Langue française au Manitoba : héritages canadien-français et européen

par Hallion Bres, Sandrine

Photo d'un groupe d'hommes suisses de Notre- Dame de Lourdes qui sont placés devant un édifice

Selon le recensement de 2006, la population de langue maternelle française du Manitoba représente un peu moins de 4 % de la population totale de la province. L’histoire du fait français dans cette province, faite d’opiniâtreté et d’engagement pour la sauvegarde de ses spécificités culturelles et linguistiques, est toutefois empreinte de la richesse des héritages d’origines diverses qui la constituent. Les variétés de français en usage au sein de la communauté francophone témoignent encore aujourd’hui des traces linguistiques héritées des parlers importés par les colons venus du Québec, ou encore de l’Europe francophone aux alentours des années 1900.

 

Article available in English : The French Language in Manitoba: French-Canadian and European Roots

Fragilité de la diversité linguistique

Ouvrage de Jacqueline Blay, Histoire du Manitoba français, paru en 2010 aux Éditions du Blé

Les langues sont un patrimoine immatériel à sauvegarder. Les différentes actions menées par l’UNESCO en vue de préserver la diversité linguistique à l’échelle internationale en témoignent (NOTE 1). Si la langue française, du fait de son passé de domination coloniale, de son statut de langue internationale et du nombre important de ses locuteurs, n’est pas une langue véritablement menacée, son statut de langue minoritaire dans certains endroits suscite quand même quelques inquiétudes. C’est le cas du Manitoba, où l’anglais vient souvent réduire les champs d’usage du français, voire mener à son abandon total par une partie de la population. En outre, la promotion d’une variété standardisée et plus prestigieuse du français, essentiellement véhiculée par les institutions scolaires et culturelles, ainsi que par les médias francophones, a eu tendance à gommer certaines particularités spécifiques aux parlers français vernaculaires. Ces héritages linguistiques permettent pourtant de rendre compte des particularités culturelles d’une population et de maintenir des traits linguistiques emblématiques affectifs et identificateurs, essentiels au désir de transmettre la langue. Bref, le français au Manitoba doit se battre contre une double menace : celle de l’assimilation des francophones au groupe majoritaire anglophone et celle de la disparition de variétés locales du français qui revêtent souvent des valeurs identitaires et stylistiques.

 

Les francophones au Manitoba : quelques repères historiques

Enfants assis sur un char lors de la fête de la Saint-Jean-Baptiste à Notre-Dame de Lourdes

Pour l’observateur étranger, la province du Manitoba ne se présente pas de prime abord comme le symbole le plus visible de la Francophonie en territoire nord-américain. Depuis l’établissement des premiers colons sur les bords de la rivière Rouge au début du 19e siècle, la langue française est pourtant fortement liée à l’histoire du territoire manitobain. Lors de l’entrée du Manitoba dans la Confédération canadienne en 1870, le groupe francophone, essentiellement d’origine métisse, est alors majoritaire et la province naissante est officiellement bilingue. Pourtant, pendant vingt ans, son poids démographique ne va cesser de s’amenuiser sous le coup d’une immigration massive venue de l’Ontario et de pays non francophones. En 1891, les francophones ne représentent déjà plus qu’une faible minorité, soit moins de 10 % de la population de cette province. En outre, au fil du 20e siècle, les francophones vont subir les revers d’une politique linguistique défavorable à leur survie. C’est en particulier l’abolition du français à la législature et devant les tribunaux, en 1890, puis dans les écoles en 1916, qui contribuera à faire diminuer l’emploi public de cette langue dans la province. Ceci laissera chez les francophones un sentiment de culpabilité et d’injustice qui mènera à l’assimilation des plus fragiles et à l’acharnement des plus tenaces. Cette tension sera entretenue jusqu’à l’officialisation du bilinguisme fédéral dans les années 1970. Aujourd’hui, la communauté francophone a recouvré ses droits linguistiques constitutionnels et le français connaît un appui institutionnel qui lui permet d’élargir son espace en dehors de la sphère familiale.

