Jacques Cartier

par Portes, Jacques

Arrivée de Jacques Cartier à Québec, 1535. Carte postale, BAnQ‎.

Jacques Cartier est l’un de ces explorateurs européens partis d’Espagne, du Portugal, d’Angleterre et de France au XVIe et au XVIIe siècles, principalement pour découvrir un passage vers la Chine mythique. Cartier est devenu l’un des « découvreurs » d’un nouveau monde, immense continent qui barrait le chemin aux navigateurs : les Amériques. En explorateur méticuleux, il a inventorié un vaste territoire s’étendant du golfe du Saint-Laurent jusqu’au site d’Hochelaga, devenu Montréal, et il a attribué ce territoire au roi de France. Il n’est toutefois pas parvenu à fonder une colonie durable. Les premiers historiens du Canada français l’ont proclamé découvreur du Canada au XIXe siècle, car Jacques Cartier servait très bien les intérêts nationalistes émergents.


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L’histoire

Les faits historiques concernant Jacques Cartier, ce grand marin malouin, sont désormais bien connus et ils ne concordent pas toujours avec la représentation construite à son sujet. Comme les rois des autres puissances européennes, François Ier (1494-1547) cherche en Amérique le passage vers l’Orient mythique. Giovanni da Verrazano ayant échoué dans cette quête, Jean Le Veneur, grand aumônier de France et abbé du Mont-Saint-Michel, conseille à son roi qui y est en pèlerinage de confier une nouvelle expédition à l’un des membres de sa famille : l’expérimenté pilote malouin Jacques Cartier. Ce dernier est né en 1491 dans la maison familiale sise non loin de Saint-Malo, à Limoëlou, nom par la suite donné à un arrondissement de la ville de Québec. Une fois devenu capitaine, Cartier a participé à des expéditions sur la côte américaine au Brésil, et a également connu des pêcheurs qui fréquentent les Grands Bancs de Terre-Neuve. Cet homme est donc fort bien préparé à partir à la recherche du convoité passage du Nord-Ouest qui mènerait à la Chine(NOTE 1).

Le premier voyage

Charles W. Simpson, Saint-Malo, avril 1534. BAC.‎

Le 20 avril 1534, deux petits navires quittent Saint-Malo, le Triton et le Goéland, commandés par Jacques Cartier à la tête de 61 hommes. Ils mettent moins de trois semaines pour atteindre Terre-Neuve, un temps record; puis par le détroit de Belle Isle, ils explorent le golfe du Saint-Laurent. Dans la baie des Chaleurs, Jacques Cartier entre en contact avec des Micmacs, mais il semble déçu par ces Amérindiens dont il se méfie et qui n’ont à offrir que des peaux — marchandise alors peu prisée. Plus au nord, l’expédition découvre la baie de Gaspé où pêchent deux cents Iroquoiens de la région de Stadaconé (Québec).

Ces Amérindiens lui semblent pauvres, sans richesse apparente. Afin de marquer la puissance de son roi, le Malouin fait édifier le 24 juillet à Gaspé une grande croix de bois ornée de l’écusson royal à fleur de lys. Puis il tend un piège au chef indien Donnacona en l’invitant à bord afin de s’emparer de ses fils qu’il amène en France, sans laisser en échange deux de ses hommes comme les coutumes l’auraient voulu. Les deux navires quittent Gaspé pour l’île d’Anticosti et Jacques Cartier voit s’ouvrir sous ses yeux l’estuaire du Saint-Laurent, avec toutes les apparences d’une puissante pénétration au cœur du continent. Le 5 septembre, la petite expédition est de retour à Saint-Malo, sans avoir obtenu de résultat probant. Cependant, lorsque les deux otages iroquoiens sont reçus par le roi, ils évoquent le fabuleux royaume du Saguenay, qui enflamme les imaginations et suffit à justifier une nouvelle expédition de vérification : y a-t-il un passage vers la Chine? y a-t-il des tombereaux d’or au Saguenay?

