Légende du loup de Lafontaine

par Marchildon, Daniel

Le loup de Lafontaine, détail d'une photographie ancienne

Mi-légendaire, mi-historique, l’effroyable récit du loup de Lafontaine, petite communauté rurale franco-ontarienne située à environ 160 km au nord de Toronto, fut écrit par le curé Thomas Marchildon et publié par la Société historique du Nouvel-Ontario à Sudbury en 1955. C’est l’histoire de la genèse d’un des plus vieux villages de l’Ontario français fondé au début du XIXe siècle. La légende, qui relate comment un loup maléfique a pu rallier les descendants divisés des premières familles de la région devant un ennemi commun, est devenue le précieux legs d’un auteur inspiré qui s’est servi de la fiction pour écrire l’histoire et garder celle-ci vivante dans la mémoire collective de sa communauté.


Article available in English : Legend of Loup Lafontaine

Une légende ou un brin d’histoire

Le curé Thomas Marchildon

Quand le curé Thomas Marchildon, natif de Lafontaine, s’est assis pour écrire la légende du loup de Lafontaine, comme tout auteur, il cherchait à divertir ses lecteurs. Mais il visait aussi à les instruire par l’entremise d’une fable historique où l’histoire réelle n’est jamais très loin de la fiction, ou l’inverse. D’emblée, dans son avant-propos, Thomas Marchildon avoue : « Si les faits paraissent extraordinaires, cependant ils sont véridiques, car le récit, dans ses grandes lignes est basé sur l’histoire. Il est le résultat d’une enquête minutieuse. [...] Le décor, les principaux faits et les personnages de ce récit sont authentiques, mais certaines circonstances et les dialogues en sont le fruit de l’imagination. » (NOTE 1)

Le projet du curé Marchildon d’écrire ce récit s’est cristallisé avec les fêtes du centenaire de la paroisse Sainte-Croix de Lafontaine, en 1955. En juin, il publie Le loup de Lafontaine. Parmi les événements organisés pour le centenaire, le texte de Thomas Marchildon sert de base à la présentation de pièces de théâtre à la salle paroissiale le dimanche, 31 juillet 1955, l’une destinée aux enfants à 14 h 30 et une deuxième « pour grandes personnes » à 20 h (NOTE 2). Cette production ne comptait pas moins de 38 comédiens de la communauté, dont sept enfants.

 

Une histoire des origines et de la réconciliation

Sous la plume du curé Marchildon, cette légende devient une histoire de la réconciliation des groupes fondateurs de la paroisse. Tout au long du récit de 39 pages, le prêtre s’évertue à nous prodiguer une précieuse leçon.

La première édition de l'histoire du loup, 1955

Vers 1900, les francophones de la région de Lafontaine forment plusieurs communautés, plutôt qu’une. Quatre groupes de Canadiens français, surtout des agriculteurs, avaient peuplé ce petit village francophone.

Les premiers colons de la région, majoritairement des Métis de langue française issus des familles de voyageurs, déménagent dans la région de Penetanguishene depuis l’île Drummond, au nord du lac Huron, dès 1828. Des membres de ce groupe seront les premiers à s’établir à Lafontaine. À compter de 1840, trois autres vagues de colons provenant de quatre comtés du Québec, soit ceux de Champlain, de Joliette, de Vaudreuil et de Soulanges, viennent défricher des terres dans la Huronie. Les premiers arrivés s’emparent des meilleures terres et les autres se contentent de celles qui restent. Les uns se font fermiers, les autres pêcheurs ou bûcherons.

Tous partagent le français et la religion catholique, mais ils se méfient les uns des autres, au point où les membres d’un groupe fréquentent peu ceux des autres groupes. Dans son introduction, l’abbé Marchildon insiste sur l’état discordant de la communauté où le loup « trouvant ce milieu divisé […] s’y installa comme chez lui » (NOTE 3).

Même si les personnages du récit sont des gens qui ont bel et bien existé, l’auteur se garde de situer précisément son récit dans le temps. Il dit simplement que le drame se déroule au début du XXe siècle. Néanmoins, dans le récit, le loup sauve un jeune enfant de deux ans nommé Thomas. Ce n’est qu’en 1988, dans une entrevue enregistrée dont la transcription sera publiée en 2005, que l’abbé Marchildon avoue que cet enfant, c’est lui, né le 8 février 1900. Cela signifie que le récit se passe donc entre mars 1902 et septembre 1903.

