Patrimoine naturel des cisterciens de Rougemont

par Couvrette, Sébastien

Verger de l'abbaye cistercienne de Rougemont, 2010

Le domaine de l’Abbaye cistercienne de Rougemont en Montérégie constitue un patrimoine naturel unique au Québec. Arrivé à Rougemont en 1932, cet ordre monastique s’est rapidement intégré à l’économie régionale en choisissant la pomiculture comme activité lucrative afin d’assurer sa subsistance et son indépendance financière. Avec ses 35 hectares de pommiers, le verger des cisterciens est le plus important du Québec à être ouvert à l’autocueillette. Une partie des récoltes sert également à la fabrication de vinaigre de cidre, de jus de pomme et d’un cidre élaboré selon la méthode champenoise. En étroite relation avec la nature, les moines ont aménagé sur leurs terrains de vastes espaces verts qu’ils réservent en partie au recueillement des membres de leur communauté, ou qu’ils destinent au repos des visiteurs. De plus, en 2008, ils ont transformé leur forêt de 50 hectares en réserve naturelle privée dans le but de préserver la faune et la flore exceptionnelles du mont Rougemont.


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Un patrimoine naturel exceptionnel

Vue aérienne du domaine des cisterciens à Rougemont, 2009

En 2008, les moines de l’Abbaye cistercienne Notre-Dame de Nazareth à Rougemont créaient une réserve naturelle privée sur le mont Rougemont en Montérégie. L’espace protégé, une forêt d’une superficie de 50 hectares, fait partie d’un écosystème exceptionnel abritant près de 800 espèces végétales, plus de 180 espèces d’oiseaux, une quinzaine d’espèces de reptiles et d’amphibiens, et une quarantaine d’espèces de mammifères. Certaines de celles-ci sont menacées ou considérées comme vulnérables ou rares (NOTE 1). La décision des cisterciens de préserver ce riche refuge naturel situé sur les terres de l’Abbaye traduit de façon éloquente les rapports étroits qui unissent cet ordre monastique à la nature depuis des siècles.

Événement sans précédent dans l’histoire moderne du Québec, la crise du verglas de janvier 1998 a amené les cisterciens de Rougemont à s’interroger davantage sur la fragilité de la nature qui les entoure et la nécessité de la protéger. Partiellement privée d’électricité pendant un mois et dévastée par les dommages considérables causés aux forêts environnantes, la Montérégie a été l’une des régions les plus durement touchées par la tempête de verglas. Une décennie plus tard, après bien des démarches auprès du ministère des Ressources naturelles, les cisterciens mettaient sur pied la première réserve naturelle privée sur le mont Rougemont, en collaboration avec l’organisme sans but lucratif Nature-Action Québec, l’Association pour la protection et le développement durable du mont Rougemont et le gouvernement du Québec. Désormais interdite à la circulation humaine, la forêt de l’Abbaye représente pour la communauté un havre de paix pour les espèces animales, végétales et minérales où la nature peut refaire ses forces. Les cisterciens de Rougemont voient cette réserve comme un véritable monastère végétal. À travers la sauvegarde de ce patrimoine vert, ils désirent rappeler l’importance de la conservation des ressources naturelles dans un monde trop souvent régi par la surconsommation et le gaspillage, des tendances contraires aux valeurs monastiques.

 

Historique de la communauté

Les quatre fondateurs de la communauté de Rougemont, 1932

Dans la foulée de la réforme de l’Église catholique en Europe au XIIe siècle apparaît chez les moines bénédictins une volonté de revenir à la simplicité de la vie monastique promulguée par saint Benoît six siècles plus tôt. C’est ainsi que naît l’ordre cistercien en 1098 en Bourgogne avec la fondation de l’Abbaye de Cîteaux dans une région de terres marécageuses située à proximité de Dijon (NOTE 2). Par la suite, l’ordre se répand progressivement à travers l’Europe. Au début des années 1930, le Père abbé de l’Abbaye cistercienne de Lérins, établie sur l’île Saint-Honorat en Côte-d’Azur, envisage de fonder un monastère au Vietnam. À la faveur d’un voyage en Asie, il fait la rencontre de missionnaires canadiens qui l’avisent de l’engouement que connaît le Canada pour les missions religieuses. Le français étant la langue d’usage traditionnelle dans cette congrégation cistercienne, le Père abbé saisit alors l’opportunité de tirer profit du bassin francophone du Québec.

