Radio privée francophone du Manitoba

par Atangana-Abé, Jacob

Bureaux administratifs de Radio-Saint-Boniface

La lutte pour l'implantation d'une radio francophone au Manitoba et la victoire qui s'en est suivie sont des événements dont l'importance, sur le plan de la préservation de culture francophone au Manitoba, a été très peu relevée. La radio francophone au Manitoba a pourtant été  un jalon essentiel dans la défense, le développement  et l'affirmation de l'identité  franco-manitobaine. Grâce à elle en partie, les francophones du Manitoba ont pu conserver leur patrimoine culturel et artistique contre les coups de butoir portés à leur culture par l'usage de l'Anglais à la radio.


Article available in English : Private French-language Radio in Manitoba

La revendication pour les « syllabes françaises »

La radio, dans les années 20, n'a pas suscité ailleurs au Canada autant d'engouement et d'appréhension que chez les francophones des Prairies,. Engouement pour ce nouveau médium qui permettait de raffermir les liens entre les membres d'une communauté éparpillée géographiquement; appréhension car le nouveau médium, uniquement diffusé en anglais, représentait une menace pour la culture canadienne française de l'Ouest. En effet, « alors que les murs de la maison familiale avaient jusqu'alors formé un rempart contre les assauts de la langue anglaise, voilà que les ondes hertziennes perçaient sans difficulté cette ultime ligne de défense. (NOTE 1) »  Ce constat, fut le déclencheur d'une campagne de revendications pour l'emploi de « syllabes françaises » dans les émissions radiophoniques d'alors. Ces revendications s'appuyaient sur une recommandation de la Commission Aird, qui, en 1929, suggérait la nationalisation de la radiodiffusion au Canada. Recommandation qui ne fut jamais suivie d'effets malgré la création de la Commission canadienne de la radiodiffusion (C.C.R.) chargée de la mettre en œuvre. Pour corriger cette injustice,  l'Association d'éducation des Canadiens-français du Manitoba, de concert avec les associations sœurs de l'Alberta et de la Saskatchewan, envoya, en 1933, des lettres de protestation aux commissaires de la C.C.R.

La revendication pour les « syllabes françaises » eut des effets remarquables pour l'époque. Les francophones du Manitoba obtinrent de la station gouvernementale CKY la diffusion d'une demi-heure d'émission française dès avril 1933. Puis le nouveau Premier ministre Mackenzie King nomma un Manitobain, Lucien Beaubien, à la tête du comité d'enquête sur la radiodiffusion en 1936. Ce comité recommanda la création de la Société Radio-Canada (SRC) qui, à son tour, décevra les espoirs que ces francophones de l'Ouest plaçaient en elle.

Les espoirs déçus par Radio-Canada

La loi créant la Société Radio-Canada fut promulguée le 2 novembre 1936. Pour actualiser la mission du nouvel organisme, son directeur général Gladstone Murray eut en 1937 ces mots pleins d'espoirs pour les francophones : « ce qui importe d'abord c'est de faire disparaître l'irritation dans les régions où elle est la plus vive et existe pour ainsi dire en permanence. La radio peut faire beaucoup pour que tout le Canada soit bilingue, pour que tous les citoyens du Canada aient à l'avenir les avantages des deux cultures, des deux littératures, des deux pensées, anglaise et française. (NOTE 2)»  

Louis Leprohon, gérant de CKSB de 1946 à 1948.