 

La courbe dramatique et les méfaits du loup

L’histoire s’articule autour de neuf chapitres, chacun se voulant comme un tableau, une aventure, dans la progression d’une courbe dramatique. Dès le début, une tension s’installe et continue à monter jusqu’à la mort du loup. Résumons les principaux événements.

Par un soir de mars, Joseph Lortie et son épouse Philomène rentrent tard chez eux à la pointe Méthodiste en boghei. Joseph a profité de leur journée en ville, à Penetanguishene, pour bien arroser l’arrivée prochaine du printemps. Tout à coup, le couple entend au large, dans la baie Georgienne recouverte de glace qui se fissure, un hurlement qui les fait tressaillir de peur. Quand Joseph, éméché, rentre les chevaux à l’étable, une silhouette noire file comme un boulet de canon devant lui. Il est sûr d’avoir vu un loup. Mais Philomène le traite d’ivrogne qui hallucine.

Le lendemain matin, Colbert Tessier, un éleveur de moutons, découvre un carnage : ses quarante brebis baignent dans leur sang. Il court chercher l’aide de son voisin, Philéas Beaupré. En examinant les lieux attentivement, les deux hommes découvrent des traces. Pas d’erreur possible, il s’agit des pistes de chiens, de grands chiens, comme ceux de François Labatte.

Monsieur et Madame Théophile Brunelle

Les deux fermiers, carabine à la main, se rendent donc à la baie du Tonnerre, là où habite François Labatte, un pêcheur et descendant du groupe de Métis. Ils confrontent François qui affirme que ses deux chiens ont passé la nuit attachés. Après un examen sommaire des pistes des deux bêtes, Colbert Tessier épaule son fusil et abat froidement les deux chiens.

Pourtant, cette nuit-là, Tessier entend un hurlement qui lui glace le sang. Place donc à la terreur. Chaque soir, le loup annonce le début d’une nouvelle série de ravages par son hurlement qui transperce la nuit comme la lame d’un couteau. Il se promène partout dans les concessions. La bête maléfique ne fait pas la distinction entre les habitants possédant de bonnes terres et ceux ayant des fermes moins productives, ni entre les habitants originaires de Batiscan et ceux de Soulanges.

La région de Lafontaine devient un camp armé où tous les hommes se promènent avec leurs fusils. Les meilleurs chasseurs et les tireurs les plus habiles poursuivent le loup sans relâche. On recrute des Ojibwés de l’île aux Chrétiens pour dépister la bête. Mais le loup évite tous les pièges et toutes les balles. La nuit comme le jour, il devient invisible.

Curieusement, le loup aime bien les enfants. Parfois, les jeunes le rencontrent en revenant de l’école. Ils jouent avec le loup comme s’il s’agissait d’un chien. Effrayés, certains parents gardent leurs enfants à la maison.

Le loup est cependant l’ennemi des amants. Depuis son arrivée, la plupart des jeunes hommes ont peur de se rendre chez leur blonde pour les fréquentations du dimanche. Ils craignent de revenir seuls le soir et d’arriver nez à museau avec le loup. Plus d’une promesse de mariage se trouve durement éprouvée au cours de cette sombre période qui se prolonge pendant tout l’hiver et l’été suivant.

Un jour, Théophile Brunelle surprend tout le monde. Lui, borgne depuis l’enfance, un homme pieux, père d’une religieuse et d’un fils séminariste, fait le serment de faire chanter une messe d’Action de grâce si Dieu lui permet de tuer le loup qui terrorise la population. La nouvelle fait le tour de la paroisse.

Peu après, au début septembre, Théophile se trouve loin dans son champ de la dix-septième concession. Tout à coup, il aperçoit le fameux loup. Le fermier court à la maison dénicher son vieux fusil couvert de poussière. Il retourne au champ et découvre le loup à la même place, presque comme s'il l'attendait. Brunelle le met en joue, ferme son bon œil et presse sur la gâchette. Par miracle, il a visé juste. Mais le loup n'est pas mort et se sauve en perdant beaucoup de sang. Théophile finit par retrouver son corps inerte gisant sur le sol.

Le fusil de Théophile Brunelle

Le soir même, on accourt chez Théophile qui a monté la dépouille du loup sur une espèce de potence érigée sur sa voiture « démocrate ». Toute une veillée s'improvise. C'est le moment de la réconciliation. Théophile convainc Colbert Tessier d'acheter de nouveaux chiens à François Labatte.

