu à une époque peut perdre son statut patrimonial à une autre époque. Par exemple, le patrimoine immatériel (rites, fêtes, festivals, savoir-faire, récits), peu considéré il y a à peine vingt ans, est aujourd'hui de plus en plus valorisé. De même, ce qui est patrimoine pour un groupe ne l'est pas nécessairement pour un autre. L'idée selon laquelle le patrimoine est construit va à l'encontre des idées reçues. En effet, il est généralement présenté comme autodéterminé, essentiel, irréversible, bref comme éternel.

Si le patrimoine repose sur l'idée d'origines, de pérennité et d'authenticité, plus encore sur l'idée de transmission et de conservation à l'identique de ces origines, il n'en demeure pas moins qu'il participe à un processus, celui d'une édification qui est par définition dynamique. À vrai dire, les discours et les pratiques du patrimoine se construisent pour faire croire à des identités enracinées dans des lieux et des temps immuables. Or, l'étude des modes de construction du patrimoine démontre qu'il est souvent constitué d'éléments récents, présentés comme étant anciens et intégrés au présent par le processus même de la patrimonialisation. Même les éléments anciens sont réinterprétés et leur sens réactualisé. Par exemple, le simple fait de restaurer un bâtiment ou un objet transforme souvent son apparence selon les canons esthétiques du moment, en faisant une place aussi grande au présent qu'au passé. Ainsi, bien souvent, le patrimoine est une réappropriation et donc une transformation du passé.

Construction du temps, le patrimoine est également une construction sociale. L'Encyclopédie explore cette dynamique sociale du patrimoine en prêtant attention aux mutations, aux mélanges et aux médiations. Lorsque l'on reconstitue la biographie des sites ou des objets patrimoniaux, nous constatons qu'ils se transforment au cours de leur longue vie sociale, parfois à la suite d'emprunts faits à d'autres groupes ou à d'autres cultures. La transmission des objets d'une génération à une autre par la pratique successorale, ou encore d'une culture à une autre par l'échange interculturel, suscite des appropriations, des transferts et des métamorphoses tant des objets et des sites que des groupes concernés. Les objets échangés sont intégrés à la culture de réception; ils sont patrimonialisés par le processus de « re contextualisation culturelle » : on leur donne d'autres apparences, on leur attribue de nouveaux sens et usages et on les fait sien. Les objets recontextualisés transforment aussi les personnes qui les manipulent(NOTE 2). Loin d'être le reflet pur et authentique d'une culture, les objets échangés à travers le temps portent les marques de plusieurs cultures, de plusieurs périodes, et forment un « patrimoine métissé »(NOTE 3). La patrimonialisation procède aussi d'une médiation. Jean Davallon rappelle que l'objet patrimonial se construit dans une relation entre celui qui produit l'objet et celui qui en fait usage, entre celui qui le met en valeur et celui qui le découvre(NOTE 4). Plus qu'une chose ou un lieu inerte, le patrimoine exprime une dynamique relationnelle et interactive, entre des personnes et des groupes différents qui s'en servent pour tisser des liens sociaux.

Les patrimoines de l'Amérique française

Le cas des francophones d'Amérique du Nord représente un terrain d'observation très riche pour étudier ces phénomènes dans la mesure où leurs patrimoines sont marqués par des expériences coloniales variées et par de nombreux emprunts aux autres cultures, notamment amérindiennes, françaises, britanniques et américaines, avec lesquelles ils ont été successivement en contact.

Les patrimoines de l'Amérique française sont aussi divers et variés que les groupes qui les construisent. Pour saisir cette pluralité, nous tenons compte des caractéristiques régionales qui ont contribué au développement de traits culturels et de savoir-faire spécifiques. Ainsi, le patrimoine de l'Amérique française couvre neuf grandes régions géographiques : le Québec, l'Acadie, l'Ontario, l'Ouest canadien, la Nouvelle-Angleterre, le Midwest américain, la Louisiane et la Floride, sans oublier l'important patrimoine de l'Amérique française présent en France.

Nous gardant bien d'enfermer le patrimoine dans des catégories étanches, nous sommes sensibles aux trois principales formes d'expression du patrimoine, soit le patrimoine naturel (environnemental), le patrimoine matériel (architectural et archéologique), et le patrimoine immatériel (ethnologique), qui représentent les trois grandes catégories de patrimoine définies par l'UNESCO. L'Encyclopédie traite de ces trois formes de patrimoine, en portant une attention particulière au patrimoine immatériel, très abondant et encore peu étudié. Celui-ci comprend les éléments performatifs de la culture, comme les rites, les fêtes, les festivals, les savoir-faire, la mémoire orale, la chanson, la musique et la danse.

Une encyclopédie vivante

À l'image du phénomène qu'elle décrit, l'Encyclopédie se veut une entreprise vivante : participative, interactive, en construction.

Elle est participative dans la mesure où la valeur d'usage social est l'élément primordial de sélection des sujets traités. Plutôt que de retenir seulement des critères formels d'ancienneté et d'authenticité, nous tentons d'identifier et de présenter les biens patrimoniaux les plus valorisés par les communautés elles-mêmes. L'Encyclopédie est aussi vivante par le mode de traitement des articles. Le choix d'une encyclopédie électronique en ligne permet d'illustrer les articles à l'aide d'un riche éventail de documents iconographiques, sonores et audio-visuels. Le lecteur peut ainsi lire, mais aussi voir et entendre le patrimoine en action.

Nous souhaitons que l'accès aux articles et au matériel multimédia de l'Encyclopédie favorise la circulation de l'information sur le patrimoine de l'Amérique française et les réappropriations nombreuses et variées de celui-ci. Nous espérons ainsi construire de nouvelles connaissances et créer une communauté dynamique de chercheurs et d'usagers autour du patrimoine des francophones d'Amérique.

Laurier Turgeon
Directeur
Encyclopédie du patrimoine de l'Amérique française
Chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique
Université Laval, Québec, Canada

NOTES

1. Dominique Poulot, Une histoire du patrimoine en Occident, Paris, La Découverte, 2006, p. 3.

2. Voir Nicholas Thomas, Entangled Objects : Exchange, Material Culture and Colonialism in the Pacific, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1991, p. 2-3.

3. J'ai développé cette notion dans mon livre, Patrimoines métissés. Contextes coloniaux et postcoloniaux, Paris et Québec, Maison des sciences de l'homme et Presses de l'Université Laval, 2003.

4. Jean Davallon, Le don du patrimoine : une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Lavoisier, 2006, p. 16.

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