Lac Sainte-Anne : un lieu de pèlerinage franco-amérindien

par Kermoal, Nathalie

Coucher de soleil sur le Lac Sainte-Anne

Le 24 juillet 1991, Douglas Crosby, président de la Conférence oblate du Canada, choisissait le site sacré du lac Sainte-Anne pour présenter, au nom de 1 200 Oblats, des excuses aux Premières nations du Canada pour « certains effets négatifs » que les pensionnats ont eus sur les autochtones. Le choix de ce lieu n'est pas anodin : le lac Sainte-Anne revêt en effet une grande importance dans la spiritualité traditionnelle, mais aussi dans l'histoire des relations franco-amérindiennes de l'Ouest. Situé à une soixantaine de kilomètres au nord-ouest d'Edmonton, en plein cœur de la province de l'Alberta, le lac Sainte-Anne était un lieu de rassemblement ancestral.  Depuis 1889, les autochtones (Cris, Dénés, Pieds‑noirs et Métis) viennent y célébrer la fête de sainte Anne. Chaque année, en juillet, le site reçoit de 35 000 à 40 000 pèlerins provenant du Canada et des Etats-Unis. Le 19 juillet 2007, Parcs Canada et la Commission des lieux et monuments historiques du Canada y dévoilaient une plaque commémorant l'importance historique nationale de ce lieu de pèlerinage.


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Manito Sakahigan

Pèlerinage au Lac Ste-Anne, pendant la bénédiction du lac, 2007

Chaque année, de nombreuses personnes font la route jusqu'au lac Sainte-Anne. Certaines vivent dans les environs, alors que d'autres font des centaines, voire des milliers de kilomètres pour pouvoir se baigner ou simplement se mouiller les pieds dans les eaux du lac qui auraient des propriétés miraculeuses. Jeunes et vieux, parents et enfants s'y côtoient. Chacun ramène un peu de cette eau dans une petite bouteille, en espérant qu'elle contribuera à l'éventuelle guérison d'un parent, d'un ami ou de soi-même. Pour de nombreux autochtones, ce site de pèlerinage représente un lieu de renouvellement socioculturel et spirituel, mais il est aussi un lieu de socialisation, de rencontre avec les membres de la famille ou avec les amis.

Selon la tradition orale, avant de devenir une mission, le lac Sainte-Anne, ou lac du Diable, était un lieu de rassemblement estival où plusieurs peuples autochtones pêchaient le poisson et chassaient le petit gibier. Ils ramassaient aussi les baies aux alentours du lac. Les fouilles archéologiques menées en 1979 confirment une présence humaine dans la région avant l'arrivée des Européens (NOTE 1). En fait, selon les Premières nations, le lac aurait toujours été habité par les esprits. Pour les Cris, c'est Manito Sakahigan ou « le lac des Esprits » mais il est aussi Wakãmne ou « le lac sacré ». Les ennemis laissaient leurs différends de côté lorsqu'ils se rendaient au lac pour se purifier. On s'y déplaçait en quête de visions et de rêves. De nombreuses légendes racontent que des lutins seraient les propriétaires des lieux et qu'il n'était pas rare de les entendre jouer du tambour. Depuis l'arrivée des missionnaires, les tambours se sont tus. Selon Adam Rains, de la réserve Alexis First Nations, né en 1898 : « Les lutins sont toujours là. Ils sortent la nuit et ils resteront ici pour l'éternité. [...] quand vient le moment de bénir le lac, ils sont présents et aident les gens à guérir [...] » (NOTE 2).

Les autochtones y célébraient aussi certaines cérémonies comme la danse du soleil, jusqu'à son interdiction en 1885. L'arrivée des missionnaires dans la région change quelque peu la dynamique. Les croyances catholiques s'ajoutent alors aux croyances autochtones.

