Alexis Lapointe dit le Trotteur (1860-1924) : l’homme et sa légende

par Gauthier, Serge

Alexis Lapointe (1860-1924 © Société historique du Saguenay

 

Alexis Lapointe est connu sous le nom du «Trotteur», du «Cheval du Nord», du «Surcheval» ou encore du «Centaure». Il a fait l’objet d’admiration, mais souvent aussi de railleries. De son vivant, il est demeuré un modeste travailleur un peu obscur suscitant la joie autour de lui par ses pitreries, mais après sa mort il devint un personnage fantastique ou un incroyable athlète tel que lui-même n’aurait sans doute jamais osé l’imaginer. Et que dire de l’exhumation de ses restes en novembre 1966 au cimetière de La Malbaie, 42 ans après sa mort, ou encore de l’exposition de son squelette dans des musées du Saguenay depuis près de 35 ans? C’est que cet homme de peu semble susciter plus d’intérêt encore après sa mort qu'il n'a pu le faire de son vivant.


Article available in English : Alexis Lapointe, a.k.a. Alexis le Trotteur (1860-1924): the Man, the Legend

 

Un patrimoine bien vivant

Marjolaine Bouchard, Le Cheval du Nord © Éditions JCL, 1999

Alexis Lapointe a inspiré au moins deux chansons : «Train de vie» du groupe Mes Aïeux et «Alexis le Trotteur» du chanteur charlevoisien Jean-Yves Belley. Il y a maintenant une rue de Québec, un pont, une Fondation au Saguenay- Lac-Saint-Jean et même un Centre pour la petite enfance (CPE) à Montréal qui portent son nom. Une bande dessinée publiée dans la revue Vidéo-Presse durant les années 1970 a relaté de manière humoristique ses exploits. La Compagnie Eddy Toussaint de Montréal lui a consacré un ballet dans les années 1970. Les Échassiers de Baie-Saint-Paul – une troupe à l’origine de la création du Cirque du Soleil – a réalisé un spectacle en son honneur en 1980. Des artistes comme Claude Le Sauteur ou encore Johanne O’Donnell (pour le Musée régional Laure-Conan de La Malbaie en 1981) ont conçu des œuvres artistiques au sujet de ce personnage. Récemment, un dessin animé a été réalisé autour de cette légende et de nombreux conteurs québécois, notamment Jocelyn Bérubé, décrivent les exploits fantastiques du «Trotteur». Des dizaines d’auteurs, dont le folkloriste Marius Barbeau (1883-1969), ont raconté ses exploits. Il est même question d'un long-métrage de fiction qui pourrait lui être consacré bientôt. Cela paraît beaucoup pour cet homme un peu excentrique né au milieu du 19e siècle dans une petite localité de Charlevoix. Mais voilà, nul n’aurait pu prévoir la fabuleuse destinée du dénommé Alexis le Trotteur.

Jean Laforge, « Alexis le Trotteur », 1967 © photo : Jeannot Lévesque, collection Christiane Laforge

 

L’homme : son parcours historique

Le légendaire «Trotteur» a d’abord été un homme dont le parcours historique, en apparence banal, n’est cependant pas dénué d’intérêt. Né dans le secteur de la Chute Nairne à La Malbaie (aujourd’hui Clermont) le 4 juin 1860, Alexis Lapointe est le huitième d’une famille de 14 enfants. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’est pas issu «d’un milieu modeste» comme l’affirme son biographe Jean-Claude Larouche, mais plutôt d’une famille assez aisée financièrement pour l’époque. Du côté de sa mère, Adelphine Tremblay, il est le petit-fils d’Alexis Tremblay dit Picoté, un marchand très en vue de La Malbaie qui fut même à l’origine de la colonisation de Saguenay-Lac-Saint-Jean, étant l’un des initiateurs de la Société des vingt-et-un fondée en 1837. Du côté de son père, François Lapointe, la famille possède plusieurs terres et s’impose comme l’une des plus à l’aise financièrement dans ce secteur. Tout cela demeure, bien sûr, relatif : personne n’est très riche dans le Charlevoix du temps; néanmoins, les origines du «Trotteur» sont loin d’être parmi les plus modestes.

Alexis Lapointe dit Le Trotteur vers 1917 © Société historique du Saguenay

Baptisé «sous condition» ou ondoyé, comme on disait à l’époque, la santé d’Alexis Lapointe n’est pas excellente à sa naissance. Plus tard, durant son enfance et son adolescence, c’est sa santé mentale qui semble la plus fragile. Tout jeune, il fabrique des chevaux de bois pour s’amuser et commence à hennir ou à imiter cet animal. Son comportement bizarre agace sa famille qui a tendance à avoir un peu honte de lui. Peu instruit, il sait lire sommairement mais pas écrire et à peine compter : Alexis ne fréquente pas l’école très longtemps. Bientôt, il commence à parcourir les routes en se prenant pour un cheval : sa légende se crée alors dans les régions où il séjourne, notamment dans Charlevoix, au Saguenay-Lac-Saint-Jean et dans la vallée de la Matapédia. On ne lui connaît qu’un métier un peu plus régulier, soit celui de constructeur de fours à pain. Il en aurait construit plus de 200 durant son existence.

