Ottawa dans l'imaginaire de quelques écrivains franco-ontariens

par Sylvestre, Paul-François

Vue ouest de la rue Rideau, Ottawa

Bien qu'elle soit la capitale du Canada, Ottawa est une ville beaucoup plus petite que Montréal et Toronto, qui ont jadis souhaité lui ravir le titre de capitale du Dominion canadien. Plus petite, elle fait également moins parler d'elle dans la littérature franco-ontarienne : moins que Toronto, que Montréal et même Québec. Elle se taille néanmoins une place honorable, souvent sous des traits ironiques, parfois même sous des atours humoristiques. C'est du moins ce que nous révèlent certains journalistes, romanciers et nouvellistes franco-ontariens depuis plus de cent ans.

 

Article available in English : Ottawa Through the Eyes of Franco-Ontarian Writers

D'anglicisme à toponyme officiel

L'historien Benjamin Sulte (1841-1923)

Les premières mentions d'Ottawa dans le discours ou la littérature relatifs au Canada n'ont rien à voir avec la ville proprement dite. Les anglophones utilisant le mot Ottawa pour désigner la rivière des Outaouais (Ottawa river), l'emploi de ce nom par les francophone est, au départ, une sorte d'anglicisme. C'est ainsi que Benjamin Sulte, en 1882 écrit qu'« aussi loin que l'on peut remonter, c'est-à-dire au quinzième siècle, les vallées du Saint-Laurent et de l'Ottawa étaient occupées par deux grandes races parlant chacune sa langue propre : la race Iroquoise et la race AlgonquineNOTE 1.» L'abbé Jean-Baptiste Proulx, secrétaire de Mgr Narcisse-Zéphyrin Lorrain, évêque de Pembroke, en Ontario, emploie aussi l'expression « l'Ottawa » pour désigner la rivière des Outaouais lorsqu'il parle du « touriste qui remonte l'Ottawa, voyageant de Pembroke à la Mattawan NOTE 2».

 

Ottawa, siège du gouvernement fédéral

Dans d'autres écrits,Ottawa ne désigne pas la ville mais plutôt le gouvernement fédéral. Au lieu de dire qu'il y a un différend entre le gouvernement fédéral et le gouvernement dela Belle Province (Québec), on écrit qu'Ottawa et Québec ne s'entendent pas. Cette façon d'en référer à Ottawa est manifeste dans Jeanne la fileuse, d'Honoré Beaugrand : « Et comme ilexiste, à Québec et à Ottawa, des ministres payés grassement pour étudier et résoudre les problèmes politiques, ils pourront alors, avec connaissance de cause, faire des comparaisons qui les mèneront à une intelligence raisonnée de la question du repatriement.NOTE 3 »

Capitale de la province du Canada, puis du Canada, depuis 1857, Ottawa accueille les députés de tous les coins du pays. Le Parlement fédéral devient ainsi le lieu d'action de plusieurs récits. C'est le cas du roman L'Appel de la race, publié en 1922 par Lionel Groulx sous le pseudonyme d'Alonié de Lestres, nom d'un compagnon de Dollard des Ormeaux. Cette œuvre de propagande patriotique appelle à la lutte contre l'assimilation des Canadiens français.L'action se déroule à Ottawa, à l'heure du Règlement XVII qui bannissait le français des écoles ontariennes. Jules de Lantagnac, un Franco-Ontarien marié à une Anglo-Ontarienne, s'anglicise pour ensuite se reconvertir au français, puis devenir député et mener la lutte scolaire jusqu'au parquet des Communes.

