Ponts couverts au Québec

par Arbour, Gérald

Le Pont Powerscourt en restauration

Du début du XVIIIe siècle jusqu'au milieu du XIXe, des centaines de ponts de bois couverts ont été construits au Québec. Ces constructions, qui étaient banales dans nos paysages au siècle dernier, ont traversé plusieurs époques de l'histoire économique et politique de la province. La construction systématique de ces ponts à l'architecture distinctive est un phénomène qui est de plus en plus étudié. Remplacés par dizaines lors de la mise à niveau du réseau routier amorcée dans les années 1950-60, moins d'une centaine de ces ouvrages subsistent. Ils font partie intégrante de notre patrimoine bâti.

 

Article available in English : Covered Bridges of Quebec

Les débuts

Depuis les premiers jours de la Nouvelle-France, le bois a été au cœur du quotidien de nos ancêtres, qui devaient s'attaquer à la forêt afin de dégager l'espace nécessaire pour s'établir en permanence. D'obstacle, cette forêt est devenue une alliée qui a été à l'origine d'une industrie qui a profondément marqué le Québec. Rappelons que les redevances que les forestiers payaient à l'État ont été le premier revenu inscrit au budget du gouvernement pour assurer le développement de la province. Le bois remplacera progressivement la pierre comme matériau de base dans la construction de bâtiments.

Si la forêt est omniprésente, les cours d'eau qui barrent la route du voyageur sont aussi très nombreux. Quelques pièces de bois jetées au-dessus d'un cours d'eau de petite dimension font l'affaire un certain temps. Mais le ciment et l'acier n'étant pas d'un accès facile dans le pays en devenir, c'est tout naturellement vers le bois que les constructeurs se tournent ensuite pour ériger les premières traverses.

 

Une technologie complexe

L'usage d'un toit pour protéger un pont était connu depuis des siècles déjà lorsque les premiers Européens ont touché terre en Amérique. Que ce soit en Europe ou en Asie, des ponts couverts existaient et certains, très anciens, ont survécu jusqu'à nos jours. Les charpentiers connaissaient donc les techniques d'assemblage pour ériger de telles constructions fiables et durables. Mais au Québec, les influences européennes se doublent éventuellement d'influences américaines et c'est du sud de nos frontières que les premiers modèles de ponts couverts sont importés au XIXe siècle, afin de pourvoir un réseau routier qui s'aventure de plus en plus profondément dans les terres.

Construction sur la rivière Bécancour

Parmi les constructeurs de ponts américains les plus connus et dont les structures ont été reproduites ici, nous retrouvons William Howe, Daniel Craig McCallum et celui dont la ferme à treillis sera la plus commune chez nous : Ithiel Town de Thompson, Connecticut. Ces fermes populaires ont été utilisées pour des ponts routiers et ferroviaires, plus rarement pour des passerelles piétonnières, contrairement à la Chine par exemple, où ce type de pont était avant tout réservé aux piétons en plus d'être un lieu de socialisation.   

Malgré différents modèles de ponts disponibles, les constructeurs du Québec adopteront rapidement la ferme à treillis brevetée par Ithiel Town en 1820. Cette structure, d'une apparente fragilité comparée aux autres modèles existants, est d'un assemblage facile dans lequel il entre peu ou pas de calcul mathématique : l'ouvrage peut par conséquent être érigé par une main-d'œuvre non spécialisée engagée localement. Autre avantage non négligeable, la ferme à treillis était un choix idéal pour les ponts à plusieurs travées, car la ferme étant conçue « en continu », il n'y avait aucun ajustement à faire à chaque pilier. Le modèle Town original a été adapté aux conditions locales, donnant naissance au pont couvert typiquement québécois. Une des caractéristiques de ce dernier est la pigmentation rouge, mélangée à de l'huile de lin, qui sera utilisée pour les teindre. Rapidement, ce trait distinctif s'est imposé dans le vocabulaire populaire, de telle sorte que pont couvert et pont rouge sont presque devenus des synonymes dans l'esprit des Québécois.

Le choix, très tôt et presque exclusif, du modèle Town a eu comme conséquence qu'aucune ferme de conception entièrement québécoise ne s'est imposée. De plus, le fait que ces ouvrages aient été conçus et supervisés par le gouvernement ou les municipalités a empêché la formation de compagnies spécialisées qui auraient donné une signature propre à certaines régions.