 

La mission catholique

Maison et tipi au Lac Ste-Anne, Alberta, 1896

Dans les années 1840, ce lieu sacré fréquenté par les Autochtones depuis des siècles, devient une mission catholique. En 1839, la Compagnie de la Baie d'Hudson avait invité les Wesleyens à fonder des missions à Norway House au Manitoba et à Fort des Prairies (Edmonton) (NOTE 3). Inquiet de la concurrence protestante, monseigneur Norbert Provencher, évêque de Saint-Boniface, décide d'étendre l'influence catholique dans l'Ouest canadien en se concentrant sur l'évangélisation des Premières nations et le maintien de la religion auprès des Métis. Ayant reçu l'autorisation du gouverneur George Simpson d'établir une mission au Fort des Prairies, Provencher choisit d'y envoyer Jean-Baptiste Thibault, un prêtre séculier. Ce dernier fonde une mission au lac du Diable, qu'il renomme alors le lac Sainte-Anne (NOTE 4).

Les Métis occupaient déjà la région. Dès les années 1800, ils vivent près du lac et s'adonnent principalement à la chasse aux bisons mais aussi à la pêche : les fourrures, les poissons et le bois sont très abondants dans la région. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, les bisons sont nombreux aux alentours du Fort Edmonton ainsi qu'entre Edmonton et Rocky Mountain House, un poste de traite de la compagnie de la baie d'Hudson situé plus à l'ouest, dans les Rocheuses. Gabriel Dumont senior (l'oncle du chef militaire métis Gabriel Dumont ayant pris part aux événements à Batoche en 1885) serait le fondateur du village du Lac Sainte-Anne qui, dans les années 1850, compte plus de 200 habitants. La disparition progressive du bison entraîne le déplacement des activités de chasse vers le sud, à Tail Creek, ou lac du Bœuf, situé près de l'actuel Red Deer. 

Église au lac Sainte-Anne, 1862

Puisqu'ils approvisionnent régulièrement le Fort Edmonton en poisson, les Métis ont eu plusieurs occasions de rencontrer le père Jean-Baptiste Thibault. Quoique nous ne sachions pas si les Métis lui ont demandé de venir s'installer dans la région, il est fort probable qu'ils l'aient fait : étant déjà catholiques, ils préféraient avoir un prêtre parmi eux. C'est en octobre 1843 que le père Thibault visite l'endroit pour la première fois. Il y baptise plusieurs enfants de familles métisses comme les l'Hirondelle, les Arcand et les Campion. D'autres familles d'Edmonton, du Lac Froid et du Lac-la-Biche rendent visite au prêtre (NOTE 5). Les baptêmes se font alors en série. Le lieu devient vite une mission permanente. Le père Thibault ayant une grande dévotion pour sainte Anne, il donne son nom au lac après l'avoir béni.

Mission du Lac la Biche

Le père Thibault avait bien compris l'avantage de s'installer au lac Sainte-Anne, très bien situé géographiquement. Lac Sainte-Anne s'avère en effet le choix idéal comme avant-poste pour la création d'autres missions dans le nord, ainsi que vers le sud auprès de la Confédération des Pieds-noirs. L'emplacement permet d'assurer une présence missionnaire vers l'Île-à-la-Crosse, le Fort Edmonton, le Lac Froid, le Lac-la-Biche, le Fort Pitt, le Fort Carlton, le petit lac des Esclaves, Rocky Mountain House et Jasper. Jusqu'en 1852, les pères Thibault et Bourassa assurent les services nécessaires à l'évangélisation des autochtones de la région. Un autre missionnaire vient les rejoindre dans les années 1850 : le père Albert Lacombe. Dès lors, les Oblats s'occupent de la mission avec l'aide de trois sœurs Grises qui ouvrent une école et un dispensaire en 1859. À leurs débuts, les religieuses logent deux jeunes filles et espèrent, avec le temps, pouvoir loger plus d'enfants. Elles notent toutefois la difficulté d'attirer de nouvelles élèves, car les Métis sont contraints de passer beaucoup de temps dans la prairie pour assurer leur subsistance.

En 1860, l'évêque Alexandre Taché (qui a remplacé Norbert Provencher) est de passage au Lac Sainte-Anne où il célèbre la messe de Noël en grande pompe. Mais sa visite marque un autre événement qui aura un impact néfaste sur la mission du Lac Sainte-Anne. En effet, même si cette dernière est un bon foyer de conversion, les 3 266 baptêmes et les 173 mariages répertoriés de 1842 à 1862 ne suffisent pas à faire du Lac Sainte-Anne une mission viable (NOTE 6). Surtout, le sol n'y est pas propice à la culture. Les missionnaires se voient donc contraints de trouver des terres plus aptes à l'agriculture. L'évêque Taché et le père Lacombe choisissent le site de Saint-Albert, où l'on construit une nouvelle mission en 1861. Cette année-là, 30 familles métisses du Lac Sainte-Anne suivent le père Lacombe jusqu'à Saint-Albert. Le Lac Sainte-Anne connaît alors un important déclin.