L'appel de la race

Groulx se plaît à décrire Ottawa comme une ville qui symbolise la conquête anglaise, un lieu où les dignes représentants de la race canadienne-française peinent à gagner leur part d'influence :« Pendant qu'il s'engage sur le pont interprovincial pour regagner Ottawa, le converti voit se dresser devant lui, symbole de son âpre avenir, l'image de la capitale avec ses hautes falaises. Là, à droite, sur la colline parlementaire, lui apparaissent les palais des Chambres et des ministères fédéraux, puis la tour du parlement où flotte, dans le grand air, le drapeau du conquérant. [...] Autant de lieux, autant d'institutions, Lantagnac se le répète en marchant, où ceux de sa race obtiennent péniblement leur part d'influence et de travail.NOTE 4 »

En contrepoint des vues de Groulx, l'écrivain Jean-Louis Gagnon qui est arrivé à l'Université d'Ottawa en septembre 1933 avoue qu'il ne savait « rien ou presque de la capitale de mon pays. Mais cette ignorance était monnaie courante dans notre milieu et personne n'en semblait gêné.NOTE 5 » Ottawa ne peut cependant se défaire de son empreinte politique auprès de la majorité des écrivains qui en ont parlé. Charlotte Savary, par exemple, auteure du Député, est une autre romancière qui crée en 1961 un personnage évoluant au Parlement d'Ottawa, là où « la politique est une jungle, trop souvent une brousse fétideNOTE 6 ». De même, un an après l'arrivée de Pierre Elliott Trudeau à Ottawa, Françoise Loranger publie une comédie patriotique en 1969 dans laquelle un personnage annonce tout un changement de cap dans la capitale fédérale : « Ils m'avaient dit qu'à Ottawa tout se faisait dans les deux langues asteur ? »NOTE 7 Puisque on ne peut guère parler de politique sans mentionner les bureaucrates, qui mieux que Maurice Henrie pouvait décrire les hauts fonctionnaires d'Ottawa? Cet ancien grand commis de l'État publie en 1989 La Vie secrète des grands bureaucrates, où il se moque allègrement de ses anciens collègues : « Un vendeur vend, un boxeur boxe et un penseur pense. Mais gardez-vous d'en conclure qu'un haut fonctionnaire fonctionne.NOTE 8 »

 

Autres regards critiques ou ironiques

Dans la littérature franco-ontarienne des trente dernières années, Ottawa a rarement le beau rôle. On prête à cette ville les pires attributs. Dans son roman La Kermesse (2006), Daniel Poliquin parle de sa ville natale comme d'un lieu « où l'on rêve de sacrer son camp ». Pour Madeleine Vaillancourt, Ottawa est une ville rangée où les gens sont « plates » et où il manque un brin de folie. Dans Ottawa, ma chère, elle écrit qu'« Ottawa est une ville tellement rangée que les journalistes sont obligés d'emprunter leurs faits divers juteux aux villes du Québec.NOTE 9 »

Daniel Poliquin note également dans Nouvelles de la capitale qu'« il n'y a presque rien d'ouvert à Ottawa le dimanche, les boutiques ferment tôt, les restaurants sont froids et mauvais, les gens sont plates, les francophones parlent mal, leur emploi est inintéressant et il n'y a pas d'hommes à Ottawa, rien que des gais ou des hommes mariés.NOTE 10 » Quelques années auparavant, le même auteur qualifie affectueusement Ottawa de « petite capitale coloniale », en prenant soin de noter qu'elle a des charmes méconnus. L'auteur de L'Écureuil noir écrit : « Depuis que j'ai entrepris ma nouvelle vie, je n'ai revu aucune ancienne connaissance. C'est un des charmes les plus méconnus d'Ottawa, ma petite capitale coloniale. La population va et vient, elle change tout le temps. »NOTE 11Pour sa part, Maurice Henrie compare Ottawa à Montréal dans Mémoire vive : Ottawa, « c'est la rareté des boutiques, des activités, des occasions, en comparaison de ce que l'on trouve à Montréal. C'est l'absence d'intensité, d'effervescence, de folie même...NOTE 12 » Christian Bode trempe aussi sa plume dans l'encrier de l'ironie lorsqu'il écrit que déménager à Ottawa est l'« aventure que tout Canadien, peu importe son origine, considère comme insensée.NOTE 13 »