Le lendemain, le village en entier se présente à la grand-messe d’Action de grâce offerte par Théophile Brunelle. Le curé Joseph Beaudoin profite de cette occasion exceptionnelle pour cimenter la nouvelle solidarité de la communauté. Triomphalement, le prêtre affirme que : « Le loup n’est donc pas l’auteur seulement de maux, mais d’un très grand bien : il vous a unis. (...) Sainte-Croix commence donc une nouvelle ère. Le loup l’a marquée du signe qui en fait une véritable paroisse » (NOTE 4).

 

Des aspects réels oubliés à tort ou à raison

Conséquence réelle du passage du loup, après cette époque tumultueuse on célèbre des mariages unissant des époux provenant de différents groupes. Thomas Marchildon est catégorique : « la mort du loup a cassé l’affaire. » (NOTE 5)

Un autre aspect historique du récit se manifeste dans les toponymes mentionnés, dont bon nombre sont tombés dans l’oubli. Au cours de leur voyage en traîneau de Penetanguishene à Lafontaine, Joseph et Philomène Lortie montent les côtes Copeland et Boudria (p. 5). Le premier toponyme est encore utilisé, le deuxième non. Ils passent devant le coin des Dorion (p. 7), un nom encore utilisé. Quand le couple entend le loup hurler au loin, ils croient qu’il est sur la glace ou sur l’île Travers (aujourd’hui nommé l’île au Géant, ou Giant’s Tomb en anglais).

Le petit Thomas s’égare dans la swamp à Boyer (p. 19), une appellation guère connue aujourd’hui, comme le nom du ruisseau Hark qui alimente ce petit marécage. D’autres noms ignorés aujourd’hui figurent dans le récit : le coteau de Roches (p. 20), la côte à Giroux (p. 24) et la côte du Cabestan (p. 34).

Mais faire une fiction si près de la réalité comporte des risques, comme l’a souligné l’auteur lui-même : « à Lafontaine [la publication de la légende] fut bien accueilli[e], à part quelques personnes qui ne voulaient pas que leur nom paraisse, puis surtout je ne manquais pas de dire qu’un tel c’était un ivrogne, vous savez, alors les enfants n’étaient pas trop fiers de ça ! » (NOTE 6).

 

La vie de la légende dépasse celle de son auteur

Depuis la parution du Loup de Lafontaine en 1955, cette histoire s’est taillée une place définitive dans le patrimoine franco-ontarien de la Huronie qui, aujourd’hui, compte environ 3 300 francophones. La légende est évoquée dans les écoles et dans des documentaires comme l’émission « Villages et visages » de TV Ontario (1976), au cours de laquelle Thomas Marchildon, âgé de 76 ans, raconte le drame comme un enfant espiègle.

Avant sa mort survenue en 1991, Thomas Marchildon a cédé son droit d’auteur sur la version écrite de cette légende au Centre d’alphabétisation-Huronie, un organisme communautaire voué à l’alphabétisation des adultes francophones. En 2007, le Centre a publié une nouvelle version du Loup de Lafontaine, agrémentée de cinq illustrations. L’auteur de cet article a lui-même signé une version de la légende adaptée pour les élèves de 8e année (NOTE 7) et un récit fictif portant sur l’assimilation (intitulé Le retour du loup de Lafontaine) (NOTE 8) inspiré par la légende. L’adaptation théâtrale de la légende a aussi été reprise par des élèves de l’école élémentaire Sainte-Croix de Lafontaine et présentée à la communauté le 30 mai 1997.

La légende du loup fait donc maintenant partie de l’histoire officielle du village de Lafontaine, comme en témoignent notamment les trois paragraphes qu’on y consacre dans la monographie du canton de Tiny, Recollections : Township of Tiny, publiée en anglais en 1995, dans laquelle on peut s’étonner de trouver cette conclusion : « L’aspect positif de cette situation de “terreur” fut qu’elle amena tant les anglophones que les francophones à s’unir contre un ennemi commun. » (NOTE 9) Bien qu’il y avait des anglophones dans la région de Lafontaine à l’époque, les conflits rapportés dans l’histoire se passent uniquement entre les différents groupes de Canadiens français et de Métis francophones. Ainsi, comme dans le cas de plusieurs légendes, celle du loup de Lafontaine est sujette aux déformations et aux appropriations.

 

Une commémoration bien vivante: le Festival du Loup

Damien Robitaille lors d'une prestation au Festival du Loup

En 2002, soit cent ans après les événements, des gens de la communauté de Lafontaine ont mis sur pied le Festival du Loup. Cet événement culturel et patrimonial se déroule pendant la troisième fin de semaine du mois de juillet. Il comprend entre autres des spectacles de musique, souvent de nature traditionnelle, et une exposition historique. À maintes reprises, lors de ce festival, une troupe amateur a repris et interprété la légende à sa façon, plutôt loufoque, en mêlant l’histoire ancienne à des situations contemporaines.

