Patrimoine de la diversité culturelle à Montréal

par Fourcade, Marie-Blanche

Porte d'entrée du Quartier chinois à l'intersection du boulevard Saint-Laurent et du boulevard René-Lévesque.

Principale porte d’entrée de l’immigration au Québec, Montréal, la plus grande ville francophone d’Amérique, se vit au rythme de la multiculturalité. La présence des communautés culturelles a depuis longtemps fondé l’identité de la métropole, mais elle a souvent été occultée par les cultures francophones et anglophones dominantes. Qu’il soit bâtiment, monument, espace public, œuvre d’art, toponyme ou atmosphère, le patrimoine de la diversité culturelle est bien visible dans la ville. Il marque un territoire, il sous-tend des communautés, et constitue une porte d’entrée pour découvrir les différentes cultures qui animent Montréal. Cet élément se pose désormais comme un enjeu, autant sur les plans administratif et politique que dans la redéfinition du patrimoine proprement montréalais.

 

Article available in English : Montreal’s Cultural Diversity Heritage

Des communautés culturelles dans la ville : les manifestations de la diversité

Si un patrimoine culturel est souvent métissé(NOTE 1), celui des Montréalais l'est particulièrement. On ne saurait évoquer le patrimoine francophone de Montréal sans tenir compte des multiples influences qui s'y greffent et le renouvellent.

La plupart des Montréalais connaissent le Quartier chinois, considéré comme le plus ancien quartier ethnique de la ville, avec ses arches monumentales sculptées, ses monuments et ses commerces qui évoquent avec richesse de symboles l’Empire du Milieu. À l’autre bout du boulevard Saint-Laurent, la Petite Italie, ou Piccola Italia, s’attire les faveurs de la population par l’atmosphère de dolce vita qui se dégage des cafés et des épiceries et qui incitent à plonger dans un périple gustatif méditerranéen. À l’image de ces territoires forts dont l’identité n’est plus à revendiquer, nombre de quartiers montréalais accueillent, avec une densité variable, les expressions culturelles de leurs résidents venus de près de 200 pays. 

Complexe du centre communautaire Sourp Hagop de l'arrondissement Ahunstic-Cartierville

Il n'est pas nécessaire d'être un citadin très attentif pour découvrir, au fil des pérégrinations urbaines, l'invitation au voyage lancée par les lieux de cultes et les bâtiments communautaires qui ponctuent le paysage. Des architectures monumentales et teintées d'ailleurs se chargent de signaler l'inscription de certaines communautés dans leur quartier. Le complexe communautaire Sourp Hagop, par exemple, évoque une vie arménienne au coeur de l'arrondissement Ahuntsic-Cartierville, avec son église au toit tronconique et sa brique orangée imitant le tuf. La pagode vietnamienne Tù-Quang reprend quant à elle les lignes, les aménagements et la statuaire d'un temple bouddhique. Ces deux monuments s'inscrivent comme des points de repères parmi les immeubles, résidences, bars et commerces des quartiers où ils ont été construits(NOTE 2).

À ces bâtiments singuliers s'ajoutent des composantes architecturales ou urbanistiques qui colorent l'espace public, plus particulièrement des places et des parcs. Le soin apporté au Parc du Portugal
(NOTE 3) en est tout à fait révélateur. Créé en plein coeur du quartier portugais en 1975 et rénové en 1987, le parc est une vitrine de la culture portugaise grâce à la fontaine et aux azulejos (des carreaux de faïence ornementés qui couvrent traditionnellement les façades de maisons). Il fait le lien entre les restaurants et les boutiques qui témoignent, autour du boulevard Saint-Laurent, de l'appartenance à ce pays outre-atlantique.

La toponymie se répartit pour sa part entre une centaine de lieux
(NOTE 4)  qui évoquent des pays ou des régions – parc des Açores ou de l’Arménie(NOTE 5) -, des références culturelles – rue Athéna ou rue de Verdi(NOTE 6)  – ou qui rappellent des personnalités marquantes de l’histoire communautaire – parc Albert-Malouf ou parc Toto Bissainthe(NOTE 7). Ces architectures, sculptures et toponymes donnent à la métropole un patrimoine officiel, reconnu par les communautés et les autorités municipales. Une cinquantaine de sculptures, dont celles de Simon Bolivar, Isabelle la Catholique, Dante et Itzhak Rabin, racontent elles aussi l’histoire des communautés et de leur terre d’origine. D’autres monuments, comme la porte de l’Amitié ou un fragment du mur de Berlin, célèbrent les relations entre un pays d’origine et le pays d’accueil. 