Ces belles déclarations d'intention restèrent lettre morte, fait qui confirmait a posteriori la pertinence de la création des Associations Nationales de l'Ouest (ANO) quelques mois plus tôt. Les ANO étaient une sorte de table de concertation entre les associations franco-canadiennes des Prairies. Entre 1936 et 1940, elles posaient clairement le problème de la création de stations de radio contrôlées par les francophones en même temps qu'elles exigeaient de Radio-Canada une répartition équitable du temps d'antenne entre le français et l'anglais. En réponse à cette exigence appuyée par plusieurs autres pétitions, une station désignée bilingue de 50 000 watts fut construit à Watrous en Saskatchewan. Son caractère bilingue fut cependant très vite démenti par les faits : en février 1939 par exemple, seulement 6,5% de la programmation était destiné à la minorité de langue française. De même, «le relevé de la semaine du 3 au 9 février 1940 indique deux heures de programmes bilingues et aucune émission française sur un total hebdomadaire de 116 heures d'émission au réseau national. (NOTE 3) »  

Face à ces diverses promesses non tenues, l'idée de mener des campagnes de prélèvement de fonds afin de construire des stations de radio privées francophones dans les trois provinces de l'Ouest fit du chemin(NOTE 4). Pour la mettre en œuvre, un organisme représentant les trois provinces des prairies, Radio-Ouest-Française (ROF) fut créé avec pour mandat d'être l'interlocuteur des associations francophones de l'Ouest auprès des instances fédérales et des autorités du Québec. Dans cette province, le partenaire privilégié allait être le Comité permanent de la survivance française en Amérique et notamment son président Adrien Pouliot, par ailleurs membre du Bureau des gouverneurs de Radio-Canada. Radio-Ouest-Française disposait d'un comité local dans chacune des trois provinces et celui du Manitoba, coordonné par le Père d'Eschambeault,  s'organisa dès l'automne 1941.

M. l'abbé Antoine Deschambault, membre du comité de publicité de CKSB.

De 1941 à 1944, se mit en place une vaste campagne de sensibilisation des Canadiens français des prairies pour l'établissement de quatre postes de radio privés francophones (un poste au Manitoba, un en Alberta et deux en Saskatchewan). L'un des points d'orgue de cette campagne fut la rédaction du Catéchisme de Radio-Ouest-Française, un document dont le but était de susciter la générosité et la ferveur patriotique chez les Canadiens français. La rédaction et la distribution du Catéchisme de Radio-Ouest-Français avaient été précédées par la réunion du Bureau des gouverneurs de Radio-Canada à Montebello en 1944. À l'occasion de celle-ci, sur les quatre demandes de  permis de diffusion introduites par Radio-Ouest-Française, seule celle de Radio-Saint-Boniface reçut un avis favorable du Bureau des gouverneurs «à condition qu'il n'en coûte rien à Radio-Canada pour construire, équiper, faire fonctionner et entretenir la dite station (NOTE 5)».  Cet aboutissement heureux était le fruit d'un travail de lobbying intense mené par des personnalités telles que l'abbé Baudoux et Raymond Denis de la Saskatchewan, le docteur Beauchemin de l'Alberta, Adrien Pouliot du Comité permanent (Québec) et Mgr Cabana et Antoine d'Eschambault du Manitoba. Ce dernier récolta soixante-trois lettres de soutien de personnes de toute classe et de toute langue.

Après l'avis favorable du Bureau des gouverneurs de la SRC, Radio-Saint Boniface se constitua en société privée, propriété des différentes paroisses francophones de la province. La campagne de souscription, qui s'étala sur deux ans (de 1944 à 1946),  rapporta 130 000 dollars dont 85 000$ provenant du Manitoba et 45 000$ représentant la quote-part de la campagne menée au Québec qui revenait au Manitoba. À cause du prétexte de pénurie de l'acier due à la Guerre, la construction et partant, l'inauguration de Radio Saint-Boniface (CKSB) furent retardées jusqu'en 1946.

Le 27 mai 1946 : jour de gloire

10e anniversaire de CKSB, le premier-ministre du Manitoba Douglas Campbell, Mgr Maurice Baudoux.