Peu après la création du Festival du Loup, le tronçon de quatre kilomètres du chemin de comté no 26, qui s’étend de l’angle du chemin de Lafontaine jusqu’à la baie du Tonnerre, a été officiellement rebaptisé « Le chemin du loup ».

La légende du loup de Lafontaine aura donc servi l’histoire en ancrant solidement dans la mémoire collective les origines de cette ancienne communauté franco-ontarienne, tout en alimentant la vie culturelle et le patrimoine de la région.


Daniel Marchildon
Écrivain de la Huronie, où il habite toujours, et auteur d’une vingtaine de publications qui comptent, entre autres, neuf romans et des ouvrages historiques.

 

 

NOTES

1. Thomas Marchildon, Le loup de Lafontaine, Sudbury, Société historique du Nouvel-Ontario, 1955, p. 3.

2. Lafontaine : l’église de Sainte-Croix, 1855-1955, Lafontaine (Ont.), s. n., 1955, p. 8.

3. Thomas Marchildon, op. cit., p. 4.

4. Ibid., p. 39.

5. Denise Jaiko, « La légende du loup de Lafontaine : l’auteur a raconté... » (partie 3), Le Goût de vivre (Penetanguishene), 1er septembre 2005, p. 10.

6. Denise Jaiko, « La légende du loup de Lafontaine : l’auteur a raconté... » (partie 2), Le Goût de vivre (Penetanguishene), 18 août 2005, p. 11.

7. Daniel Marchildon, « La légende du loup de Lafontaine », dans Recueil de lecture, 7e et 8e année, Ottawa, Centre franco-ontarien de ressources pédagogiques, 2001, p. 124-131.

8. Daniel Marchildon, « Le retour du loup de Lafontaine », nouvelle publiée en quatre parties dans le journal Le Goût de vivre (Penetanguishene) entre le 4 décembre 1997 et le 15 janvier 1998.

9. « The one positive thing to come from this “terror” was that it united the people, both English and French, against a common foe » (Township of Tiny Historical and Heritage Committee, Recollections : Township of Tiny, Perkinsfield (Ont.), Township of Tiny Historical and Heritage Committee, 1995, p. 21).

 

BIBLIOGRAPHIE

Jaiko, Denise, « La légende du loup de Lafontaine : l’auteur a raconté... », transcription d’une entrevue avec Thomas Marchildon enregistrée en 1988 et publiée en six parties dans le journal Le Goût de vivre (Penetanguishene) : 4 août 2005, p. 14 (partie 1); 18 août 2005, p. 11 (partie 2); 1er septembre 2005, p. 10 (partie 3); 15 septembre 2005, p. 19 (partie 4); 6 octobre 2005, p. 9 (partie 5); 20 octobre 2005, p. 7 (partie 6).

Lafontaine : l’église de Sainte-Croix, 1855-1955, Lafontaine (Ont.), s. n., 1955, 100 p.

Marchildon, Daniel, La Huronie : trois siècles et demi d'histoire franco-ontarienne dans la région de Penetanguishene, Ottawa, Centre franco-ontarien de ressources pédagogiques, 1984, 285 p.

Marchildon, Daniel, « La légende du loup de Lafontaine », dans Recueil de lecture, 7e et 8e année, Ottawa, Centre franco-ontarien de ressources pédagogiques, 2001, p. 124-131.

Marchildon, Thomas, « Paroisse de l'Exaltation de la Sainte-Croix de Lafontaine », dans Verner et Lafontaine, Sudbury, Société historique du Nouvel-Ontario, 1945, p. 34-56.

Marchildon, Thomas, Le loup de Lafontaine, Sudbury, Société historique du Nouvel-Ontario, 1955, 39 p.

Marchildon, Thomas, Le loup de Lafontaine, nouv. éd. avec ill. de Julie Robb, Penetanguishene (Ont.), Centre d’alphabétisation-Huronie, 2007, 49 p.

Township of Tiny Historical and Heritage Committee, Recollections : Township of Tiny, Perkinsfield (Ont.), Township of Tiny Historical and Heritage Committee, 1995, 189 p.

Villages et visages : Penetanguishene et Lafontaine, émission de télévision, Toronto, TFO, 1976, 30 min.

 

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