 

Un lieu de pèlerinage

Alors que l'on songe à abandonner totalement la mission, un événement vient changer le destin du lac Sainte-Anne. Après 30 ans passés loin de son pays natal, le père Jean-Marie Lestanc, natif de la Bretagne, retourne en France en 1887 et visite Sainte-Anne d'Auray. Une fois sur place, il a une révélation de sainte Anne, qui lui aurait demandé de ne pas abandonner sa mission de l'Ouest canadien, de ranimer son culte et d'y établir un sanctuaire. De retour au Canada, le père Lestanc persuade l'évêque de Saint-Boniface, Vital Grandin, de l'importance d'une telle activité : un bâtiment est construit près du presbytère pour recevoir les pèlerins afin qu'ils puissent participer aux différentes cérémonies, mais aussi pour servir la messe. Très vite, la bonne nouvelle se propage et le 6 juin 1889, une centaine de personnes prennent part au premier pèlerinage. Un deuxième pèlerinage est organisé par le père Lestanc les 25 et 26 juillet de la même année. Quatre cents personnes se déplacent alors pour la fête de Sainte-Anne. La tradition prend de l'ampleur et se perpétue jusqu'à aujourd'hui.

Ensemble de silhouettes au lac Sainte-Anne, 1862

Comme nombre de Métis, Alvina Strasbourg, née Laboucane, se souvient que chaque année, sa famille allait au pèlerinage en partance de Fort McMurray. Malgré la distance, les familles n'hésitaient pas à amener les plus faibles. En fait, dès 1889, la plupart des pèlerins sont des Métis ou des membres des Premières nations. Au programme : messes, processions, confessions, prières et cantiques. Aux autochtones se mêleront des non autochtones. Selon le temps ou le risque d'épidémie, le nombre de pèlerins fluctue d'année en année. En 1927, le pèlerinage accueille 4 000 personnes, dont des membres des Premières nations venant en train depuis le Lac la Selle et le Lac froid. En 1935, on compte 2 000 autochtones et 1 200 non autochtones (NOTE 7). Au départ, les pèlerins viennent surtout de Saint-Albert et du lac Sainte-Anne, toutefois avec le temps, ils arrivent d'un peu partout en Amérique du nord, notamment du Dakota, du Montana, de la Californie, de l'Ile-à-la-Crosse, de Beauval, de Wabasca, du Lac froid (Cold Lake), de Legoff, du Lac la Selle (Saddle Lake), d'Hobbema, de Cluny, Brocket, Cardston, etc. (NOTE 8)

Différentes motivations incitent les gens à participer à cet événement. Parmi celles-ci se trouve une raison particulièrement significative pour les autochtones. En effet, le pèlerinage leur permet de se retrouver, à une époque où ceux qui vivaient dans les réserves n'avaient pas le droit d'en sortir sans obtenir la permission suprême de l'agent des Indiens. Ce « pass system » ou système de laissez-passer est instauré par le gouvernement fédéral suite aux troubles de 1885 en Saskatchewan. Le pèlerinage permet donc de revoir famille et amis sans être soupçonné de fomenter une « rébellion ». Il remplace aussi certaines fêtes et activités sociales qui étaient liées à la chasse aux bisons (NOTE 9). Malgré l'aspect très catholique de l'événement, les autochtones n'ont pas pour autant abandonné leurs propres croyances.

