Cirque du Soleil (origines) : les Échassiers de la Baie et la Fête foraine de Baie-Saint-Paul

par Harvey, Christian et Gauthier, Serge

Spectacle Saltimbanco, Toronto, septembre 2008

En 2009, le Cirque du Soleil constitue sans aucun doute l'entreprise culturelle québécoise la plus connue sur la scène internationale. Cette indéniable réussite commerciale découle de projets initiés au tournant des années 1980 à Baie-Saint-Paul, dans Charlevoix. Le contexte culturel est alors favorable à ce type d'expérimentation, car depuis les années 1970, une partie de la jeunesse québécoise quitte la ville pour la campagne à la recherche d'un monde nouveau. Charlevoix et Baie-Saint-Paul font alors l'objet d'une redécouverte, cette fois sur le circuit de la culture hippie, quelque part entre la « Gaspésie et jusqu'en Californie » comme le chantait Pierre Flynn... 25 ans après ses débuts modestes dans Charlevoix, cette entreprise culturelle d'envergure reprend désormais sa place dans l'histoire de la localité de Baie-Saint-Paul et s'inscrit de ce fait dans un héritage patrimonial marquant.


 

 

Article available in English : Cirque du Soleil (Origins): Les Échassiers de la Baie and the Baie-Saint-Paul Fête Foraine [Festival]

Baie-Saint-Paul, un lieu de création libre

Baie-Saint-Paul

Charlevoix : terre des origines, de la nature,des paysages, d'une culture ancienne préservée. Ce discours construit sur cette région, notamment à la suite du passage des villégiateurs, peintres et folkloristes, dont Marius Barbeau (1883-1969), l'un des pères de l'ethnologie au Québec, demeure toujours, dans les années 1970, présent dans l'imaginaire québécois (NOTE 1). Pour une génération de jeunes Québécois issus du monde urbain, Charlevoix devient un lieu propice à la quête moderne des racines, à cette recherche d'un équilibre vécu entre la Nature et l'Homme, fait d'amour et de paix. 

Bien avant cela, Baie-Saint-Paul accueille des peintres d'envergure comme Clarence Gagnon (1881-1942) et des membres du réputé Groupe des Sept sur son territoire au début du XXe siècle. Durant les années 1940 et 1950, un prêtre originaire de Baie-Saint-Paul, l'abbé Jean-Paul-Médéric Tremblay (1918-1999) anime dans cette localité un groupe de jeunes nommé Les Équipiers de Saint-Michel dont la philosophie s'inspire d'un certain nomadisme et d'une ouverture sur le monde encore peu courante à cette époque. Les activités de ce groupe jetteront les bases d'une Auberge de Jeunesse située au sommet du Cap aux Corbeaux à Baie-Saint-Paul et connue sous le nom de Balcon Vert. Ce site déjà populaire et associé à un esprit de liberté deviendra le rendez-vous d'une jeunesse nombreuse et innovatrice à compter de la décennie 1970. À cette même époque, des communes fleurissent au bout des rangs de Baie-Saint-Paul, des Éboulements et de Saint-Aimé-des-Lacs sur des terres souvent délaissées depuis des années par des familles d'agriculteurs; d'autres préfèrent pourtant s'arrêter un moment à l'Auberge de jeunesse Le Balcon Vert,qui devient un peu le centre névralgique de cette vie culturelle qui s'anime. En 1974, un groupe sans but lucratif est formé afin d'assurer la gestion du Balcon Vert et les jeunes voyageurs peuvent alors passer un long séjour à Baie-Saint-Paul à faible coût. On peut ainsi, dès lors, y croiser toute une faune hippie qui transformera, quelques années plus tard, la vie culturelle québécoise.

La création des Échassiers de la Baie

La naissance du Cirque du Soleil, en 1984, découle d'un projet initié quelques années auparavant par une équipe d'employés du Balcon Vert de Baie-Saint-Paul. La création des Échassiers de la Baie, en 1980, marque une étape importante en regroupant des artisans à la recherche d'expériences culturelles novatrices sous l'inspiration première de Gilles Ste-Croix.

