La gourgane : parcours culturel et gastronomique de la fève des marais

par Gauthier, Serge et Harvey, Christian

Fèves et graines de gourganes fraîches.

La fève des marais est connue sous le nom de gourgane dans les régions de Charlevoix et du Saguenay-Lac-Saint-Jean. D'origine très ancienne, elle faisait autrefois partie de l'alimentation courante des habitants de la Nouvelle-France. La culture de la gourgane, surtout après le XIXsiècle, sera longtemps identifiée presque exclusivement à la région de Charlevoix où sa présence se maintient, alors qu'ailleurs elle paraît négligée ou même oubliée. Par le biais de l'immigration des Charlevoisiens vers le Saguenay-Lac-Saint-Jean à compter de 1838, la gourgane s'implante aussi dans cette région et y devient une production agricole reconnue. Toutefois, malgré ses grandes qualités nutritionnelles, cette légumineuse occupe une place marginale dans l'alimentation des Québécois d'aujourd'hui. Elle demeure principalement associée à la fameuse soupe aux gourganes, un mets régional typique du patrimoine alimentaire charlevoisien, saguenéen et jeannois.

 

Article available in English : The Cultural and Culinary Voyage of the “Gourgane”

Autobus du festival de la gourgane d'Albanel, juillet 2006

La gourgane ou Vicia Faba major appelée aussi fève des marais est surtout connue dans les régions de Charlevoix et du Saguenay-Lac-Saint-Jean, où les recettes traditionnelles de soupe aux gourganes se transmettent de génération en génération par tradition orale : c'est pourquoi on les retrouve assez rarement dans les livres de recettes. Sans doute est-ce aussi pourquoi la culture de la gourgane demeure limitée et ne fait pas l'objet d'une distribution commerciale à grande échelle. C'est seulement dans le secteur du Lac-Saint-Jean que la production de cette légumineuse s'impose et qu'elle a même suscité la création d'un Festival de la gourgane, à Albanel, depuis 1974, où on fait la promotion de cette légumineuse géante.

 

Des origines anciennes

Connue dès la Préhistoire en Europe, la fève s'avère une des plus vieilles plantes cultivées par l'homme. Toutefois, ce n'est qu'au XVIIe siècle qu'on retrouve dans la littérature le terme « fève des marais » que nous connaissons dans certaines régions du Québec sous l'appellation « gourgane ». Plusieurs documents manuscrits attestent qu'en Nouvelle-France, cette « grosse fève » est consommée surtout comme légume d'accompagnement (NOTE 1). L'arrivée en force de la pomme de terre à la fin du XVIIIe siècle fera presque disparaître la gourgane de l'alimentation des Canadiens français, sauf dans la région de Charlevoix et, plus tard, dans celle du Saguenay-Lac-Saint-Jean.

Écossage des fèves à Pointe-au-Pic, 1959.

La raison de cette étonnante persistance de la gourgane dans Charlevoix demeure un objet de discussion. Certains y voient un lien avec le caractère maritime de Charlevoixcar l'expression gourganier ou mangeur de gourganes est associée en français ancien à un vieux marin que l'on nourrissait d'une soupe composée de fèves alimentant généralement le bétail. D'autres, à la suite de l'ethnologue Marius Barbeau, attribue à l'isolement passé de Charlevoix le maintien de la culture de ce légume ailleurs délaissé. Il est possible aussi de penser que la relative pauvreté des sols charlevoisiens favorise cette continuité dans la culture de la gourgane, alors que l'on se tourne en d'autres régions vers des productions agricoles plus rentables sur le plan commercial. Finalement, le motif le plus simple pour expliquer cette persistance ne serait-il pas simplement que les Charlevoisiens appréciaient le goût de cette « grosse fève » qu'ils apprêtaient presque exclusivement en soupe additionnée de lard salé ?

 

Au « pays des gourganes » (Charlevoix)

Carte régionale de la province de Québec : détail des régions de Saguenay-Lac-Saint-Jean et Charlevoix, 1887

Si, dans une étude datant des années 1920 consacrée aux paysans du village de Saint-Irénée dans Charlevoix, le sociologue Léon Gérin (NOTE 2) note que la gourgane fait partie des légumes fréquemment cultivés dans cette localité, c'est bien l'ethnologue Marius Barbeau qui fera le lien le plus précis entre la gourgane et Charlevoix. Barbeau parle même du « pays des gourganes » (NOTE 3) dans un article daté de 1917 où il souhaite démontrer la présence de spécificités régionales au Québec, tant dans la pratique langagière etculturelle qu'au niveau de l'agriculture. La gourgane lui sert ainsi d'exemple éloquent qu'il ne manque pas de décrire avec abondance, en insistant d'abord sur une certaine insularité de la culture de la gourgane en Charlevoix :

« La culture de ces fèves n'est probablement pas inconnue dans les environs, particulièrement sur la côte de Beaupré, et partout où il y a des marins. Des cultivateurs, avons-nous appris, en vendent quelquefois au marché de la basse-ville de Québec; on semble quelquefois les connaître ailleurs sous d'autres noms. Mais il n'en reste pas moins vrai que la plupart des autres régions n'ont jamais entendu parler des gourganes. » (NOTE 4)

À ce titre, Barbeau n'a pas tort, mais il néglige la diffusion de la gourgane par les habitants originaires de Charlevoix vers le Saguenay-Lac-Saint-Jean qui était déjà importante en 1917. Par ailleurs, le célèbre ethnologue démontre bien que la gourgane est utilisée simplement comme élément d'une soupe fort populaire dans la région :