Maurice Henrie

Bien qu'elle soit la capitale d'un pays bilingue, Ottawa est parfois décrite comme une ville anglaise. Dans son  recueil de nouvelles La Chambre à mourir, Maurice Henrie glisse une remarque subtile dans la réplique d'un personnage lorsqu'il écrit : « Mathias l'a vu repartir l'année passée, pis il m'a dit qu'il avait un gros char noir, dit le grand-père. Paraîtrait aussi qu'il vient du côté d'Ottawa. En tous cas, il parle pas français.NOTE 14 »

 

Gais et lesbiennes s'expriment

Temps pascal

Pour la population gaie et lesbienne, Ottawa vit de toute évidence dans l'ombre de Toronto et de Montréal. Mais cela n'empêche pas un romancier de camper ses personnages à Ottawa et de faire de la capitale son lieu d'intrigue. Dans Homosecret, de Paul-François Sylvestre, le protagoniste Damien décrit comment le service d'escorte « Un Choix capital » répond depuis nombre d'années à une clientèle homosexuelle, et ce avec un taux de satisfaction qui dépasse la moyenne : « Plusieurs délégués à des congrès dans la capitale canadienne en profitent, certains ouvertement. D'autres sont plus discrets, notamment les ambassadeurs et quelques parlementaires. Damien a déjà rencontré un sénateur à la salle à manger Wilfrid, du Château Laurier, en tête-à-tête avec un homme fourni de toute évidence par Un Choix capital.NOTE 15 » Dans son tout premier roman, Temps pascal, Daniel Poliquin note que les homosexuels d'Ottawa préfèrent le mot gai à celui d'homosexuel qui fait « pas drôle et trop biologique ». Il note, à cet égard, qu'« à Ottawa, on n'en est pas à un anglicisme près (comme à Paris et à Montréal du reste).NOTE 16 »

C'est tout de même sous la plume de Paul-François Sylvestre, dans Amour, délice et orgie, qu'on trouve une description élogieuse de la capitale fédérale canadienne. Franco-Ontarien qui a étudié et travaillé à Ottawa pendant trente ans, Sylvestre aime rappeler qu'il s'agit d'une ville « habitée par des fonctionnaires fiers de se retrouver au Centre national des Arts, heureux de se promener en vélo dans les collines de la Gatineau ou de patiner sur le canal RideauNOTE 17. »

 

Clin d'œil de la littérature jeunesse

Chercheurs d'étoiles

Ottawa réussit à trouver sa place dans la littérature jeunesse. La romancière Dominique Demers, née à Hawkesbury, en Ontario également, crée un personnage aux allures d'un sire Lancelot, dont le grand-père vit à Ottawa : « Parfois, dans mes rêves à la Sire Lancelot, je montais "un fier coursier", comme on disait dans les livres, et je partais à l'assaut de la forteresse de mon grand-père à Ottawa. Je le surprenais dans son lit, en caleçon ridicule, et sans hésiter je lui enfonçais mon épée dans la gorge.NOTE 18»

Françoise Lepage, qui a dirigé la collection Cavales aux Éditions L'Interligne jusqu'à sa mort en janvier 2010, a publié son dernier roman jeunesse dans cette collection. Les Chercheurs d'étoiles plonge les jeunes lecteurs au cœur de la capitale : marché By, colline du Parlement, canal Rideau, cénotaphe, changement de la garde lors des cérémonies du 1erjuillet, Fête du Canada. Les jeunes suivent les péripéties de Noémie et de Grégoire, deux amis d'enfance. C'est Noémie qui est la narratrice des Chercheurs d'étoiles et le principal protagoniste. Âgée de 12 ans, elle habite à Ottawa et voudrait devenir mime, mais sa mère s'y oppose formellement, ne voyant pas comment on peut vivre d'un tel métier, « surtout quand on est une femme ». Dans la foule et la liesse du 1er juillet, Noémie achète à une gitane « une longue vue de magicien », dans laquelle se déroule un film, une histoire qui lui permettra de « prendre de l'altitude » pour foncer dans la vie.