 

L’immigration francophone entre 1870 et 1920

Page couverture du Colonisateur canadien, 1ère année, no 11, octobre 1886

C’est entre la création de la province, en 1870, jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, que viennent s’installer au Manitoba les ancêtres de ceux qui forment aujourd’hui l’essentiel de la communauté franco-manitobaine, la plupart pour y pratiquer l’agriculture. Le clergé catholique, qui avait déjà joué un rôle essentiel dans l’installation des colons à la Rivière-Rouge avant 1870, continue après cette date à intervenir activement dans l’organisation de l’immigration francophone au Manitoba. En 1870, le groupe francophone métis installé dans la colonie privilégie encore bien souvent un mode de vie semi-nomade qui le conduit à se déplacer vers l’Ouest lors des périodes de chasse aux bisons. Pour cela, mais aussi en raison de la discrimination subie de la part des nouveaux arrivants, la plupart des Métis quittent les terres qu’ils occupent au Manitoba pour aller s’installer plus à l’Ouest.

La population francophone se renouvelle au cours de la période 1870-1890 alors que les initiatives du clergé en vue d’inciter la colonisation francophone permettent d’attirer de nombreux immigrants. Les efforts des recruteurs se tournent principalement vers le Québec, ainsi que vers la Nouvelle-Angleterre, où bon nombre de Québécois sont allés chercher du travail dans les industries textiles, et vers les états américains de l’Ouest (Dakota du Nord, Minnesota) où certains Canadiens français se sont dirigés pour continuer à pratiquer l’agriculture dans des régions propices à son développement.

Charles-Agapit Beaudry, prêtre-colonisateur, 1915

Le Colonisateur Canadien, journal publié par la Canadian Pacific Railway puis dirigé par l’abbé Charles-Agapit Beaudry, prêtre colonisateur de Saint-Hyacinthe au Québec, est à cette époque un des organes de recrutement dans ces régions. En janvier 1874, la Société de Colonisation du Manitoba est fondée à l’initiative du clergé. Ce dernier privilégie un mode de peuplement « en réserves » dans le but de sauvegarder la cohésion culturelle et religieuse des nouveaux arrivants, qui se regroupent alors autour de petites paroisses au sud de Winnipeg, comme celles de Sainte-Agathe ou de Notre-Dame-de-Lorette. Ce mode de peuplement, en favorisant la concentration de la population franco-catholique, permet d’assurer une forte homogénéité du groupe francophone au sein des différentes communautés rurales qui voient le jour à cette période et de garantir sa survie linguistique et culturelle malgré un fort affaiblissement démographique.

À partir de 1890 et jusque dans les années 1920, ce sont surtout les immigrants francophones venus d’Europe qui viennent, modestement mais régulièrement, grossir les rangs de la population de langue française au Manitoba. Des missionnaires colonisateurs sont envoyés sur le Vieux Continent où ils œuvrent aux côtés des agents de la Société d’Immigration Française. Cet organisme, qui projette de faire du Manitoba une province de langue française, vante alors les mérites agricoles de la région dans une brochure distribuée en France, en Belgique et en Suisse (NOTE 2). Des colons racontent également leurs expériences dans des lettres de propagande publiées sous forme de recueils distribués en Europe. Notre-Dame-de-Lourdes, fondée par le père Paul Benoît, en 1891, est une des paroisses « françaises » établie au cours de cette période au Manitoba. Nombre de colons qui s’installent dans cette communauté et dans la paroisse voisine de Saint-Claude sont originaires du Jura (région de naissance du père Benoît), de la Savoie ou de la Bretagne.

 

Les variétés de français parlé au Manitoba : souches européenne et québécoise

Retour de la messe de minuit au Manitoba, 1880

À la fin du 19e siècle, la vie dans les campagnes manitobaines est faite de labeur, de renoncement et d’isolement. Ce dernier élément est particulièrement important puisqu’il favorise le maintien de l’usage du français en famille dans les fermes isolées et dans les centres ruraux à forte majorité francophone. En ces lieux, la vie sociale reste sous la supervision du clergé franco-catholique, malgré la prédominance de l’emploi de l’anglais au niveau provincial et l’absence de soutien politique à l’égard du français. L’isolement est aussi un facteur de conservation des traits vernaculaires des variétés de français importées jusque dans les années 1950. À cette date, l’urbanisation de la province attire de nombreux francophones à Winnipeg et provoque la désintégration d’une structure paroissiale protectionniste et homogène sur les plans religieux, culturel et linguistique. Le poids démographique des francophones dans les campagnes s’en trouve modifié.

