Broderie de perles à motifs floraux : un patrimoine culturel métis à redécouvrir

par Kermoal, Nathalie

Pochette murale

Vers la fin du XVIIIe siècle, les femmes métisses de la région des Grands lacs et de la rivière Rouge, au Manitoba, confectionnaient des mocassins, des sacs à tabac, des selles, des gants et des habits décorés de perles et de soies de couleurs vives qui retenaient l'attention des visiteurs de passage. Grâce au fruit de leur inspiration, elles développent un style distinct de motifs floraux qui deviendra la norme tout au long du XIXe siècle. C'est ce style qui leur valu l'appellation amérindienne de « peuple de broderies de perles à motifs floraux ». Les femmes métisses ont laissé au Canada un patrimoine culturel unique par le style qu'elles ont développé au fil du temps. Bien que cet art ait été oublié et qu'il soit, encore aujourd'hui, largement méconnu du grand public, il existe quelques collections muséales qui mettent en valeur certains de ces objets, notamment celle de James Carnegie (9e Earl of Southesk), exposée au Royal Alberta Museum à Edmonton. En outre, comme par le passé, les femmes métisses continuent de produire et de vendre des vêtements et des objets qui leur permettent d'acquérir une plus grande indépendance économique au sein de leur famille et de leur communauté.


Article available in English : Floral Beadwork: A Métis Cultural Heritage to Rediscover

Un art distinct

Letitia Bird, métisse crie, Rivière-rouge (Manitoba), 1858

Si les brodeuses métisses des années 1820 étaient encore influencées par les motifs géométriques de leur nation amérindienne d'origine, elles les abandonnent peu à peu et les remplacent par des fleurs. Les Premières nations percevaient cette expression artistique comme distinctement métisse, du moins si l'on en croit certains témoignages cris rapportés par l'anthropologue David Mandelbaum, dans les années 1934-35 : « Dans ma jeunesse, je n'ai pas vu beaucoup de perlage. À l'époque, il s'agissait surtout de décoration de piquants de porc-épic. Nous n'utilisions jamais de motifs floraux - tous les motifs étaient géométriques. Les motifs floraux nous viennent des Sang-Mêlés.» (NOTE 1). Au fil du temps, les Premières nations s'en inspirent à leur tour.

Aujourd'hui encore, on retrouve ce style sur les vestes et les gants vendus dans l'Ouest canadien. Des artistes contemporains, comme Christi Belcourt, elle-même d'origine métisse, lui insufflent une nouvelle énergie en utilisant l'acrylique plutôt que les perles tout en continuant de reproduire les motifs floraux d'antan, assurant ainsi une continuité entre le passé et le présent. L'artiste décrit son travail de la manière suivante :

Dans mes premiers travaux, j'ai commencé par placer quelques «pois» au sein de mes œuvres pour faire penser au perlage. Ce processus a maintenant évolué au point où des motifs floraux complets sont créés par des «pois». Je trempe le bout d'un pinceau ou d'une aiguille à tricoter dans la peinture et le presse sur la toile. Des milliers de pois surélevés sur chaque toile évoque le perlage (NOTE 2). 

En développant un style nouveau et en confectionnant une quantité importante d'objets qui étaient par la suite vendus ou échangés, les femmes ont joué un rôle économique très important au sein de la nation métisse de l'Ouest canadien, mais elles ont, aussi, à leur manière, assuré la diffusion de l'expression d'une identité, d'une fierté et d'un nationalisme unique au Canada.

 

Un art à redécouvrir

Bourse

Bien qu'il soit difficile, selon Ted Brasser, de faire le tour des musées et d'identifier les objets d'origine métisse, les Métis auraient influencé les artisans autochtones de toutes les plaines du Nord (NOTE 3). Les voyageurs qui achetaient ces objets et vêtements étaient à la recherche de souvenirs amérindiens « authentiques » et oubliaient rapidement que des Métisses les avaient confectionnés. C'est le cas notamment du S Black Bag, un sac de tissu décoré de broderies et de perles exposé au musée de Pitt Rivers à l'Université d'Oxford. Selon Laura Peers, ce sac aurait été acquis entre 1841 et 1842 par un certain Edward Hopkins, secrétaire personnel de Georges Simpson, qui était à l'époque gouverneur de la Compagnie de la Baie d'Hudson. L'objet devient vite un souvenir colonial et se retrouve ainsi dans un musée. On tente alors de déterminer son origine tribale, soit crie, ojibwa ou athapascanne, ignorant ainsi sa véritable identité. Ce n'est que récemment que l'origine métisse du sac a été redécouverte et, avec celle-ci, une partie de son histoire (NOTE 4).