En 1932, quatre moines (au lieu des douze habituels) choisissent de s’installer dans le village de Rougemont. Leur choix est principalement dicté par la volonté de s’intégrer à une économie locale qui repose sur l’exploitation d’un produit de la terre. En plus de ses activités pomicoles, la région a également l’avantage de ne pas être habitée par une communauté de moines de la famille bénédictine. Les Trappistes, issus d’une réforme de l’ordre cistercien au XVIIe siècle, sont déjà présents dans la région de Montréal, à La Trappe d’Oka (1881), et au Saguenay-Lac-Saint-Jean, à l’Abbaye cistercienne de Mistassini (1892). Les Bénédictins sont, quant à eux, installés en Estrie à Saint-Benoît-du-Lac depuis 1912. Ces trois ordres partagent le même héritage francophone, obéissent tous à la règle de saint Benoît et vivent d’une économie locale, d’une entreprise reposant sur le terroir. De leur côté, les cisterciens de Rougemont conservent la volonté de mener une vie discrète et retirée du monde extérieur. Pour cette raison, ils choisissent de se fondre dans l’économie pomicole de la région rougemontoise, sans développer de produits commerciaux qui les distingueraient rapidement au sein de la société québécoise.

 

Un immense verger au cœur d’un vaste domaine

La pomiculture est une activité traditionnelle en Montérégie

Suivant la règle de vie édictée par saint Benoît au VIe siècle, le quotidien des moines cisterciens est rythmé par des prières, des lectures et le travail manuel. Acte d’humilité et de simplicité, ce travail et l’exploitation des ressources naturelles doivent permettre aux moines d’assurer leur subsistance et de vivre en autarcie presque complète, tout en laissant leur esprit libre de se consacrer à Dieu. À leur arrivée à Rougemont, « la capitale de la pomme », les cisterciens restaurent un grand verger et choisissent de s’adonner à la pomiculture comme mode de subsistance, plutôt que d’exploiter un vignoble comme ils avaient coutume de le faire en France. En s’intégrant à l’économie pomicole de Rougemont, qui s’est développée à la fin du XIXe siècle, les cisterciens trouvaient le lieu idéal et l’occupation parfaite pour vivre en conformité avec leurs vœux monastiques et leur volonté de célébrer la création divine par leur union avec la nature.

Jusqu’aux années 1980, les pommes du verger de l’Abbaye se retrouvaient dans les épiceries de la région. Toutefois, la venue des grandes chaînes de magasin d’alimentation changera la donne de l’économie locale et intensifiera la concurrence entre les fournisseurs de produits agricoles. Un nouveau défi s’impose alors aux moines, car les moyens de production de l’agriculture à grande échelle ne cadrent pas avec la notion du travail des cisterciens. Résolus à mener une vie modeste et humble, ils se détournent alors de la culture commerciale de la pomme et transforment leur verger pour le rendre accessible à l’autocueillette. Avec une superficie de 35 hectares et plus d’une douzaine de milliers de pommiers, ce verger est le plus grand du Québec ouvert à l’autocueillette.

Variétés de pommes disponibles au verger des cisterciens

Les cisterciens veulent offrir une expérience unique aux visiteurs. Pour ce faire, ils cultivent des poires (Beauté flamande) en plus d’une douzaine de variétés de pommes dont certaines très populaires comme la Lobo, la McIntosh et la Paulared, et des raretés comme la Shamrock. Dans le respect de la nature environnante, les pratiques d’agriculture des cisterciens reposent sur des principes agrobiologiques qui permettent de réduire au minimum l’arrosage de produits chimiques. À cet égard, ils cultivent des variétés résistantes aux parasites et nécessitant très peu de fongicides ou d’insecticides, telles que la Liberty, la Golden Russet, la Honeycrisp et la Spartan. Pour les cisterciens, l’autocueillette donne également aux visiteurs une occasion privilégiée de se réunir en famille pour prendre contact avec la nature, en une sorte de pastorale familiale. Ainsi, la vocation du verger de l’Abbaye est conforme à l’équilibre de vie que cultivent les cisterciens.

 

Du cidre selon la méthode champenoise 

Cidre produit par les cisterciens de Rougemont

En plus de son grand verger, la communauté cistercienne de Rougemont est aussi connue pour sa production de cidre. Dès son arrivée au Québec en 1932, elle restaure un verger laissé à l’abandon et plante quelques vignes (NOTE 3). Comme le climat québécois rend difficile la culture de la vigne et la production du vin, les moines optent rapidement pour la production de cidre en adaptant leur technique de vinification au jus de la pomme. Au début des années 1970, forts de l’expérience accumulée, ils se font octroyer un des premiers permis de distribution publique de cidre par la Régie des alcools du Québec. Malgré la demande croissante pour les produits de cidre au Québec depuis les années 1990, la production des moines demeure modeste et artisanale, en accord avec leur conception du travail qui se doit de rester une voie vers Dieu, sans devenir une activité axée sur la rentabilité. Afin de préserver l’intimité et la tranquillité de la vie monastique, la mise en marché du cidre cistercien se fait d’ailleurs avec discrétion, sans dégustation sur place ni visite guidée de la cidrerie. Il n’en demeure pas moins un produit remarquable du terroir rougemontois.