Outre cela, Alexis Lapointe ne se maria jamais, bien qu’il semble grandement attiré par les femmes. Danseur infatigable, sauteur exceptionnel, joueur invétéré de «grosses musiques à bouches doubles», le Trotteur reste surtout connu comme coureur. Il a ainsi couru régulièrement contre des chevaux trotteurs, parfois contre des chiens et des cochons, aussi face à des autos ou des trains, arrivant même premier devant un bateau et aussi, naturellement, contre des trains. Il est d’ailleurs mort à Alma en 1924, écrasé par un wagon. Courait-il devant? Cela ferait sans doute partie de ces «histoires frôlant l’absurdité» à son sujet, comme l’écrivait Marius Barbeau car, en fait, il s’agissait plutôt d’un malheureux accident. Alexis le Trotteur travaillait alors comme simple employé dans la construction d’un barrage, il avait 64 ans et sa vie, à ce moment, n’avait rien d’éblouissant. Son corps fut ramené dans son Charlevoix natal et il fut enterré à la fosse commune, dans un oubli presque total. C’est après sa mort que sa légende va s’accentuer et s’imposer de plus en plus dans le discours populaire.

Le Trotteur légendaire : trois perceptions

Johanne O'Donnel, Alexis le trotteur et le cheval du seigneur, 1981 © Musée de Charlevoix

Après une étude plus approfondie du personnage (NOTE 1), trois perceptions historiques paraissent ressortir au sujet d’Alexis Lapointe dit le Trotteur. Une première perception, datée du milieu du 19e siècle à sa mort, est celle de l’homme-spectacle (NOTE 2). Une seconde le présente comme un coureur légendaire, en lien avec un texte inspiré du folklore et rédigé par Marius Barbeau. Une troisième découle de l’exhumation du corps du Trotteur par le chercheur Jean-Claude Larouche et elle tend à cautionner l’image d’un personnage devenu un véritable athlète. Nous analyserons ici les origines et les caractéristiques de chacune de ces perceptions.

La perception d’Alexis Lapointe comme un homme-spectacle est la plus ancienne. Elle découle de la tradition orale de Charlevoix notamment, mais aussi de celle du Saguenay-Lac-Saint-Jean. À son époque, soit de sa naissance en 1860 jusqu’à sa mort en 1924, Alexis le Trotteur est perçu comme un amuseur public : c’est son côté spectaculaire qui attire l’attention de la population à ce moment-là. L’écrivain Ernest Bilodeau (1881-1956), un contemporain du personnage, raconte dans son livre Au temps de Benoît XV (NOTE 3) comment les spectateurs payaient Alexis pour une démonstration de ses capacités de coureur. Le plus souvent, ces démonstrations se terminaient dans la moquerie ou l’humour, sans que personne n’attache d’importance à ces performances sinon dans le ridicule apparent d’un homme un peu benêt qui ose défier un cheval. En ce sens, Alexis le Trotteur était un homme apprécié par ses contemporains mais aussi quelquefois malmené ou même traité durement, comme certains témoignages oraux le laissent entendre (NOTE 4). Il vit plutôt pauvrement toute sa vie et son statut d’homme-spectacle ne lui amène pas d’avantages monétaires très importants. Il meurt presque dans le dénuement, étant toujours obligé, à 64 ans en 1924, de gagner péniblement sa vie comme ouvrier. Il est enterré à la fosse commune dans l'indifférence générale, son statut d’homme-spectacle ne lui ayant accordé qu’une renommée finalement peu valorisée par les siens.

Album «Alexis le Trotteur Contre Baba» © Éditions Paulines, 1981, Bos/Blaise

C’est par le biais de la littérature qu’Alexis le Trotteur sera plus précisément reconnu comme un coureur légendaire, ce qui constitue la seconde perception historique de ce personnage. Le folkloriste Marius Barbeau lui consacre un article dans son livre The Kingdom of Saguenay (NOTE 5) paru en anglais en 1936. C’est en se basant sur des enquêtes de folklore qu’il a menées dans Charlevoix à partir de 1916 que Marius Barbeau décrit le personnage, mais sans toutefois jamais l’avoir jamais rencontré. Son récit « Alexis the runner » n’est pas un relevé d’enquêtes de terrain mais plutôt un texte imaginaire conçu à partir du folklore. Barbeau n’y accorde d’ailleurs aucun crédit aux facéties présumées du « Trotteur ». Cependant, le livre The Kingdom of Saguenay connaît une grande diffusion par le biais de la Croisière du Saguenay de la Canada Steamship Lines, alors fort populaire auprès d’une clientèle surtout anglophone : c’est d’ailleurs à ce public que Barbeau adresse son livre. Le récit « Alexis the runner » sera traduit en français pour divers périodiques et journaux populaires et il paraît aussi dans le livre Le Saguenay légendaire (NOTE 6). La légende du coureur légendaire prend ainsi un grand essor et devient très connue un peu partout au Québec et au Canada. On peut ainsi affirmer, par exemple, que la légende d’Alexis écrasé en courant devant un train a été inventée en grande partie par Marius Barbeau, une version de sa mort qui s’est certainement imposée dans la tradition orale populaire par la suite. Mais personne encore, à ce moment, ne parle vraiment d’Alexis le Trotteur comme étant un athlète.