Quoique la plupart des musées n'aient pas retenu le nom des artistes, nous connaissons grâce aux écrits de voyageurs ou à certains témoignages oraux, le nom de certaines brodeuses. Suzette Chalifoux naît à Saint-Albert (en Alberta) en 1866 de Geneviève Campion et Paul Chalifoux, des Métis de la région du Petit lac des Esclaves en Alberta. Après avoir été élevée en français au couvent de Saint-Albert et avoir travaillé au service de John Norris à Edmonton, elle épouse, en 1897, le trappeur et prospecteur Lewis Swift. Suzette vit à Jasper jusqu'à sa mort en 1946. Cette femme confectionnait des vestes de cuir décorées de perles et de soies de couleurs ainsi que des gants et des mocassins qu'elle vendait aux gens de passage dans la région. Mollie Adams et Mary Schäffer, deux aventurières qui ont voyagé dans les Rocheuses à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, eurent l'occasion de rencontrer cette artiste hors pair :

«Mme Swift a alors sorti de sous son lit une boîte et nous a montrés une demi-douzaine de robes qu'elle avait confectionnée [...]. Puis sont apparus ses ouvrages d'agrément [...]. Elle avait un grand nombre de broderies en soie sur le daim le plus doux que j'aie jamais vu. Elle teignait la soie elle-même et créait ses propres motifs [...] Des gants, des moccassins et de splendides manteaux, nous avons tout pris et aurions souhaité qu'elle en ait plus [...]» (NOTE 5).

D'après ce que nous savons de Suzette Chalifoux, la confection de manteaux, de gants, de mocassins permettaient à sa famille de survivre. Plusieurs femmes métisses jouaient donc apparemment un rôle économique indispensable au bien-être des familles à travers l'Ouest canadien en confectionnant ces vêtements. En cas de coup dur, elles étaient souvent les seules à gagner de l'argent ou à ramener à la maison les produits qu'elles recevaient en échange de leur travail. Ce rôle a, hélas, été minimisé dans les écrits des historiens et des anthropologues : aujourd'hui, on ne retrouve que quelques traces de cet important héritage dans la littérature du XIXe et du début du XXe siècle.

 

Coudre pour survivre

Marchand métis tenant une fourrure de renard argenté, Revillon Frères, vers 1920

Les femmes métisses ne cousaient pas seulement pour vêtir leur famille, mais aussi pour le bénéfice des postes de traite ainsi que pour les nombreux voyageurs de passage dans l'Ouest. Ces femmes étaient indispensables au bon fonctionnement de la traite des fourrures : elles étaient, certes, des compagnes pour les hommes, mais aussi des ouvrières qui transformaient la viande en pemmican et les peaux en vêtements (NOTE 6). En fait, elles étaient de véritables couturières car elles confectionnaient les gants, les chapeaux, les jambières, les mocassins et les manteaux que les hommes portaient aux postes de traite ou tout simplement dans leurs communautés. Les métisses accompagnaient aussi certaines expéditions comme par exemple, celle de sir John Franklin dans l'Arctique, pour laver, coudre ou rapiécer les vêtements (NOTE 7).

Leur travail était aussi très prisé par les voyageurs qui passaient dans l'Ouest canadien, car le style des vêtements s'inspirait à la fois des traditions autochtones et européennes. Parfois, la demande était si forte que ces hommes de passage avaient du mal à obtenir leurs produits à temps. Les noms de quelques-unes de ces femmes restent d'ailleurs célèbres dans certains écrits du fait de la qualité de leur travail, notamment ceux de Charlotte Sauvé, de Nancy Labombarde (née Kipling) et de Marie Rose Delorme Smith (NOTE 8). Alors que la plupart des vêtements étaient portés, comme les capots bleus (qu'on ne retrouve d'ailleurs pas dans les musées), certains manteaux de cuir étaient confectionnés exclusivement pour être ensuite placés dans des musées. Après 1870, les femmes préfèrent travailler avec des tissus importés plutôt qu'avec le cuir. En outre, il n'est pas rare qu'elles répondent aux besoins et à l'esthétisme de leurs commanditaires (NOTE 9). Quoique surpris au premier abord, certains de ces visiteurs se laissent tenter par la mode environnante et finissent par l'adopter. C'est le cas notamment de George Winship qui, dans les années 1867, disait ne pas aimer le style de la rivière Rouge mais qui s'en entichera finalement (NOTE 10).