Guy Laliberté

Au printemps 1979,  Gilles Ste-Croix est embauché à titre de gérant du Balcon Vert et doit programmer des activités pour l'été qui s'annonce. Un projetl'inspire. Peu auparavant, il s'était rendu au Vermont où se produisait lethéâtre Bread and Puppet, sous la direction de Peter Schumann (NOTE 2). Ces spectacles peuplés de marionnettes géantes l'incitent à mettre en branle une troupe analogue mettant cette fois en vedette des personnages légendaires inscrits dans l'imaginaire et dans l'histoire du Québec. Gilles Ste-Croix peut compter sur l'aide quelques personnes de son entourage. Avant le début de la saison, Guy Laliberté fait une arrivée imprévue au Balcon Vert de Baie-Saint-Paul. Ayant été embauché à la Baie-James, où il souhaitait récolter rapidement un peu d'argent pour payer ses études en génie nucléaire (NOTE 3), ses projets se trouvent contrecarrés par une grève qui paralyse les travaux. Laliberté se retrouve donc à Baie-Saint-Paul, où il est embauché comme animateur en échange d'un simple toit. Très impliqué dans le milieu, Guy « Pantoufle » Laliberté sera même candidat du Parti Rhinocéros en 1980 en proposant entre autres d'établir un pont en macramé entre Saint-Joseph-de-la-Rive et l'île aux Coudres... une proposition qui révèle l'originalité et l'imagination de Guy Laliberté. Pour sa part, après des études en administration, Daniel Gauthier est à la fois administrateur et comptable au Balcon Vert. La future équipe du Cirque du Soleil est en place.

À l'automne, Gilles Ste-Croix finalise ses démarches et, en mars 1980, il forme officiellement avec Sylvain Néron les Échassiers de la Baie Enr., une agence de spectacles et d'artistes. Les démarches de financement auprès du gouvernement sont infructueuses. Gilles Ste-Croix pense à un échasse-o-thon qui permettrait à la fois d'amasser des fonds et de publiciser le projet dans les médias. Cette activité consistait à se rendre en échasses de Baie-Saint-Paul à Québec, sur une distance de plus de 90 kilomètres, traversant ainsi la route qui franchit l'imposante barrière des Caps qui s'élève, à son sommet, à plus de 740 mètres. Un exploit en soi. Gilles Ste-Croix réussit la traversée et son arrivée à Québec fait la une du journal Le Soleil. L'opération est un succès. Elle assure une première visibilité auprojet et permet d'amasser 60 000$.

Un premier spectacle marquant: Alexis le Trotteur

Premier logo du Cirque du Soleil, 1984

Le premier spectacle des Échassiers des la Baie traite de la vie d'un personnage légendaire charlevoisien : Alexis Lapointe dit le Trotteur (1860-1924). La pièce mise en scène par Jean-Pierre Brouillé comprend sept comédiens montés sur des échasses et trois musiciens. La première du spectacle a lieu le 23 juin 1980 à l'aréna de Baie-Saint-Paul. Alexis le Trotteur est par la suite présenté à plusieurs endroits au Québec. Ce spectacle exprime clairement le choix de ces créateurs de mettre en valeur le patrimoine charlevoisien où ils s'enracinent alors, mais aussi de mettre enscène des êtres humains montés sur des échasses plutôt que des animaux comme on en retrouve alors habituellement dans des spectacles de cirque plus conventionnel. Une volonté qui s'affirmera davantage avec la création du Cirque du Soleil en 1984 et qui deviendra même une marque de commerce de cette entreprise. Toutefois, cette première année d'activités des Échassiers est déficitaire. Gilles Ste-Croix doit alors former un nouvel organisme plus susceptible defavoriser le développement de nouvelles activités culturelles dans la région.