Logo de la Société franco-manitobaine

Ces nouvelles données sociales ont un impact sensible sur le taux d’anglicisation des francophones, comme en témoignent les propos de Gaston Dulong, qui analyse la situation du français au Manitoba au début de la décennie 1960 (NOTE 3). Le chercheur dresse alors un portait très pessimiste de la minorité francophone, observant qu’« elle est déjà engagée dans un processus avancé d’anglicisation rapide et massive » (NOTE 4) et affirmant l’importance de rétablir l’instruction en français. Depuis les années 1970, la revalorisation du français passe, entre autres, par le biais des institutions francophones, qui appuient le maintien de l’usage du français dans la province. Cette institutionnalisation, qui offre un espace au français dans la sphère publique, s’accompagne en retour d’un contact accru avec un français standardisé.

 

Les études de description linguistique

Carte montrant les municipalités bilingues du Manitoba

Avant le milieu du 20e siècle, il n’existe aucune étude, même parcellaire, de l’état du français parlé au Manitoba. En 1954, un court article de J. B. Sanders, décrit certains aspects du processus de changement linguistique qui sont imputables au contact des langues et à la nécessité de s’adapter à un nouvel environnement social. Il y signale notamment le rétrécissement des domaines d’emploi de la langue minoritaire et l’investissement par l’anglais de nombreux champs sémantiques comme, par exemple, ceux de l’agriculture ou de l’automobile. Cet article véhicule toutefois une idéologie traditionaliste qui valorise un conservatisme linguistique dit essentiel pour préserver la « pureté » de la langue, et qui condamne la « contamination » due au contact linguistique (NOTE 5).

Il faut attendre le milieu des années 1970 pour que soit publiée une recherche linguistique plus approfondie : un article de Clyde Thogmartin (NOTE 6). Ses résultats seront par la suite régulièrement repris par les linguistes s’intéressant aux variétés de français de l’Ouest canadien. Il met en relief les traits phonologiques distincts des trois variétés de français parlées au Manitoba, soit les variétés européenne, canadienne et métisse. Les traces linguistiques laissées par les variétés européennes de français sont particulièrement peu connues. Certains jugements esthétiques décelables dans les discours épilinguistiques recueillis auprès de francophones du Manitoba montrent que le français de la région de Saint-Claude continuait, au milieu des années 1990, à être perçu comme une variété distincte et valorisée : on parle du « bel accent » (NOTE 7) de cette région. Anne-Sophie Marchand y relève, chez les locuteurs les plus âgés surtout, quelques survivances phonétiques et lexicales héritées de certains patois ou de variétés régionales du français de France. C’est le cas, par exemple du terme pochon qui désigne « une louche » en patois jurassien (NOTE 8). En l’absence d’une description linguistique plus systématique de l’état actuel de ces variétés européennes, on est en droit de se demander si ces représentations relèvent du stéréotype, si ces vestiges disparaîtront à la prochaine génération ou s’il existe effectivement des particularités linguistiques significatives qui perdurent encore aujourd’hui.

 

Le français de souche québécoise

La chanteuse d'origine franco-manitobaine Geneviève Toupin, 2008

Le français du Manitoba partage avec celui du Québec un nombre important de traits linguistiques qui s’expliquent par leur filiation. Ces traits se retrouvent à tous les niveaux de la langue. C’est à n’en pas douter l’intensité du contact avec l’anglais qui a constitué et qui constitue encore le principal facteur de différenciation entre ces deux variétés de français. Au Manitoba, la plus grande présence de l’anglais dans la société est la source d’alternances codiques (passage régulier d’une langue à l’autre), d’emprunts et de calques, caractéristiques de toute situation de contact étroit entre deux langues. Par exemple : « and then, tu voulais-tu encore venir à Subway avec moi ? » ; « I can’t remember if it was dix-huit heures ou dix-neuf heures » ; « les batteries sont dead, anyway ». Le français parlé au Manitoba a également connu une évolution propre et, même en ville, il témoigne de certains traits qui peuvent avoir disparu de l’usage urbain québécois ou y avoir une fréquence différente. Le français du Manitoba bénéficie en outre de l’engagement du Québec en matière de terminologie et de traduction, aussi les néologismes québécois sont-ils souvent adoptés et utilisés (clavardage, courriel, hameçonnage, webmestre).

 

Décrire la diversité

La question de la variation des usages au sein de l’espace francophone et de la nécessité de les décrire objectivement, en considérant également l’existence d’une pluralité de normes, est une préoccupation récurrente chez les chercheurs qui s’intéressent actuellement à la francophonie (NOTE 9). Pour ce qui concerne le Manitoba, il est important de poursuivre la recherche sur les variétés de français qui subsistent aujourd’hui dans la province, afin d’en mieux connaître les spécificités et de contribuer à la conservation de ce patrimoine linguistique transmis depuis plusieurs générations.