Parc Toto-Bissainthe au coin de la rue Hutchison et de l’avenue Van Horne.

Une autre facette essentielle du patrimoine de la diversité, celle qui donne le « je ne sais quoi » montréalais(NOTE 8), se loge à l’enseigne de l’informel. Les exemples foisonnent avec ces commerces de détails qui, du traiteur à l’épicerie, de la boutique de vêtements aux restaurants et cafés, meublent l’espace urbain d’un parfum d’exotisme. Ils annoncent un espace culturel distinct par la forme et la couleur de la devanture, le nom de l’entreprise, les affiches communautaires présentes dans les portiques, la langue parlée, etc. La multiplicité et la concentration de ces commerces dans certain secteur de la ville créent d’ailleurs une atmosphère particulière. Le paysage urbain en est ainsi caractérisé et transmet une impression de familiarité lointaine pour les uns, alors que pour les autres, il est dépaysement. Ces sensations se perçoivent, par exemple, dans le quartier Parc-Extension. Ce Little India rassemble des boutiques de vêtements, tissus et saris, des épiceries, des restaurants, des agences de voyage et autres commerces qui colorent la rue Jean-Talon(NOTE 9). À défaut d’avoir ses rues ou ses monuments, les communautés indiennes, pakistanaises et sri-lankaises possèdent ainsi un lieu de ressourcement identitaire.

Le registre de l’informel s’étend bien au-delà des rues commerçantes, jusque dans la sphère privée et domestique. Il faut, pour en débusquer les pratiques, s’armer d’un œil aiguisé qui s’attardera aux détails des habitations. Les jardins potagers méditerranéens aménagés chaque printemps autour des maisons italiennes, grecques ou portugaises, témoignent manifestement de gestes ancestraux répétés, eu égard au lieu de vie et au climat. Chaque été, apparaissent ainsi les tomates et la vigne qui font l’envie de tout passant. Au végétal s’ajoutent les ornementations décoratives ou religieuses qui annoncent l’origine et les croyances des familles résidantes. Les azulejos portugais de saints protecteurs
(NOTE 10)  ou les mezouzahs(NOTE 11)  qui bénissent les maisons des familles juives, sont de bons exemples de ces gestes individuels qui témoignent de l’appartenance à une culture exotique.

Valeur et légitimité d’un patrimoine de la diversité

S’intéresser au patrimoine de la diversité équivaut à un glissement de regard, voire à un changement de régime de valeur, par rapport aux approches bien établies dans le domaine(NOTE 12). En effet, on ne peut aborder les paysages urbains de la migration selon les mêmes repères que les « biens culturels » traditionnels. Les critères d’évaluation  généralement utilisés pour valider la pertinence du patrimoine bâti (âge, histoire, art, authenticité(NOTE 13)) doivent être réinterprétés, relativisés et élargis. Car ces patrimoines évoquent parfois des passés qui ne sont ni anciens, ni locaux. En ce sens, ils témoignent autant de l’histoire de la migration et du développement d’une communauté, que de l’histoire et de l’actualité du pays d’origine.

Il faut aussi se détourner de la valeur purement matérielle de ces éléments de patrimoine, au profit de leur rôle au sein de leur collectivité. Ces bâtiments, monuments, espaces publics, œuvres d’art, toponymes et atmosphères sont des lieux quotidiens de rassemblement et d’entretien de la culture. Ils sont également un marquage territorial qui permet aux groupes ethniques de s’affirmer publiquement et de se faire reconnaître par l’Autre. Le patrimoine de la diversité reflète ainsi le travail d’adaptation et d’enracinement des migrants, qui se créent un environnement grâce auquel ils vont progressivement s’inscrire dans l’espace et l’histoire de leur ville et de leur pays d’adoption.