 

La décoration du cuir et des tissus

Bandes perlées

Avant de pouvoir décorer les peaux, les femmes devaient les préparer adéquatement. On trempait d'abord les peaux dans l'eau, puis on retirait les poils. Ensuite on tendait la peau sur un brancard afin qu'elle sèche bien. Pour « plumer les peaux », les Métisses utilisaient des bouts de lames de couteaux, des bouts de cercle de fer, de ciseaux à bois [...] le tout solidement attaché à un manche ou à une poignée commode à manier, ainsi que des côtes de bisons (NOTE 11). Les femmes commençaient par le cou car il était plus épais pour ensuite s'occuper du reste du corps. Une fois ce travail terminé, la peau était blanche comme neige, souple comme du drap et douce comme du chamois (NOTE 12). Pour éviter qu'elle ne durcisse et ne devienne cassante, elle était alors fumée. Pour la tanner, dépendamment de la couleur désirée, les Métisses utilisaient des solutions de saule (rouge) ou de chêne (brun), parfois un mélange des deux (NOTE 13).

Pendant les longues veillées d'hiver, les femmes confectionnaient surtout des mocassins ou souliers mous, des vestes, des gants, des jambières, des gaines de couteaux et de fusils, des sacs à tabac (dont le fameux sac en forme de pieuvre ou « octopus bag »), des selles, des couvertures pour les chiens de traineau, des harnais et des fouets (NOTE 14). Les motifs dont elles se servaient sont inspirés par les fleurs de la Prairie, par la rosace de la cathédrale de Saint-Boniface ou par des motifs glanés ici ou là, mais c'est la représentation de l'étoile à cinq pointes et de fleurs printanières de couleurs vives (tiges, feuilles et fleurs) qui prime. Pour exécuter les motifs, les femmes utilisaient des aiguilles, des perles, de la soie et du fil achetés auprès de la Compagnie de la Baie d'Hudson ou dans des magasins généraux (NOTE 15). Les piquants de porc-épic, peints de différentes couleurs puis brodés sur les moufles ou les mocassins, ainsi que les queues des chevaux blancs et gris étaient aussi utilisés pour la décoration. Les motifs floraux étaient généralement brodés sur du cuir, mais aussi sur du drap de laine noir ou bleu foncé, ou alors sur du stroud, une étoffe rouge faite de laine grossière; les sacs et les jambières étaient doublés de coton (NOTE 16). Avec le temps, la machine à coudre devient un instrument indispensable pour la confection des vêtements.

Manteau

Lorsque certains matériaux manquaient, les femmes adaptaient leurs techniques. Selon Sherry Farrell Racette, « pour faire face au manque de soie et de perles pendant la Première Guerre mondiale, Madeleine Bouvier Laferte et sa belle-fille ont adapté la technique du ‘touffetage' de la laine (qu'elles avaient apprises au couvent) au poil d'original et de caribou. » (NOTE 17). Une certaine Soeur Leduc aurait alors reçu quelques instructions de Madame Laferte et aurait décidé d'inclure la technique dans le curriculum du pensionnat où elle enseignait. C'est ainsi que le tufting (ou touffetage) avec des poils de caribou et d'orignal se serait développé à travers les Territoires du Nord-Ouest. Les spécialistes pensent aujourd'hui que les échanges étaient réciproques, alors qu'auparavant les études parlaient surtout de l'influence que les religieuses avaient sur les Métisses, dans la mesure où elles apprenaient certains points de broderie à ces jeunes filles.

Cependant, il est indéniable que l'éducation reçue dans les couvents montréalais ou de l'Ouest canadien a joué un rôle important dans le maintien de cette pratique culturelle puisque la couture était au centre du programme d'études des filles. Ceci est vrai autant pour les écoles catholiques que pour les écoles protestantes. Chez les sœurs Grises de Saint-Boniface, la couture était une priorité car, dans l'esprit de l'époque, une femme devait savoir coudre si elle voulait devenir une bonne épouse et une bonne mère. Toutefois, les filles ne recevaient pas toutes une instruction formelle : le savoir se transmettait souvent tout simplement de mère en fille ou de grand-mère à petite-fille. Le cas de Marie Rose Delorme est intéressant, puisqu'elle a passé quatre ans au couvent de Saint-Boniface, mais c'est à l'influence de sa mère qu'elle attribue l'éclosion de son talent d'artiste (NOTE 18).

 

Un patrimoine essentiel

Récipient

Les œuvres de ces artistes métisses témoignent de leur participation active au processus économique de leurs communautés à travers l'Ouest canadien. Leur talent leur a permis d'exprimer leur identité individuelle (mais aussi collective) sur le corps des hommes, pour reprendre les mots de Sherry Farrell Racette (NOTE 19). Si certains perçoivent la couture comme une activité mineure, les femmes métisses ont contribué, grâce à leur imagination et à leur travail, à la survie de leurs familles et ce, tout au long du XIXe et du XXe siècle. 