Vue rapprochée d'une affiche montrant les cisterciens à l'oeuvre

En effet, le cidre des cisterciens est fabriqué selon la méthode champenoise. Cette méthode de production de vins mousseux a été mise au point au XVIe siècle par des moines bénédictins de la région de Limoux dans le sud de la France. Elle sera perfectionnée au siècle suivant par le bénédictin dom Pérignon, dont le nom est aujourd’hui attribué à des cuvées exceptionnelles de champagne produit par la célèbre maison Moët & Chandon. À l’Abbaye de Rougemont, la fabrication du cidre commence à la fin du mois d’octobre. Le jus est extrait de pommes tombées au sol qui seront broyées, puis pressées. En une seule journée, les 3 000 litres nécessaires à la production annuelle de cidre sortent de la presse à jus. Des dizaines de milliers de litres supplémentaires seront vendus comme jus de pomme ou serviront pour la fabrication de vinaigre de cidre.

La boisson subit une première fermentation en cuve au cours de laquelle de la levure de champagne et du sucre ajoutés au jus entrent en réaction pour produire de l’alcool et du gaz carbonique. Après quelques mois en cuve, le cidre est embouteillé et une deuxième fermentation se poursuit en bouteille. Cette deuxième fermentation, qui permet au cidre d’atteindre les 12 % d’alcool qu’on retrouve habituellement dans les champagnes, est caractéristique de la méthode champenoise. Par la suite, le cidre repose dans une chambre de vieillissement pendant quatre ans afin qu’il puisse développer ses arômes. Au terme de ces quatre années vient l’étape finale du dégorgement. Cette opération délicate consiste à faire descendre les dépôts dans le goulot puis à créer un bouchon de glace en plongeant la pointe de la bouteille dans une solution liquide maintenue à - 25 degrés Celsius. En décapsulant la bouteille, le moine chargé du dégorgement fait sauter le bouchon de glace et pose un bouchon de liège. Le cidre est alors prêt pour la vente. Ce produit fin est le fruit de la rencontre authentique entre le terroir pomicole rougemontois et le savoir-faire européen, notamment issu de la tradition bénédictine ancestrale.   

 

Rapport à la nature

Jardin de l'abbaye cistercienne de Rougemont: les bancs incitent à la contemplation de la nature

En plus de la réserve naturelle privée et d’un imposant verger, le patrimoine naturel des cisterciens se compose également de nombreux espaces verts aménagés sur les terrains de l’Abbaye, une propriété d’une superficie totale de plus de 100 hectares. Pour les moines, la contemplation de la nature favorise l’embellissement de la vie intérieure et représente une voie d’accès à Dieu. Aux alentours du monastère, divers lieux sont donc destinés à favoriser la prise de contact avec la nature et le recueillement. Certains d’entre eux sont ouverts aux visiteurs, alors que d’autres demeurent privés, à l’usage exclusif de la communauté cistercienne.

Réservé aux moines, un petit espace appelé le jardin du préau reprend des éléments architecturaux classiques chez les cisterciens : un cloître extérieur de forme carrée, représentant l’univers, où s’écoule l’eau d’une fontaine, symbole de vie. La présence de fontaines sur les terrains de l’Abbaye témoigne de l’importance de l’eau dans l’histoire et la liturgie des cisterciens. Au sein de la communauté, la nature n’appartient pas seulement aux vivants, mais également aux moines qui sont décédés. Un cimetière, transformé en jardin au début des années 1990, comporte une vingtaine de pierres tombales discrètement posées à plat sur le sol, laissant toute la place à la nature plutôt qu’aux monuments funéraires. Une cérémonie commémorative a lieu chaque année pour rappeler le souvenir des disparus. Cette cérémonie avait traditionnellement lieu le jour de la fête des morts, fixé au 2 novembre selon une tradition instituée à l’Abbaye bénédictine de Cluny au XIsiècle. Mais la longueur de la cérémonie et les froides températures du mois de novembre québécois ont incité les cisterciens de Rougemont à déplacer cette cérémonie au 11 juillet, jour de la fête de saint Benoît.