Patrimonialisation et reconnaissance de la diversité

La reconnaissance du patrimoine des communautés ethnoculturelles à Montréal est relativement récente. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. À commencer par un milieu patrimonial provincial qui, depuis ses premiers balbutiements dans les années 1830, jusqu’à son plein épanouissement dans les années 1990, s’est principalement dédié à la quête d’une identité collective québécoise(NOTE 14). L’identification et la sauvegarde des traces historiques oscillant entre présences française et anglaise ne laissent donc guère de place à l’histoire de l’immigration. La volonté de commémoration et l’attention aux cultures migrantes se manifestent davantage à la fin des années 1990 avec, entre autres, la désignation du boulevard Saint-Laurent comme lieu historique national par le gouvernement du Canada afin de célébrer le lieu d’établissement privilégié des immigrants à Montréal. Dans un contexte international qui favorise la mise en valeur du patrimoine immatériel, se développe et se structure désormais un désir de connaissance de la culture de l’Autre et une volonté plus claire de l’exprimer.

Panneau du circuit FRAG sur la Main dans la Petite Italie.

Le caractère extrêmement hétérogène de ces patrimoines explique également leur reconnaissance tardive. Comment les consigner et les traiter d’une manière à la fois cohérente et équitable? Cela pose des défis théoriques, politiques et techniques importants. En conséquence, il n’y a pas de procédure systématique de reconnaissance du patrimoine de la diversité. La reconnaissance officielle est plutôt le fruit de gestes posés de manière ponctuelle, souvent à l’initiative d’organismes communautaires. C’est le cas de la désignation de l’église Notre-Dame-de-la-Défense comme lieu historique national, en novembre 2002, pilotée par le Comité de restauration de l’église et par la Société de diffusion du patrimoine artistique et culturel des Italo-canadiens. De la même manière, l’aménagement de la place de l’Unité, inaugurée en mai 2007, et qui commémore six grands révolutionnaires haïtiens, a été mené par l’association culturelle haïtienne La Perle Retrouvée. Ces exemples, qui témoignent du dynamisme des milieux associatifs, illustrent également une certaine solitude des groupes ethniques face à la gestion de leurs biens culturels et de leur mémoire.

Si le caractère métissé du patrimoine montréalais n’est pas encore pris en compte de manière systématique et officielle, de nombreuses activités attestent pourtant du développement de sa reconnaissance à Montréal. Le projet de FRAG sur la Main, mené par l’organisme ATSA (Action terroriste socialement acceptable), en est un bel exemple. Le boulevard Saint-Laurent, devenu parcours visuel et auditif à l’aide de panneaux permanents et de balado-diffusions qui évoquent l’histoire du couloir des migrants, fait une belle part à la présence de ces communautés, en retraçant leur parcours et en identifiant des lieux de mémoire à investir(NOTE 15). Il existe également, depuis déjà plusieurs années, la Semaine italienne ou le Festival du monde arabe (FMA) qui contribuent, par la diversité de leurs événements, à une meilleure sensibilisation et connaissance des cultures. Sur le plan muséal, les projets de « Cliniques de mémoire », menés par le Centre d’histoire de Montréal, conjointement avec les communautés portugaise en 2003 ou haïtienne en 2004,  oeuvrent à l’identification et à la diffusion d’un patrimoine propre à l’histoire de l’immigration au Québec. Enfin, des circuits guidés sont disponibles dans des ouvrages touristiques(NOTE 16)  ou organisés par des entreprises telles qu’Amarrages sans frontières(NOTE 17), et Kaléidoscope(NOTE 18). Bref, peu à peu, le patrimoine de la diversité passe d’un simple intérêt à une reconnaissance plus formelle.

 

Marie-Blanche Fourcade
Chercheuse post-doctorante
Université de Montréal

 

 

NOTES

1. Laurier Turgeon, Patrimoines métissés : contextes coloniaux et postcoloniaux, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme; Québec, Presses de l'Université Laval, 2003, 234 p.

2. L’église arménienne Sourp Hagop est implantée à Montréal au 3401, rue Olivar-Asselin. En continuité de l’église se trouvent le centre communautaire et la Prélature arménienne. De l’autre côté de la rue se trouve l’école. Fréquenté sans relâche au cours de la semaine, le site loge des espaces de services : un gymnase, un centre de documentation, un restaurant, des salles de réunion et un grand nombre d’associations et de médias. La pagode bouddhique Tù-Quang, située au 1978, rue Parthenais, dessert principalement la communauté vietnamienne. En plus d’être un lieu de résidence pour les moines et un lieu de culte, le temple est également un espace d’enseignement philosophique.