« Les gourganes - fèves colorées - sont dans ce pays (Charlevoix), plus universellement cultivée que toute autre légumineuse. On les cueille un peu avant la maturité, pour en faire une soupe que les habitués goûtent fort. » (NOTE 5)

Bol de soupe aux gourganes selon la recette de Charlevoix, 2008

Il faut bien dire que la soupe aux gourganes est un met simple et plutôt rustique. Elle contient « plus d'eau que de fèves, des légumes, du lard, des herbes salées, de l'orge (barley) de la farine ou gruau ». Parmi les légumes retenus pour accompagner la soupe aux gourganes notons les petits haricots jaunes ou verts, les carottes et parfois des feuilles de chou en fines lanières (NOTE 6). On peut aussi y ajouter des herbes comme le persil ou la ciboulette. Plus rarement, on pouvait aussi la préparer en potage.

Même si la soupe aux gourganes connaît une grande popularité dans Charlevoix, le lien identitaire entre cette légumineuse et la région charlevoisienne demeure finalement assez ténu, contrairement à ce qu'a pu affirmer Marius Barbeau. Ainsi l'appellation de « pays des gourganes » n'est retenue que par cet ethnologue. La soupe aux gourganes y demeure surtout un mets domestique qui s'impose assez peu dans la restauration ou l'hôtellerie de la région... à l'exception d'un restaurant situé dans la côte descendant le flanc ouest des Laurentides, vers Baie-Saint-Paul, qui annonçait fièrement aux touristes qu'on y servait de la soupe aux gourganes. Malgré tout, c'est au Saguenay-Lac-Saint-Jean que l'on verra se développer une production plus soutenue de cette légumineuse.

 

Une diffusion presque exclusive vers le Saguenay-Lac-Saint-Jean

Champs de gourganes à la Malbaie, 2010

Les Charlevoisiens établis au Saguenay-Lac-Saint-Jean à partir du milieu du XIXe siècle amènent avec eux la gourgane et la traditionnelle soupe aux gourganes. La légumineuse y sera davantage commercialisée que dans Charlevoix, surtout à cause d'une population régionale plus importante. La culture de la gourgane y devient même une fierté régionale.

Dans les autres régions du Québec, la gourgane demeure difficile à implanter. En 1987, par exemple, la multinationale alimentaire Catelli tente de mettre en marché une soupe aux gourganes Habitant, mais ce produit ne connaît pas de succès commercial (NOTE 7). De fait, même si la gourgane est appréciée en de nombreux pays comme mets d'accompagnement, elle demeure peu connue à ce titre au Québec. Les producteurs du Lac-Saint-Jean doivent même vendre une partie de leur production à l'extérieur du pays, notamment en Israël.

 

Un patrimoine alimentaire à redécouvrir

Le résultat de la corvée d'écossage: un beau plat de graines de gourganes, toutes prêtes à être cuites.

Maintenant peu connue au Québec, la gourgane est pourtant une légumineuse très nutritive, riche en protéines et dénué de gluten. En plus de sa préparation en soupe, la gourgane peut aussi entrer dans la fabrication de farine à pain : celle-ci se vend d'ailleurs chez certains marchands du Québec. Des chefs cuisiniers québécois utilisent la gourgane pour élaborer des sauces béchamel et même pour cuisiner des soupes faibles en calorie, en omettant bien sûr l'habituel lard salé. La gourgane pourrait donc être davantage appréciée par l'ensemble des Québécois dans l'avenir, notamment au contact des communautés culturelles qui connaissent et utilisent déjà la gourgane comme mets d'accompagnement, quoique sous d'autres formes que celles que nous avons connues. Par ailleurs, la redécouverte et la valorisation de l'alimentation ancestrale québécoise favorisera sans doute la redécouverte de cet élément important du garde-manger des premiers habitants de la Nouvelle-France, tant dans la traditionnelle soupe aux gourganes des gens de Charlevoix et du Saguenay-Lac-Saint-Jean qui continuera sans doute d'être appréciée, sous diverses autres formes dans l'alimentation quotidienne des Québécois de demain.

 

Serge Gauthier, Ph.D., ethnologue et historien
Christian Harvey, M.A., historien
Chercheurs au Centre de recherche sur l'histoire et le patrimoinede Charlevoix

 

 

NOTES

1. François Tremblay, « La gourgane », Géographie sonore du Québec : Charlevoix, région 03, Les Éboulements (Qc), Éditions Patrimoine, 1983, p. 22-23.

2. Léon Gérin, Le type économique et social des Canadiens : milieux agricoles de tradition française, Montréal, Fides, 1948, p. 21.

3. Marius Barbeau, « Le pays des gourganes », Mémoires de la Société royale du Canada, sect. 1, sér. III, vol. XI, décembre 1917 et mars 1918, p. 193-225.

4. Ibid., p. 220-221.

5. Ibid., p. 220.

6. Micheline Mongrain-Dontigny, La cuisine traditionnelle de Charlevoix, La Tuque (Qc), Éditions La Bonne recette, 1996, p. 20-21.

7. Radio-Canada, « La gourgane », L'épicerie [en ligne], émission de télévision, 16 septembre 2004, http://www.radio-canada.ca/actualite/v2/lepicerie/niveau2_527.shtml.

 

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