 

Ottawa et quelques lauréats de la littératurefranco-canadienne

Daniel Poliquin

Françoise Lepage, Maurice Henrie et Daniel Poliquin ont tous gagné le Prix Trillium, la plus haute récompense littéraire en Ontario. Ce prestigieux prix ouvre des portes et permet aux autres provinces de s'initier à la littérature franco-canadienne. Il en va de même pour le Prix des lecteurs Radio-Canada, que Daniel Poliquin a remporté avec La Kermesse. Grâce à leurs romans, contes et nouvelles, les écrivains franco-ontariens font connaître Ottawa en faisant parfois revivre des fantômes, en faisant tantôt rire tantôt réfléchir. Ils n'hésitent pas à marier fiction et réalité, à passer de l'ironique à l'humoristique et, partant, à « mettre Ottawa sur la mappe ».

 

Paul-François Sylvestre
Écrivain et critique littéraire de L'Express de Toronto

 

 

NOTES

1. Benjamin Sulte, Au coin du feu : histoire et fantaisie, Québec, Typographie de C. Darveau, 1882, p. 160.

2. Jean-Baptiste Proulx, À la baie d'Hudson ou Récit de la première visite pastorale de Mgr N.-Z. Lorrain, Montréal, Librairie Saint-Joseph, 1886, p. 23.

3. Honoré Beaugrand, Jeanne la fileuse : épisode de l'émigration franco-canadienne aux États-Unis, Fall River (Mass.), s. n., 1878, p. 239.

4. Alonié de Lestres, L'appel de la race, Montréal, Bibliothèque de l'Action française, 1922, p. 39.

5. Jean-Louis Gagnon, Les apostasies, t. 1 : Les coqs de village, Montréal, La Presse, 1985, p. 41.

6. Charlotte Savary, Le député, Montréal, Éditions du Jour, 1961, p. 68.

7. Françoise Loranger et Claude Levac, Le chemin du Roy : comédie patriotique, Montréal, Leméac, 1969, p. 53.

8. Maurice Henrie, La vie secrète des grands bureaucrates, Hull, Asticou, 1989, p. 61.

9. Madeleine Vaillancourt, Ottawa, ma chère, Montréal, Libre expression, 1982, p. 151.

10. Daniel Poliquin, Nouvelles de la capitale, Montréal, Québec Amérique, 1987, p. 128-129.

11. Daniel Poliquin, L'écureuil noir, Montréal, Boréal, 1994, p. 22.

12. Maurice Henrie, Mémoire vive, Québec, L'Instant même, 2003, p. 104.

13. Christian Bode, La nuit du rédacteur, Ottawa, Le Nordir, 1996, p. 71.

14. Maurice Henrie, La chambre à mourir, Québec, L'Instant même, 1988, p. 87.

15. Paul-François Sylvestre, Homosecret, Ottawa, Le Nordir, 1997, p. 19.

16. Daniel Poliquin, Temps pascal, Montréal, Pierre Tisseyre, 1982, p. 45.

17. Paul-François Sylvestre, Amour, délice et orgie : trois nouvelles, Montréal, Éditions Homeureux, 1980, p. 61.

18. Dominique Demers, Le pari, Montréal, Québec Amérique, 1999, p. 57.

 

BIBLIOGRAPHIE

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Demers, Dominique, Le pari, Montréal, Québec Amérique, 1999.

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Savary, Charlotte, Le député, Montréal, Éditions du Jour, 1961.

Sulte, Benjamin, Au coin du feu : histoire et fantaisie, Québec, Typographie de C. Darveau, 1882.

Sylvestre, Paul-François, Amour, délice et orgie : trois nouvelles, Montréal, Éditions Homeureux, 1980.

Sylvestre, Paul-François, Homosecret, Ottawa, Le Nordir, 1997.

Vaillancourt, Madeleine, Ottawa, ma chère, Montréal, Libre expression, 1982.

 

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