La troisième perception historique, celle d’Alexis Lapointe comme étant un athlète, est beaucoup plus récente. Il faudra l’apport du chercheur Jean-Claude Larouche, en 1966, pour que l’on commence à parler du Trotteur comme d’un individu capable de réalisations sportives exceptionnelles. Larouche, alors étudiant en éducation physique à l’université, décide de consacrer un mémoire aux performances présumées d’Alexis le Trotteur. Partant du principe que les légendaires prouesses physiques du «Trotteur» puissent avoir un fondement scientifique, Larouche décide d’exhumer les ossements du coureur afin d’étudier cette possibilité. L’opération se déroule en novembre 1966 au cimetière de La Malbaie et se complique d’autant par le fait qu’Alexis est enterré sans pierre tombale et à la fosse commune. Néanmoins, Larouche mène sa recherche et publie un ouvrage biographique et scientifique au sujet d’Alexis le Trotteur en 1971 (NOTE 7). Ses conclusions tendent à affirmer que le Trotteur légendaire possédait les caractéristiques d’un «athlète-né». Cette nouvelle mise en valeur du personnage connaît un grand succès et affirme avec netteté l’image d’Alexis le Trotteur comme étant un athlète. Cette perception s’inscrit naturellement dans la vogue de la course à pied, très populaire chez une nouvelle génération québécoise issue des années 1960-70, plus instruite, plus libre et davantage intéressée à l’activité physique. Le fait de présenter Alexis le Trotteur comme étant un athlète est aussi une façon de le réhabiliter, en récupérant la construction légendaire initiale qui n’affirmait pas ce caractère aussi clairement. En 1975, Jean-Claude Larouche remet les ossements d’Alexis le Trotteur au Musée du Saguenay. Le squelette d’Alexis le Trotteur y sera ainsi exposé pendant plus de trente ans, puis au Musée de la Pulperie de Saguenay, où il se trouve toujours en 2008.

Une étrange commémoration : de la légende à l’homme

Squelette d'Alexis le Trotteur, Musée du Saguenay, 1977 © Société d'histoire de Charlevoix

Le fait que le squelette d’Alexis Lapointe soit exposé publiquement pose bientôt des questions qui ont un grand retentissement sur la place publique. À la une de l’édition du quotidien montréalais Le Devoir du 13 et 14 mai 2006, le journaliste et historien Jean-François Nadeau s’interroge sur cette exposition et aussi sur la façon dont le squelette a été exhumé en 1966 par Jean-Claude Larouche. La Société d’histoire de Charlevoix, dans le même mouvement, demande que les ossements d’Alexis le Trotteur soient remis en terre dans son Charlevoix natal. En 2008, le débat a toujours cours mais semble s’acheminer vers un règlement alors que la direction du Musée de la Pulperie de Saguenay envisage désormais l’idée de permettre la remise en terre des restes d’Alexis le Trotteur. De toute manière, ces faits démontrent bien l’intérêt que suscite encore le célèbre Trotteur... jusque dans sa mort.

Au fait, la légende d’Alexis Lapointe dit le Trotteur s’avère beaucoup plus vivace depuis sa mort qu’elle n’a pu l’être du vivant de cet étonnant personnage. N’est-il pas temps de laisser reposer ses restes et sa légende, le temps qu’elle revienne peut-être nous hanter sous la forme d’une autre construction identitaire encore inconnue? Après avoir commémoré publiquement l’athlète légendaire que fut Alexis le Trotteur, n’est-il pas temps d’accorder à l’homme un dernier et définitif repos? Le débat reste ouvert et la légende court toujours…


Serge Gauthier, Ph.D.
Ethnologue et historien
Chercheur au Centre de recherche sur l’histoire et le patrimoine de Charlevoix

NOTES

1. Nous renvoyons le lecteur au numéro spécial consacré à Alexis le Trotteur par la Revue d’histoire de Charlevoix, no 60, septembre 2008, 20 p.

2. Serge Gauthier, L’homme-spectacle, La Malbaie (Qc), Musée régional Laure-Conan, 1981, 16 p.

3. Ernest Bilodeau, Au temps de Benoît XV, Montréal, Imprimerie de La Salle, 1923, p. 10-12.

4. Léo Simard, La petite histoire de Charlevoix, La Malbaie (Qc), Club Lions de Clermont–La Malbaie–Pointe-au-Pic, 1987, 304 p.

5. Marius Barbeau, The Kingdom of Saguenay, Toronto, Macmillan, 1936, p. 153-167.

6. Marius Barbeau, Le Saguenay légendaire, Montréal, Beauchemin, 1967, p. 88-105.

7. Jean-Claude Larouche, Alexis le Trotteur, Montréal, Éditions du Jour, 1971, 297 p.

 

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