Le deuxième voyage

Walter Baker, L'arrivée de Jacques Cartier à Stadaconé, 1535. BAC.‎

Le deuxième voyage de Jacques Cartier est plus ambitieux et plus fructueux que le premier. L’expédition se compose de trois navires, la Grande Hermine, la Petite Hermine et l’Émerillon, d’une centaine d’hommes et de vivres pour quinze mois, car l’hivernage est prévu. Elle quitte Saint-Malo le 19 mai 1535 mais ne parvient pas à Anticosti avant août. Quand l'équipage arrive à Stadaconé (Québec), le chef Donnacona est ravi de retrouver ses fils, mais il n’aime pas que les Français construisent un fort à l’écart de cette bourgade, ni qu’ils s’aventurent jusqu’à Hochelaga (Montréal) pour y rencontrer des tribus rivales. Sur le site de Montréal, Jacques Cartier réalise que la navigation plus avant est bloquée par les rapides de Lachine, mais que la vallée semble propice à la colonisation. L’hiver à Stadaconé est particulièrement rude : les Amérindiens rôdent aux alentours et, surtout, le scorbut fait rapidement des ravages — 25 hommes périssent — avant que les Amérindiens ne fournissent des tisanes bienfaisantes et des produits frais. Le 3 mai 1536, Jacques Cartier s’empare à nouveau d’une dizaine d’otages, dont Donnacona et ses fils, et il reprend la mer vers Saint-Malo, sans avoir pu explorer le Saguenay, ni dénicher des richesses précises. Toutefois, il envisage de coloniser ce pays prometteur.

Le troisième voyage

‎ Théophile Hamel, Portrait imaginaire de Jacques Cartier. BAC.‎

Il faudra cinq années de plus pour que Jacques Cartier revienne dans la vallée du Saint-Laurent, après bien des hésitations de la part du roi. Cette fois, il n’est plus que le pilote d’une réelle entreprise de colonisation dirigée par Jean-François de La Rocque, seigneur de Roberval, à la tête de plus de cinq cents hommes embarqués sur dix navires. Jacques Cartier s’impatiente et part en premier le 23 mai 1541 avec la moitié des effectifs. Une fois à Terre-Neuve, ne voyant pas arriver son supérieur, il se rend seul à Stadaconé. Le marin malouin ment au chef Agona sur le sort des Amérindiens qu’il a amenés en France lors du voyage précédent – qui sont tous morts – et il visite de nouveau Hochelaga pour conclure à l’inexistence du fameux passage vers la Chine. L’hivernage est rendu plus difficile que la fois précédente par l’hostilité des Amérindiens qui harcèlent les Français. Mais l’espoir revient avec la découverte de « pierres comme des diamants, les plus beaux, les mieux polis et les mieux taillés qu’on puisse voir ». Jacques Cartier décide de rentrer au plus vite à Saint-Malo avec son trésor et, en juin 1542, lorsqu’il rencontre enfin Roberval dans le golfe du Saint-Laurent, il refuse de revenir avec lui jusqu’à Stadaconé. Roberval s’y rend donc seul et sa tentative de colonisation échoue lamentablement. Ce dernier doit rentrer à Saint-Malo l’été suivant. Quant aux diamants de Cartier, ils ne sont que de la pyrite de fer sans aucune valeur.

Jacques Cartier, que le vicomte de Chateaubriand qualifie dans ses écrits de « Christophe Colomb français », ne retourne plus au Canada. Pris dans des difficultés financières en raison des maigres profits de ses expéditions, il n’a aucune chance de se voir confier une nouvelle mission par le roi, qui s’est montré fort déçu de ses découvertes. Avec sa femme Catherine, dont il n’a pas eu d’enfants, il se retire dans son manoir de Limoëlou. Il y donne quelques conseils de navigation et égrène ses souvenirs jusqu’à sa mort due à la peste en 1557.

Le bilan

Les voyages successifs de Jacques Cartier ont eu très peu de suites immédiates. Ses buts étaient commerciaux et ils n’ont rien donné. Sa mission stratégique a échoué et il n’a nullement cherché à christianiser les Amérindiens qu’il considérait comme des « sauvages », bien qu’il ait mis au point un lexique de 54 mots afin d’entrer en contact avec eux. Quant aux Amérindiens qu’il a amenés en France, ils y sont morts prématurément de maladie. Plus de soixante ans se passent avant que d’autres Français fréquentent à nouveau le Saint-Laurent et que Samuel de Champlain fonde Québec en 1608. Le principal accomplissement de Jacques Cartier, cet explorateur minutieux, est d’avoir permis une meilleure connaissance de la région. Il a largement contribué à la toponymie avec, par exemple, la dénomination du fleuve Saint-Laurent, de la chute Montmorency, de l’île aux Coudres, de La Malbaie, du havre Sainte-Catherine. D’ailleurs, la cartographie du XVIe siècle s’est beaucoup inspirée de ses écrits.