 

Nathalie Kermoal
Professeure agrégée
Faculté d'études autochtones et Campus Saint-Jean de l'Université de l'Alberta

 


NOTES

1. Saskatchewan Archives Board, R-875, David Mandelbaum Field Notes (1934), Notebook 2.

2. Voir le site de Christi Belcourt [en ligne], http://www.belcourt.net.

3. Nathalie Kermoal, Un passé métis au féminin, Québec, Éditions GID, 2006, p. 219.

4. Laura Peers, « “Many Tender Ties” : The Shifting Contexts and Meanings of the S Black Bag », World Archaeology, vol. 31, no 2, octobre 1999, p. 288.

5. Colleen Skidmore (dir.), This Wild Spirit : Women in the Rocky Mountains of Canada, Edmonton, University of Alberta Press, 2006, p. 8.

6. Selon Paul Kane, dans les années 1840, le travail des femmes employées au fort Edmonton « consists of making mocassins and clothing for the men and converting the dried meat into pemmican » (Wanderings of an Artist among the Indians of North America, Edmonton, Hurtig, 1968, p. 93).

7. Sherry Farrell Racette, « Sewing for a Living : The Commodification of Metis Women's Artistic Production », dans Katie Pickles et Myra Rutherdale (dir.), Contact Zones : Aboriginal and Settler Women in Canada's Colonial Past, Vancouver, UBC Press, 2005, p. 25.

8. Ibid., p. 31, 37.

9. Nathalie Kermoal, op. cit., p. 222.

10. « Before many months passed I was attired much the same as they [les Métis] including mocassins [...] red sash and capeaux » (Archives provinciales du Manitoba, MG3 B15, George Winship (1914), « My First Float Ride down the Red River, and Incidents Connected Therewith », p. 6).

11. Guillaume Charette, L'espace de Louis Goulet, Winnipeg, Éditions Bois-Brûlés, 1975, p. 73.

12. Ibid., p. 67.

13. Nathalie Kermoal, op. cit., p. 217.

14. Ibid., p. 222.

15. Ibid., p. 223.

16. Ibid.

17. Sherry Farrell Racette, « Beads, Silks and Quills : The Clothing and Decorative Arts of the Metis », dans Lawrence J. Barkwell, Leah M. Dorion et Darren R. Préfontaine (dir.), Metis Legacy : A Metis Historiography and Annotated Bibliography, Saskatoon, Gabriel Dumont Institute; Winnipeg, Pemmican Publications et Louis Riel Institute, 2001, p. 183.

18. Sherry Farrell Racette, « Sewing for a Living », p. 22.

19. Ibid., p. 42.

 

Bibliographie

Archives provinciales du Manitoba, MG3 B15, George Winship (1914), « My First Float Ride down the Red River, and Incidents Connected Therewith ».

Carpenter, Jock, Fifty Dollar Bride : Marie Rose Smith, A Chronicle of Metis Life in the 19th Century, Hanna (Alb.), Gorman & Gorman, 1988, 149 p.

Charette, Guillaume, L'espace de Louis Goulet, Winnipeg, Éditions Bois-Brûlés, 1975, 204 p.

Harrison, Julia D., « The Great White Coverup », Native Studies Review, vol. 3, no 2, 1987, p. 47-59.

Kane, Paul, Wanderings of an Artist among the Indians of North America, Edmonton, Hurtig, 1968, 329 p.

Kermoal, Nathalie, Un passé métis au féminin, Québec, Éditions GID, 2006, 269 p.

Peers, Laura, « “Many Tender Ties” : The Shifting Contexts and Meanings of the S Black Bag », World Archaeology, vol. 31, no 2, octobre 1999, p. 288-302.

Racette, Sherry Farrell, « Beads, Silks and Quills : The Clothing and Decorative Arts of the Metis », dans Lawrence J. Barkwell, Leah M. Dorion et Darren R. Préfontaine (dir.), Metis Legacy : A Metis Historiography and Annotated Bibliography, Saskatoon, Gabriel Dumont Institute; Winnipeg, Pemmican Publications et Louis Riel Institute, 2001, p. 181-188.

Racette, Sherry Farrell, « Sewing for a Living : The Commodification of Metis Women's Artistic Production », dans Katie Pickles et Myra Rutherdale (dir.), Contact Zones : Aboriginal and Settler Women in Canada's Colonial Past, Vancouver, UBC Press, 2005, p. 17-46.

Saskatchewan Archives Board, R-875, David Mandelbaum Field Notes (1934), Notebook 2.

Skidmore, Colleen (dir.), This Wild Spirit : Women in the Rocky Mountains of Canada, Edmonton, University of Alberta Press, 2006, 475 p.

 

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