La vocation de ces ponts n'était pas de fournir un abri en cas de mauvais temps ou de faciliter l'isolement des amoureux, même si le folklore nous transmet de jolies histoires à cet effet! Plus prosaïquement, il s'agissait de protéger le pont des cycles successifs de pluie, de neige et de soleil, qui comptent parmi les pires ennemis du bois exposé. Un pont de bois non protégé doit généralement être reconstruit après une période d'utilisation de 15 ou 20 ans. Nos ancêtres ont donc rapidement compris qu'il était préférable de protéger leur investissement en couvrant l'ensemble de la construction au moyen d'un toit et de lambris. Le tablier usé ou le toit endommagé pouvaient être remplacés sans que la structure, la portion la plus coûteuse de l'ouvrage, ne soit affectée. Conçus à une époque où la traction animale n'avait pas de concurrence, les ponts de bois couverts étaient bien adaptés à ce mode de locomotion. Le dégagement était calibré pour une charge de foin et la capacité portante était amplement suffisante pour accommoder ce trafic... et, par la suite, les premières automobiles qui s'aventureront sur nos routes.

 

Les premiers ponts couverts au Québec

La première référence connue pour un pont couvert au Québec situe l'ouvrage à l'Île-des-Moulins, à Terrebonne. Il est spécifié dans l'acte notarié NOTE1 rédigé par François-Hyacinthe Séguin en septembre 1812 de « refaire en neuf le pont qui se trouve au sud des moulins susdits et communiquant de la place publique à l'islet, de la même manière que l'ancien pour la somme de 2400 livres ». Ce deuxième pont est décrit en 1833 par l'architecte John Atkinson dans le cadre d'un inventaire des bâtiments érigés à l'Île-des-Moulins. Il s'agit de « [...] a wooden bridge built of stone and covered with singlesNOTE 2. »  L'ouvrage mesure 140 pieds, soit 42 mètres et demi.

Pont couvert et clocher

Les années passent et les archives livrent ici et là des témoignages de construction par le Département des Travaux publics du Bas-Canada, un organisme qui érigera des ouvrages importants comme le pont de Batiscan, construit en 1844. Avec ses 378 mètres (soit 1 240 pieds), il s'agit du plus long viaduc couvert jamais construit au Québec. Des références à des ponts couverts édifiés par des compagnies (ponts à péage) ou pour le réseau ferroviaire émaillent les archives du XIXe siècle, à mesure que se met en place la révolution industrielle. Toutefois, c'est en 1888, avec la création du Département de la Colonisation à Québec et l'engagement de plus en plus concret du gouvernement dans la voirie, que le phénomène des ponts de bois couverts prend de l'ampleur. Des centaines de ponts de ce type seront dès lors construits partout au Québec pendant plusieurs décennies. Ils deviendront les témoins de plusieurs époques pendant lesquelles le Québec s'est développé. Par exemple, le pont de Powerscourt, unique au monde et le plus ancien au Canada, est relié à l'histoire du réseau ferroviaire. Les ponts de l'Abitibi, parmi les derniers construits, sont pour leur part associés à la colonisation de cette région. Plusieurs autres, bâtis un peu partout en province, l'ont été pour contrer les effets dévastateurs du chômage engendrés par la Grande Dépression. À ces grands jalons s'ajoutent les histoires locales liées à chaque pont.

 

Apogée et déclin des ponts couverts

Le réseau routier se développe avec les années et la population migre de plus en plusprofondément dans les terres. Il faut des chemins praticables pour relier les différents centres et assurer la libre circulation des produits qui font vivre les économies locales. Au XIXe siècle, la majorité des ponts construits sont en bois, mais tous ne sont pas couverts. Les grands ouvrages métalliques ou en béton demeurent des exceptions.

Inauguration à Weedon

La construction de ponts de bois couverts a été un choix politique qui illustrait une réalité socio-économique. Au Québec, c'est au-delà de mille ponts couverts qui ont été construits sur près d'un siècle et demi. Le Nouveau-Brunswick arrive au second rang, avec environ 400 ponts couverts, dont la construction était basée sur un modèle différent des ponts québécois. L'Ontario a compté moins de dix ponts du genre et l'ensemble des provinces de l'Ouest moins de cinq.

Le déclin des ponts couverts s'amorce avec l'accroissement fulgurant du nombre de véhicules automobiles. Ceux-ci sont de plus en plus lourds et leur gabarit augmente à un point tel que les ponts de bois en général, et les ponts couverts en particulier, représentent les maillons faibles d'un réseau routier que l'on souhaite de plus en plus fiable et entretenu à l'année. À la fin des années 1950, il devient évident que l'usage du bois est dépassé. Nos derniers ponts couverts sont construits à cette époque et leur remplacement va en s'accélérant au fur et à mesure que « les chemins améliorés » deviennent des enjeux politiques. Le Québec n'en demeure pas moins, avec l'Oregon, un endroit en Amérique du Nord où ce type de ponts a été construit le plus tardivement.

 

L'éveil à la dimension patrimoniale

Un panneau d'introduction aux charmes de la municipalité de Sainte-Sophie

Dans la frénésie qui a entouré cette période où le modernisme frappait partout, il était au départ bien peu question de conservation et de patrimoine. Bon nombre de ponts couverts ont alors été démolis. Quand le remplacement tardait trop, l'incendie douteux était parfois une façon d'accélérer la construction d'un nouveau pont... car il n'était pas nécessairement bien vu d'être desservi par un pont de bois couvert plutôt défraîchi alors que, dans le comté voisin, les ponts neufs en béton faisaient leur apparition.