À l’opposé de Champlain ou de Frontenac qui ont établi puis défendu la Nouvelle-France avec panache, Jacques Cartier aurait pu être oublié. Toutefois, le réveil du nationalisme au Québec et au Canada a permis un retour à l’avant-scène du Malouin.

Le retour du Malouin

Statue de Jacques Cartier à Montréal. Carte postale, BAnQ.‎

Au cours du XIXe siècle, le nom de Jacques Cartier est rarement évoqué en France, où il n’est plus qu’une lointaine référence historique.

En revanche, au Canada, le Malouin est très tôt instrumentalisé comme le premier héros des Canadiens français car il peut y servir les manifestations nationales, tantôt comme catholique, tantôt comme représentant de la France. Un projet de monument de Jacques Cartier est envisagé dès 1835 et George Barthélemy Faribault publie le journal du navigateur, agrémenté quelques années plus tard par le portrait de ce dernier. À partir de 1850, la toponymie québécoise adopte le Malouin : un marché et des rues à Montréal et à Québec sont nommés en son honneur. Les exploits du découvreur du Canada sont magnifiés. On le place au même niveau que Champlain dans le panthéon national. Le 350e anniversaire de son premier voyage, en 1884, n’est pourtant pas célébré, mais un monument en sa mémoire est érigé à Québec en 1889.

Jacques Cartier offre à la Confédération canadienne un héros possible, sans poids historique précis, qui pourrait satisfaire les deux communautés de Canadiens. Peu à peu, Jacques Cartier est investi de ce rôle : incontestablement Français, mais « inventeur » du Canada, ce pays majoritairement anglophone. Sur la pression des premiers représentants du Canada en France, une statue de Jacques Cartier est inaugurée sur les remparts de Saint-Malo en 1905. Puis en 1934, d’importantes manifestations ont lieu en France et au Canada à l’occasion du 400e anniversaire du premier voyage du marin de Limoëlou, alors que l’anniversaire précédent était passé inaperçu.

En 1934, les célébrations sont communes à la France et au Québec(NOTE 2), d’où l’initiative est même venue en 1929 avec l’appel de Rodolphe Lemieux, député de Gaspé à la Chambre des communes. Ce dernier est rapidement relayé par le sénateur Raoul Dandurand, membre de l’Association France-Amérique, puis par les associations catholiques et nationalistes de la province de Québec — l’Action sociale catholique et la Société Saint-Jean-Baptiste — avec l’appui sans réserve du journal Le Devoir. Ce mouvement ne concerne que les Québécois; le gouvernement fédéral et les Canadiens anglais restent en retrait. La réponse de la France vient de l’Association France-Amérique qui suscite et obtient le soutien du gouvernement français : un comité national est formé sous la présidence de Gabriel Hanotaux (ancien diplomate et académicien français).

Le pont Jacques-Cartier à Montréal. Carte postale, BAnQ.‎

Dans ce contexte, des précautions sont prises du côté français de façon à désamorcer les éventuels soupçons d’Ottawa — la réplique miniature de la Grande Hermine est par exemple donnée au gouvernement fédéral et non à celui du Québec. On veut aussi apaiser les craintes de l’église catholique contre les républicains laïcs en prévoyant la présence de deux religieux dans la délégation officielle française. Toutes les festivités se déroulent sans la moindre anicroche. Fin juin, début juillet 1934, l’accueil des Canadiens à Saint-Malo est bon mais relativement discret autour du souvenir de la Nouvelle-France. Celui des deux cents Français de la délégation officielle — venus sur le Champlain accompagné de trois navires de guerre — est beaucoup plus enthousiaste. Durant les fêtes de Gaspé qui se déroulent du 24 au 26 août et auxquelles assistent plus de 30 000 personnes, une grande croix en granit de Saint-Malo est inaugurée. Puis les fêtes de Québec, de Trois-Rivières et de Montréal connaissent également le succès, avec un paroxysme le 1er septembre lors de l’inauguration du pont Jacques-Cartier à Montréal. Les discours des délégués français soulèvent l’admiration des chroniqueurs : « L’empire français qu’avaient imaginé les Français du XVIIe siècle ne s’est point réalisé, mais il en reste autre chose tout de même que de glorieux vestiges et des noms français semés à travers tout le continent. Il reste, en dépit de tous les accidents qui ont entravé son effort et ralenti sa croissance, il reste un peuple français, fidèle à la langue et à la foi de ses aïeux((NOTE 3).» Les Français sont émus par la chaleur de l’accueil, alors que leur passage ultérieur à Ottawa et à Toronto se déroule dans une quasi-indifférence.