 

Le syncrétisme religieux

Sainte Anne

Il est indéniable que les populations autochtones ont été influencées par le christianisme. Toutefois, l'attrait pour le pèlerinage dépasse la religion catholique et incorpore certaines caractéristiques autochtones. Les Premières nations et les Métis ne prient pas sainte Anne parce qu'elle est la mère de Marie mais parce qu'elle est la grand-mère de Jésus. Pour les Cris, elle est « N'okkuminân » qui veut dire « grand-mère». Sainte Anne incarne donc l'image symbolique de la grand-mère, très vénérée chez les peuples autochtones, non seulement pour son savoir, mais aussi pour sa sagesse. En outre, pour certains, l'important est de prier, peu importe que l'action se fasse dans le cadre d'une cérémonie catholique. Selon Veronica Morin, de la réserve Enoch, « Je connais la doctrine autochtone et je connais la doctrine de l'Église, et je sais ce que les aînés nous disaient [...] si vous ne pouvez pas prier selon vos croyances, au moins priez à l'église, quelque part, priez. [...] Ils priaient à l'église catholique, mais peu importe où et comment vous priez, pourvu que vous le fassiez. » (NOTE 10

Les miracles de Sainte-Anne permettent aussi aux autochtones de mêler leurs croyances, perçues comme païennes par les prêtres, à des rites catholiques acceptés aux yeux de tous. Selon la tradition orale, la première année du pèlerinage, la région était touchée par la sécheresse. Les prières à sainte Anne auraient fait revenir la pluie. À cela se mêlent des histoires de malades recouvrant soudainement la santé après s'être baignés dans le lac.

Fleurs sauvages sur les rives du Lac Ste-Anne, à l'ouest d'Edmonton,  2009

Avec le temps, le pèlerinage du lac Sainte-Anne gagne de l'ampleur et attire de plus en plus de pèlerins. Malgré son aspect commercial, il reste un site patrimonial de recueillement. Si, depuis longtemps, les tambours étaient interdits sur les lieux, ils battent aujourd'hui allègrement, indiquant que les temps ont changé. Les pèlerins, qu'ils soient autochtones ou non, viennent pour les mêmes raisons que par le passé. Outre la foi, ils cherchent l'espoir et, au fond d'eux-mêmes, ils espèrent trouver la guérison, aussi bien celle du corps que de l'âme.

 

Nathalie Kermoal
Professeure agrégée
Faculté d'études autochtones et Campus Saint-Jean de la University of Alberta

 

 

NOTES

1. Des restes de pointes de flèche retrouvés sur le site en 1994 remonteraient à 5 000 ou 6 000 ans avant J.-C. (Steve Simon, Healing Waters : The Pilgrimage of Lac Ste. Anne, Edmonton, University of Alberta Press, 1995, p. 7).

2. Ibid., p. 10.

3. Martha McCarthy, From the Great River to the Ends of the Earth : Oblate Missions to the Dene, 1847-1921, Edmonton, University of Alberta Press et Western Canadian Publishers, 1995, p. 30.

4. Il est difficile de déterminer pourquoi le lac des Esprits est devenu le lac du Diable à l'arrivée des missionnaires. Les eaux du lac, qui sont particulièrement dangereuses, pourraient expliquer cette appellation.

5. E. O. Drouin, Lac Ste. Anne Sakahigan, Edmonton, Éditions de l'Ermitage, 1973, p. 11-12.

6. Ibid., p. 35.

7. Ibid., p. 57.

8. Ibid., p. 53.

9. Nathalie Kermoal, Un passé métis au féminin, Québec, Éditions GID, 2006, p. 194.

10. Steve Simon, op. cit., p. 4.

 

Bibliographie

Drouin, E. O., Lac Ste. Anne Sakahigan, Edmonton, Éditions de l'Ermitage, 1973, 96 p.

Huel, Raymond, Proclaiming the Gospel to the Indians and the Métis, Edmonton, University of Alberta Press, 1996, 387 p.

Kermoal, Nathalie, Un passé métis au féminin, Québec, Éditions GID, 2006, 269 p.

McCarthy, Martha, From the Great River to the Ends of the Earth : Oblate Missions to the Dene, 1847-1921, Edmonton, University of Alberta Press et Western Canadian Publishers, 1995, 269 p.

Simon, Steve, Healing Waters : The Pilgrimage of Lac Ste. Anne, Edmonton, University of Alberta Press, 1995, 80 p.

Strasbourg, Alvena, Memories of a Métis Woman : Fort McMurray Yesterday and Today, s. l., s. n., 1998, 86 p.

 

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