Malgré le très grand nombre de ponts rouges construits au Québec, seuls 84 subsistent aujourd'hui à leur emplacement original, soit moins de 10% du total. Et ces derniers ne sont pas à l'abri de tout risque, une situation qui pourrait en réduire davantage le nombre. Tout d'abord, leur état de conservation varie. Ensuite, ces ponts sont beaucoup plus sollicités qu'à l'époque de leur construction. Leurs périodes d'entretien se doivent donc d'être plus fréquentes et rapprochées.

Mosaïque de panneaux toponymiques indiquant les années de construction des ponts couverts

En 1981, une association à but non lucratif dédiée à la mise en valeur des ponts couverts du Québec a vu le jour. Sur une période d'un peu plus de 20 ans, la Société québécoise des ponts couverts (SQPC) s'est employée à sensibiliser le public à la nécessité de s'intéresser à cet élément de notre patrimoine. Pendant toutes ces années, une importante documentation a été publiée dans Le Pont'âge NOTE 3 le bulletin trimestriel de la SQPC. Les effets positifs du travail accompli par ces amateurs sont encore perceptibles de nos jours. Forte de plus de 300 membres, la SQPC a été dissoute en 2002, victime de son succès.

La même année, le gouvernement québécois a commencé à agir concrètement en faveur de lapréservation des ponts couverts. En effet, le classement ou la citation NOTE4 sont les principales formes de reconnaissance qui leur est accordée et qui peuvent encourager leur protection. Bien que les municipalités soient les véritables propriétaires de ces bâtiments, le ministère des Transports du Québec a élaboré en 2002 une grille permettant de calculer l'indice patrimonialde chacun des ponts couverts du réseau. Trois ans plus tard, ce même ministère a adopté une orientation ministérielle sur l'identification et la gestion des ponts à valeur patrimoniale, qui inclut des ponts de différents types. Cette orientation détermine la nature de l'intervention à faire à chaque pont compte tenu de son indice patrimonial.

 

Des témoins du passé à préserver pour l'avenir

Un pont couvert fascine celui qui le voit pour la première fois et, campé bien souvent dans des décors enchanteurs, il fait le délice du peintre ou du photographe. Mais au-delà de ces considérations, ces constructions désuètes sont toujours utiles et maintenues en service selon des critères qui sont bien loin de ceux qui prévalaient au moment de leur construction. L'expertise pour les restaurer dans les règles de l'art a aujourd'hui presque totalement disparu. Or, de plus en plus de municipalités qui sont desservies par un ou des ponts rouges réfèrent au pont pour se distinguer, insufflant ainsi un sentiment de fierté à leurs concitoyens. Les logos, armoiries ou panneaux d'interprétation constituent des ancrages utiles pour s'assurer que les générations futures puissent à leur tour saluer les compétences de leurs ancêtres.

 

Gérald Arbour
Ancien président de la Société québécoise des ponts couverts

 

NOTES

1. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, « Répertoire du notaire François-Hyacinthe Séguin (1808-1847) », 1977, 2 vol., 220 p.; greffe du notaire François-Hyacinthe Séguin, CN606, S27.

2. Georges Gauthier Larouche, L'Île-des-Moulins, Terrebonne : un ensemble à restaurer, Québec, Ministère des Affaires culturelles, Service des monuments historiques, 1976.

3. L'édition complète du Pont'âge compte près de 800 pages et est en dépôt légal à Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

4. Classement : par le gouvernement du Québec. Citation : par les municipalités.

 

BIBLIOGRAPHIE

Arbour, Gérald, Les ponts durables, éd. privée, 2009.

Arbour, Gérald, Jean-Marie Beaujean, Joseph Conwill et Gaétan Forest, Les ponts rouges du Québec, Anjou (Qc), Société québécoise des ponts couverts, 1999.

Arbour, Gérald, Fernand Caron et Jean Lefrançois, Les ponts couverts au Québec, Québec, Publications du Québec, 2005.

Clusiau, Éric, Des toits sur nos rivières : les ponts couverts de l'Est du Canada, Montréal, Hurtubise HMH, 2000.

Gillis, Stephen, et John Gillis, No Faster than a Walk : The Covered Bridges of New Brunswick, Fredericton, Goose Lane Editions, 1988.

L'île des Moulins, Québec, Ministère des Affaires culturelles, Direction générale du patrimoine, 1979.

Québec, Ministère des Transports, Orientation ministérielle sur l'identification et la gestion des ponts à valeur patrimoniale, Québec, Transports Québec, 2005.

 

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