Ces célébrations ont une forte tonalité religieuse qui dénote une instrumentalisation de Jacques Cartier, car, dans ses contacts avec les Amérindiens, il ne s’était jamais beaucoup soucié de religion. En 1984, la récupération fédérale de Jacques Cartier est très nette, car le gouvernement d’Ottawa de Pierre Elliott Trudeau cherche à bâtir une identité nationale canadienne, afin de contrer la montée du nationalisme au Québec. C’est pourquoi la rénovation du manoir de Jacques Cartier à Limoëlou est effectuée par une fondation canadienne et que le gouvernement fédéral s’investit dans le projet. En 2006, avec des intentions analogues, le gouvernement du Québec profite de la découverte du site de la colonie de Roberval à Cap-Rouge (1541-1542) pour se réapproprier la mémoire de Jacques Cartier. Il investit une somme considérable (sept millions de dollars) dans la mise en valeur de ce site, le plus ancien établissement européen en Amérique du Nord. C’est ainsi que cette expédition qui fut un cuisant échec en son temps se pare aujourd’hui d’une auréole de gloire. Désormais, grâce au Malouin, le Québec revendique son ancrage pionnier dans le continent et affirme ainsi son américanité.

Ces mainmises nationales successives sur Jacques Cartier par les Québécois, en 1835, 1934 et en 2006, comme par les Canadiens en 1984, s’approprient uniquement les faits historiques qui servent le mieux leurs intérêts changeants. Le navigateur malouin n’aurait sans doute rien compris à ces interprétations, lui dont les voyages ont été jugés de façon négative en son temps, mais dont le nom restera toujours associé à celui du Canada.

 

Jacques Portes

Professeur Université de Paris-VIII, Saint-Denis

 

NOTES

1. Gilles Havard et Cécile Vidal, Histoire de l’Amérique française, Paris, Flammarion, 2003, p. 22-27.

2. Les données qui suivent viennent de l'article de Jacques Portes, « 1934 : le 400e anniversaire du voyage de Jacques Cartier en perspective », Études canadiennes / Canadian Studies, no 17, décembre 1984, p. 207-213.

3. Omer Héroux, Le Devoir, 30 août 1934.

 

BIBLIOGRAPHIE

Braudel, Fernand (dir.), Le monde de Jacques Cartier : l'aventure au XVIe siècle, Montréal, Libre expression; Paris, Berger-Levrault, 1984, 316 p.

Havard, Gilles, et Cécile Vidal, Histoire de l’Amérique française, Paris, Flammarion, 2003, 560 p.

Litalien, Raymonde, Les explorateurs de l’Amérique du Nord, 1492-1795, Sillery (Qc), Septentrion, 1993, 261 p.

Portes, Jacques, « 1934 : le 400e anniversaire du voyage de Jacques Cartier en perspective », Études canadiennes / Canadian Studies, no 17, décembre 1984, p. 207-213.

 

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Vidéo
  • Jacques Cartier (Film muet) Ce film présente divers monuments et évènements commémorant les découvertes et les voyages de Jacques Cartier au Canada. Sur l’avenue du Parc à Montréal, on assiste à une célébration devant le monument érigé à la mémoire de Cartier. En 1935, à North Bay, Ontario, la communauté canadienne-française érige une croix pour commémorer l’arrivée de Cartier en 1534. On voit aussi la réplique du bateau la Grande Hermine lors de l’Expo 67 à Montréal, à l’occasion d’une animation historique. On découvre aussi les stèles gravées d’images et d’écritures retraçant la rencontre historique entre Cartier et les Amérindiens, à Gaspé.
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