 

Sandrine Hallion Bres
Professeure agrégée au Collège universitaire de Saint-Boniface
Cochercheure du projet «Identités francophones de l'Ouest canadien»

 

 

NOTES

1. UNESCO, « Historique », Langues et multilinguisme [en ligne], http://www.unesco.org/fr/languages-and-multilingualism/historical-background/.

2. Société historique de Saint-Boniface, Centre du patrimoine, « La colonisation francophone au Manitoba, 1870-1914 », Au pays de Riel : sujets [en ligne], http://shsb.mb.ca/node/375.

3. Archives du Collège universitaire de Saint-Boniface, Fonds Collection générale, P013/002/019, Gaston Dulong, « L’état actuel du français au Manitoba », Université Laval, mai-juin 1963, 16 p.

4. Ibid., p. 5.

5. J. B. Sanders, « St. Claude, French Citadel in Western Canada », Journal of the Canadian Linguistic Association / Revue de l'Association canadienne de linguistique, vol. 1, no 1, octobre 1954, p. 9-12.

6. Clyde O. Thogmartin, « The Phonology of Three Varieties of French in Manitoba », Orbis, vol. 23, no 2, 1974, p. 335-349. Depuis, les travaux de Robert Papen, de Liliane Rodriguez, d’Anne-Sophie Marchand et de Sandrine Hallion Bres sont venus enrichir notre connaissance des variétés de français au Manitoba sans pourtant en fournir une description complète.

7. Anne-Sophie Marchand, « L’identité franco-manitobaine : de l’identité métisse au métissage des identités », Thèmes canadiens / Canadian Issues, vol. XX, 1998, p. 14.

8. Ibid., p. 15.

9. Québec, Conseil supérieur de la langue française, « Le français, langue de la diversité des peuples et des cultures », Le Conseil : discours et allocutions [en ligne], 2008, http://www.cslf.gouv.qc.ca/le-conseil/discours-et-allocutions/archives/detail/article/le-francais-langue-de-la-diversite-des-peuples-et-des-cultures/retour/223/.

 

Bibliographie

Amprimoz, Alexandre L., et Antoine Gaborieau, « Les parlers franco-manitobains », dans Centre d'études franco-canadiennes de l'Ouest, L'état de la recherche et de la vie française dans l'Ouest canadien : les actes du premier colloque du Centre d'études franco-canadiennes de l'Ouest tenu au Collège universitaire de Saint-Boniface les 20 et 21 novembre 1981, Saint-Boniface, CEFCO, 1982, p. 99-109.

Archives du Collège universitaire de Saint-Boniface, Fonds Collection générale, P013/002/019, Gaston Dulong, « L’état actuel du français au Manitoba », Université Laval, mai-juin 1963, 16 p.

Hallion, Sandrine, Étude du français parlé au Manitoba, thèse de doctorat, Université de Provence, Aix-en-Provence, 2000, 3 vol., 464 f. + 859 f. (corpus).

Marchand, Anne-Sophie, « L’identité franco-manitobaine : de l’identité métisse au métissage des identités », Thèmes canadiens / Canadian Issues, vol. XX, 1998, p. 57-72.

Marchand, Anne-Sophie, « La francophonie plurielle au Manitoba », Francophonie d’Amérique, no 17, printemps 2004, p. 147-159.

Painchaud, Robert, Un rêve français dans le peuplement de la Prairie, Saint-Boniface, Éditions des Plaines, 1987, 303 p.

Papen, Robert A., « La diversité des parlers français de l’Ouest canadien : mythe ou réalité? », dans Robert A. Papen (dir.), Les parlers français de l’Ouest canadien, numéro thématique des Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, vol. 16, nos 1-2, 2004, p. 13-52.

Rodriguez, Liliane, La langue française au Manitoba (Canada) : histoire et évolution lexicométrique, Tübingen (Allemagne), Max Niemeyer, 2006, 519 p.

Sanders, J. B., « St. Claude, French Citadel in Western Canada », Journal of the Canadian Linguistic Association / Revue de l'Association canadienne de linguistique, vol. 1, no 1, octobre 1954, p. 9-12.

Thogmartin, Clyde O., « The Phonology of Three Varieties of French in Manitoba », Orbis, vol. 23, no 2, 1974, p. 335-349.

 

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