3. Le parc du Portugal se situe au coin du boulevard Saint-Laurent et de la rue Marie-Anne. Voir Annick Germain, Mabel Contin, Laurence Liégeois et Martha Radice, « À propos du patrimoine urbain des communautés culturelles : nouveaux regards sur l’espace public », dans Yona Jébrak et Barbara Julien (dir.), Les temps de l’espace public urbain : construction, transformation et utilisation, Québec, Éditions MultiMondes, 2008, p. 126-128.

4. Ville de Montréal, Répertoire historique des toponymes montréalais [en ligne], http://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=1560,11779591&_dad=portal&_schema=PORTAL, consulté le 3 mars 2009.

5. Le parc des Açores se situe sur l'avenue de l'Hôtel-de-Ville, entre la rue Rachel et l'avenue Duluth.

6. Situé au coin de la rue Jean-Talon et de l'avenue de l'Épée, le parc Athéna, du nom de la déesse grecque de la pensée, de la sagesse, de la guerre et des armes, a été désigné en 1986 en hommage à la communauté grecque du quartier. La rue Verdi, en référence au compositeur italien Giuseppe Verdi, a été désignée en 1968 en hommage à la communauté italienne de LaSalle.

7. Le parc Albert-Malouf, désigné en 1998 dans le quartier Ahuntsic-Cartierville, fait référence à une personnalité de la communauté libanaise. Premier avocat à devenir magistrat au Québec, il est très impliqué dans de nombreuses organisations libanaises et syriennes. Le parc Toto-Bissainthe, désigné en 1996 dans le quartier du Plateau, rend hommage à l’artiste et comédienne d’origine haïtienne Marie-Clothilde Bissainthe.

8. Martin Drouin et Marie-Blanche Fourcade, « Pardon? Vous avez dit : patrimoine immatériel montréalais? », Téoros, vol. 26, no 2, été 2007, p. 76.

9. Clairandrée Cauchy, « Les communautés de la nouvelle vague : de “Parc Ex” à “Little Hindustan” », Le Devoir, 23 décembre 2003, p. A-1.

10. L’iconographie retrouvée sur les azulejos est généralement celle de saints protecteurs tels que saint François d’Assise ou saint Antoine de Padoue ou celle de personnages bibliques comme la Vierge ou le Christ.

11. La mezouzah, qui signifie littéralement « montant de porte » en hébreu, est un « petit étui cylindrique accroché au montant de porte et qui contient un bout de parchemin où sont inscrits quelques versets bibliques. […] De nombreux juifs considèrent la mézouzah comme un objet qui protège la maison et ses habitants » (Irene Korn, Art et judaïsme, Évreux (France), Éditions de l’Olympe, 1998, p. 19).

12. Lucie K. Morisset, Des régimes d’authenticité : essai sur la mémoire patrimoniale, Rennes, Presses de l’Université de Rennes, 2009, 126 p.

13. Luc Noppen et Lucie K. Morisset, « De la production des monuments : paradigmes et processus de reconnaissance », dans Laurier Turgeon, Jocelyn Létourneau et Khadiyatoulah Fall (dir.), Les espaces de l’identité, Québec, Presses de l’Université Laval, 1997, p. 40-41.

14. Paul-Louis Martin, « La conservation du patrimoine culturel : origines et évolution », dans Québec, Commission des biens culturels, Les chemins de la mémoire, t. I : Monuments et sites historiques du Québec, Québec, Publications du Québec, 1990, p. 1-17.

15. ATSA, FRAG sur la Main [en ligne], http://www.atsa.qc.ca/pages/frags2accueil.asp, consulté le 18 février 2009.

16. Linda Aïnouche, Le tour du monde à Montréal, Montréal, Éditions Ulysse, 2008, 335 p.

17. Amarrages sans frontières, L'entreprise [en ligne], http://www.amarragessansfrontieres.com/lentreprise, consulté le 18 février 2009.

18. Kaléidoscope, Accueil [en ligne], http://www.tourskaleidoscope.com/, consulté le 18 février 2009.

 

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