Le Club des Talons Hauts

Logo original du CLUB DES TALONS HAUTS, 1983

En 1981, une nouvelle société sans but lucratif est formée sous le nom du Club des Talons Hauts, ouvrant la porte à un financement public plus large par l'entremise de programmes gouvernementaux dont ceux destinés à l'emploi. Cet organisme, constitué légalement le 7 avril 1981, deviendra, six ans plus tard, les Productions du Cirque du Soleil. Si les Échassiers de la Baie n'avaient été tout au plus qu'une agence de spectacles sur une base essentiellement bénévole, la nouvelle société entend bien se tailler une place dans le marché de la création et du divertissement populaire.

Au cours de l'été 1981, les Échassiers continuent à faire le tour du Québec, sous la direction de Guy Laliberté. Un nouveau spectacle, intitulé Le Défilé du Dragon, vient s'ajouter au répertoire de la troupe. À l'hiver, avec une subvention de 10 000$ en poche, les Échassiers de la Baie présentent dans les arénas du Québec un spectacle entre les périodes de hockey. Ces échassiers sur patins (une prouesse très risquée) ne reçoivent pas véritablement l'aval de la foule. Cette deuxième année se solde malgré tout par un budget équilibré. Il faut maintenant voir plus loin et développer des activités plus importantes. C'est ainsi qu'apparaît le projet de la Fête foraine.

La Fête foraine de Baie-Saint-Paul (1982-1984)

La Fête foraine, 1983

C'est à l'initiative du Club des Talons Hauts que s'amorce le projet de créer la Fête foraine de Baie-Saint-Paul, à l'instar de celles du Moyen Âge où des amuseurs publics circulaient un peu partout dans les villes européennes lors des grandes foires commerciales. L'idée de la Fête foraine dénote bien l'optique des instigateurs de l'activité, celle de rejoindre d'une manière ludique le spectateur hors d'un carcan institutionnel et formel plus ou moins figé : « En organisant cet événement dans le centre-ville, nous avions en tête un certain nombre d'objectifs : descendre sur la place publique, s'impliquer dans le quotidien de la population qui nous a adoptés et lui faire cadeau de notre joie de vivre » (NOTE 4). La Fête foraine de Baie-Saint-Paul connaît un succès retentissant pendant ces trois années d'activité en 1982, 1983 (25 000 spectateurs) et 1984. Pendant toute une semaine, les rues de Baie-Saint-Paul voient déambuler toute une nouvelle génération d'artisans du cirque venue du Québec, du Canada, des États-Unis et de l'Europe. Mais c'est particulièrement l'édition de 1984 de la Fête foraine qui retient l'attention, intégrée à une étape du Grand Tour.

 

Le Grand Tour de 1984

Affiche du spectacle «La magie continue», 1986

L'année 1984 marque le 450e anniversaire du passage de Jacques Cartier (1534-1984) au Canada. Une multitude d'activités sont organisées un peu partout au Québec et le Club des Talons Hauts profite de l'occasion, en parallèle avec la Fête foraine, pour proposer la création d'un cirque. À l'origine, le ministre des affaires culturelles de l'époque, Clément Richard, se montre peu réceptif au projet. L'entêté Guy Laliberté se rend alors dans la capitale pour rencontrer directement le Premier ministre du Québec, René Lévesque qui lui accorde un important appui financier au nom du Gouvernement du Québec. Ledossier se règle enfin : le Cirque du Soleil est né.

Le Grand Tour présentera ainsi le Cirque du Soleil dans 11 villes québécoises. L'activité, l'une des rares réussites des Fêtes du 450e anniversaire du passage de Cartier, ouvre des portes pourl'avenir du Cirque du Soleil. Mais avant de connaître son entrée triomphale aux États-Unis en 1987, ses artisans doivent mener à terme d'autres projets aux possibilités incertaines. Ainsi, une demande est déposée au Conseil municipalde Ville Baie-Saint-Paul afin d'organiser l'édition 1986 de la Fête foraine de Baie-Saint-Paul, mais l'administration municipale refuse l'octroi d'une subvention pour l'organisation de l'activité. La Fête foraine cesse donc ses activités à Baie-Saint-Paul, une occasion manquée, et les artisans du Cirque duSoleil se tournent alors vers l'international, ce qui leur vaudra un succès fulgurant.