L'inauguration du premier poste de radio francophone de l'Ouest eut lieu le 27 mai 1946. Un jour mémorable pour tous les francophones de l'Ouest, un jour qui venait couronner de succès une bataille à plusieurs rebondissements commencée plus d'une décennie plus tôt. Avec la mise en ondes de CKSB s'ouvrait un autre front, celui de la pérennité de la radio. En effet, si sur le plan de la programmation, CKSB se distinguait par des émissions riches, variées et appréciées, l'aspect financier causa quelques soucis aux dirigeants successifs de la station. Ceci les obligea à lancer une deuxième campagne de souscription en 1946-47, puis une troisième en 1957. En fait, après l'épuisement de sa réserve d'environ 34 000$ en 1963, suite à des travaux d'agrandissement de ses installations, la situation financière de CKSB s'aggrava. Ses trois principales sources de revenus, à savoir les divers dons, les produits de la publicité et les sommes provenant des émissions commanditées diffusées en langues étrangères, stagnaient alors que ne cessaient de croître les coûts d'opération. Le fait que Radio-Canada payait, à partir de 1961, un loyer pour les émissions retransmises ne changea rien à ce tableau. Dès 1968, l'idée de vendre CKSB commença à prendre forme et les premiers pourparlers avec Radio-Canada furent engagés. Ils aboutirent le 31 mars 1973 quand eut lieu le transfert de propriété. Anticipant sur ce dénouement, Roland Trudeau, président de CKSB eut ces mots à l'assemblée annuelle des actionnaires du 5 décembre 1972. « Depuis deux ans, même en excluant les frais d'amortissement, nous avons enregistré une perte de 9000 $. Ceci pour vous dire que la décision que vous avez prise de vendre le poste n'a pas été prise à la légère... Comme plusieurs d'entre vous, je vois notre transfert avec regret; cependant, il faut être réaliste... (NOTE 6)»

La cession de Radio Saint-Boniface à Radio-Canada fermait une page de l'histoire de la lutte des francophones du Manitoba pour la préservation et l'affirmation de la culture francophone de l'Ouest. Cet épisode ne fut cependant qu'un intermède. Car dès le début des années 80, des jeunes francophones réunis au sein du Conseil jeunesse provincial (CJP) commençaient à réfléchir sur la nécessité de créer une radio communautaire francophone à Saint-Boniface. Celle-ci sera finalement mise en ondes en 1991 sous le nom d'Envol FM 91,1 (CKXL).

La radio privée francophone au Manitoba aujourd'hui

Le paysage radiophonique francophone du Manitoba comprend aujourd'hui trois stations de radio : une radio d'État (Radio-Canada) et deux radios privées: Envol 91,1 FM (CKXL) et la radio étudiante CBAU du Collège universitaire de Saint-Boniface. Cette dernière est gérée par les étudiants, qui en sont à la fois les principaux animateurs et une composante importante de l'auditoire. CBAU bénéficie de l'appui institutionnel du  Collège universitaire de Saint-Boniface en termes de locaux et d'équipements.

Quant à la radio communautaire Envol, mise en ondes en octobre 1991, elle connaît depuis les années 2001-2002 une certaine croissance de ses activités. Une étude de l'auditoire (NOTE 7)  menée entre décembre 2005 et mars 2006 auprès des locuteurs français du Manitoba a révélé qu'Envol aurait en moyenne 26 444 auditeurs et auditrices en semaine et 15 035 en fin de semaine, sur un bassin estimé à 88 440 locuteurs pour Winnipeg et sa périphérie (NOTE 8). Envol et CBAU fonctionnent à l'occasion en partenariat, notamment pour l'émission du midi en semaine. Celle-ci est diffusée sur les ondes d'Envol à partir de CBAU. Les deux stations diffusent aussi sur Internet à partir de la bande passante du Collège universitaire de Saint-Boniface. Si CBAU bénéficie du parrainage du Collège, ce qui la met à l'abri de certains soucis, il n'en va pas de même d'Envol qui, malgré une relative prospérité n'en est pas moins confrontée, comme bien d'autres radios communautaires, à des défis qui accroissent son risque d'opération. Ces défis sont relatifs au financement, à la pénurie de main-d'œuvre et à l'évolution rapide de la technologie.