Dalle funéraire du cimetière cistercien actuel

En plus des nombreux espaces naturels réservés aux moines, le domaine des cisterciens comporte aussi un vaste jardin de 10 hectares ouvert aux visiteurs et aux personnes qui font un séjour de retraite à l’hôtellerie du monastère. Aménagé au tournant des années 1980 sur l’emplacement d’un vieux verger devenu improductif, le grand jardin est traversé d’un sentier surnommé le sentier de la Paix. Ce lieu offre aux visiteurs une aire de détente exceptionnelle où se côtoient des arbres d’espèces variées, dont certaines sont rares au Québec, des arbustes décoratifs et un étang. À certains endroits, des bancs permettent aux gens de se reposer un moment et de se recueillir dans cet environnement naturel célébrant la beauté de la création divine.

 

Une contribution précieuse à la sauvegarde du patrimoine naturel

Allée du verger, avec les pommes tombées au sol qui serviront à faire du cidre

À l’image de la vie monastique, la présence du vaste domaine de l’Abbaye cistercienne Notre-Dame de Nazareth dans la socioéconomie de Rougemont se veut discrète et respectueuse de l’environnement humain et naturel. Celle-ci n’en enrichit pas moins depuis longtemps le savoir-faire et les produits de l’industrie pomicole de la région. De plus, l’implication des moines cisterciens dans la sauvegarde du patrimoine naturel du mont Rougemont, en collaboration avec le gouvernement du Québec ainsi que des organismes provinciaux et régionaux, accroît les retombées collectives de leur engagement religieux et de leur rapport à la nature qui en découle.

 

Sébastien Couvrette
Historien
Université Laval

 

 

NOTES

1. On y retrouve notamment la phégoptère à hexagones (une fougère), l’amélanchier sanguin, variété à grandes fleurs, le faucon pèlerin, la salamandre à quatre orteils, la salamandre sombre du Nord, la couleuvre tachetée et le petit polatouche (écureuil volant).

2. Les noms de l’abbaye et de l’ordre viendraient de la présence de nombreux roseaux appelés « cistels » qui poussaient en abondance dans les environs du nouveau monastère.

3. La consommation de vin est permise par la règle de saint Benoît.

 

Bibliographie

Champagne, Stéphane, « Variations monastiques », La Presse, 24 juillet 2003, p. B-1.

Hébert, Claude, « 50 hectares de forêt protégés : l’Abbaye cistercienne convertie en réserve naturelle », Farnham.enregion.ca [en ligne], 18 septembre 2008, http://farnham.enregion.ca/index.asp?s=detail_actualite&ID=612.

Létourneau, Marie-France, « Un grand jour pour les Cisterciens : 49 hectares de leur propriété de Rougemont voués à la conservation », La Voix de l’Est, 12 septembre 2008, p. 3.

Pelchat, Marc-André, « Réserve naturelle en milieu privé : l’initiative des Cisterciens saluée », La Voix de l’Est, 13 septembre 2008, p. 6.

Renier, Marie, et Maude Redmond, Entrevue avec le père Jacques, responsable du verger et de la cidrerie [support numérique], Inventaire du patrimoine immatériel religieux du Québec, Rougemont, 20 octobre 2010.

Renier, Marie, et Maude Redmond, Entrevue avec le père Thomas, responsable de l’aménagement paysager [support numérique], Inventaire du patrimoine immatériel religieux du Québec, Rougemont, 20 octobre 2010.

Saint-Pierre, Louise, et Maude Redmond, Entrevue avec dom Raphaël, père abbé des cisterciens de Rougemont [support numérique], Inventaire du patrimoine immatériel religieux du Québec, Rougemont, 1er octobre 2010.

Théberge, Pierre, « Profil communautaire et économique de Rougemont », L’Action nationale, mars 1985, p. 707-721.

 

Documents complémentairesCertains documents complémentaires nécessitent un plugiciel pour être consultés

Vidéo
  • Entrevue avec le père abbé de l’abbaye cistercienne de Rougemont Le père abbé Raphaël (le directeur de la communauté) parle de l'histoire de la fondation de l'abbaye des cisterciens de Rougemont, au Québec, et du mode de vie des moines qui y vivent. Il explique également les fondements de la spiritualité cistercienne. Des images d'archives et des séquences filmées accompagnent le récit de père Raphaël et montrent le monastère d'hier à aujourd'hui. Elles témoignent des activités des moines dans l'industrie pommicole, comme l'autocueillette et la production de cidre. On peut également admirer la beauté du domaine entourant l’abbaye.
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