Un retour aux origines du Cirque du Soleil 

Spectacle KOOZA, avril 2007

Jusqu'à 2009, rien ou presque ne signalait les origines du Cirque du Soleil à Baie-Saint-Paul, surtout reconnue comme une ville d'art depuis la décennie 1980. Seule la Société d'histoire de Charlevoix en 2005 a raconté cette histoire étonnante dans une des parutions de la Revue d'histoire de Charlevoix (NOTE 5). Toutefois, à l'occasion du 25e anniversaire de fondation du Cirque du Soleil, Baie-Saint-Paul consacre, à l'été 2009, toute une série d'activités à cette commémoration sous le titre de « L'Éveil du Géant ». Cette manifestation d'importance comporte plusieurs aspects patrimoniaux : présentation des costumes des spectacles du Cirque du Soleil au Musée d'art contemporain de Baie-Saint-Paul, expositions de photos, dévoilement d'un monument commémoratif. Durant l'été 2009, Baie-Saint-Paul retrouve des amuseurs publics dans ses rues, comme à l'époque de la Fête Foraine, faisant ainsi renaître cette page marquante de son histoire récente.

Par ailleurs, étonnant retour des choses, l'homme d'affaires Daniel Gauthier, ancien numéro deux du Cirque du Soleil, a acquis en 2002 le centre de ski Le Massif de Petite-Rivière-Saint-François. Avec l'aide des deux paliers de gouvernement, il projette la construction d'un complexe touristique de 230 millions dans la région de Baie-Saint-Paul, comprenant notamment la construction d'un hôtel et une relance du chemin fer Québec-La Malbaie (un héritage patrimonial d'importance pour le milieu charlevoisien). Aucun spectacle ou une reprise plus permanente des activités qui ont marqué les origines du Cirque du Soleil à Baie-Saint-Paul ne semblent cependant prévisible à court terme. Dans ce contexte, Baie-Saint-Paul et Charlevoix peuvent néanmoins espérer renouer avec l'énergie, l'entrepreneuriat et la créativité qui furent à l'origine d'un cirque désormais mondialement reconnu.

 

Christian Harvey

Historien, Centre de recherche sur l'histoire et le patrimoine de Charlevoix


Serge Gauthier

Historien, Centre de recherche sur l'histoire et le patrimoine de Charlevoix

 


NOTES

1. Serge Gauthier, Charlevoix ou La création d'une région folklorique : étude du discours de folkloristes québécois (1916-1980), Québec, Presses de l'Université Laval, 2006, 208 p.

2. Tony Babinski, Cirque du Soleil : 20 ans sous le soleil. L'histoire authentique, Montréal, Cirque du Soleil et Hurtubise HMH, 2004, p. 21; Jean Beaunoyer, Dans les coulisses du Cirque du Soleil, Montréal, Québec Amérique, 2004, p. 26.

3. Tony Babinski, op. cit., p. 24.

4. Plein-Jour sur Charlevoix, 14 juillet 1982.

5. Christian Harvey, « Baie-Saint-Paul, un lieu de création au tournant des années 1980 : des Échassiers de la Baie au Cirque du Soleil », Revue d'histoire de Charlevoix, no 50, octobre 2005, p. 2-9.

 

BIBLIOGRAPHIE

Babinski, Tony, Cirque du Soleil : 20 ans sous le soleil. L'histoire authentique, Montréal, Cirque du Soleil et Hurtubise HMH, 2004, 352 p.

Beaunoyer, Jean, Dans les coulisses du Cirque du Soleil, Montréal, Québec Amérique, 2004, 221 p.

Harvey, Christian, « Baie-Saint-Paul, un lieu de création au tournant des années 1980 : des Échassiers de la Baie au Cirque du Soleil », Revue d'histoire de Charlevoix, no 50, octobre 2005, p. 2-9.

 

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