En milieu minoritaire comme celui du Manitoba, Envol doit composer avec des sources de financement limitées. À cause d'un bassin de population francophone relativement faible, le potentiel de revenus publicitaires qu'Envol peut générer est limité. Il en est de même des revenus issus des campagnes de prélèvement de fonds dans une communauté certes généreuse, mais sollicitée de toutes parts par plusieurs campagnes de financement de ses organismes communautaires (Hôpital Général de Saint-Boniface, Collège universitaire de Saint-Boniface, Francofonds, etc.) Par ailleurs, comme c'est le cas dans tout le secteur des médias francophones au Manitoba, Envol fait face à une pénurie de personnel qualifié. Il s'en suit des taux de roulement  de personnel très élevés, bien qu'en partie compensés par l'engagement d'une cinquantaine de bénévoles. Enfin, la technologie évolue très vite dans les médias, à un rythme que ne peuvent supporter la plupart des radios communautaires. Pour suivre la tendance, Envol émet désormais sur Internet mais avec une capacité encore limitée.

Conclusion

L'histoire de la radio privée francophone au Manitoba est riche en défis : défis de survie d'un peuple qui, très tôt, lors de l'avènement de la radio, a vite mesuré non seulement la menace que représentait ce nouveau médium pour la préservation de sa culture, mais aussi tout le bénéfice qu'il pouvait en tirer pour s'affirmer. Aujourd'hui, le défi des radios privées francophones du Manitoba est de faire plus avec moins, tout en épousant l'air du temps. Pour relever ces défis, la communauté francophone a dû allier son ingéniosité à la complicité et la collaboration des autres communautés francophones du Canada. Une expérience à renouveler sans doute pour les générations futures.

Jacob Atangana-Abé, Ph.D
Professeur de Management et de Stratégie des organisations
Faculté des Arts et d'administration des Affaires,
Collège universitaire de Saint-Boniface

 

 

Notes

1. Richard Lapointe et Lucille Tessier, Histoire des Franco-Canadiens de la Saskatchewan, Regina, Société historique de la Saskatchewan, 1986, p. 296.

2. Rossel Vien, Radio française dans l'Ouest, Montréal, Hurtubise HMH, 1977, p. 24-25.

3. Laurier Gareau, Le défi de la radio française en Saskatchewan, Regina, Société historique de la Saskatchewan, 1990, p. 26.

4. Antoine D'Eschambeault, « Radio Saint-Boniface : historique d'un mouvement », Chante-clair, mai 1946.

5. Rossel Vien, op. cit., p. 63.

6. Archives de la Société historique de Saint-Boniface, Fonds Radio Saint-Boniface, 100/357/94.

7. Consultation Annie Girard Consulting, Étude sur l'auditoire actuel et potentiel d'Envol FM à Winnipeg et en périphérie, Saint-Boniface, Envol FM, mars 2006, 84 p.

8. Statistique Canada, recensement de 2001.

 

Bibliographie

Archives de la Société historique de Saint-Boniface, Fonds Radio Saint-Boniface, 100/357/94.

Bocquel, Bernard, Au pays de CKSB : 50 ans de radio française au Manitoba, Saint-Boniface, Éditions du Blé, 1996, 383 p.

Consultation Annie Girard Consulting, Étude sur l'auditoire actuel et potentiel d'Envol FM à Winnipeg et en périphérie, Saint-Boniface, Envol FM, mars 2006, 84 p.

D'Eschambeault, Antoine, « Radio Saint-Boniface : historique d'un mouvement », Chante-clair, mai 1946.

Gareau, Laurier, Le défi de la radio française en Saskatchewan, Regina, Société historique de la Saskatchewan, 1990, 226 p.

Lapointe, Richard, et Lucille Tessier, Histoire des Franco-Canadiens de la Saskatchewan, Regina, Société historique de la Saskatchewan, 1986, 339 p.

Vien, Rossel, Radio française dans l'Ouest, Montréal, Hurtubise HMH, 1977, 194 p.

 

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