Nuit sur l'étang: « la folie collective d'un peuple en party »

par Pichette, Marie-Hélène

Yaketchose, 2006

En mars 1973, quelques étudiants de l'université Laurentienne de Sudbury (Ontario), sous la supervision du professeur Fernand Dorais, mettaient sur pied un spectacle multidisciplinaire pour clore un colloque. Musiciens, comédiens et poètes franco-ontariens se succédèrent sur la scène de l'amphithéâtre de l'auditorium Fraser pendant toute une soirée. La Nuit sur l'étang était créée. Trente-cinq ans plus tard, l'événement attire toujours un public fidèle. Peu importe les difficultés et les nombreux changements subis au fil des ans, la Nuit sur l'étang continue de se donner comme objectif de faire une place à la relève artistique et de fournir aux Franco-Ontariens une occasion de célébration. L'espace d'une soirée, des gens d'un peu partout dans la province se rassemblent annuellement pour chanter en français et recréer ce qu'on a déjà qualifié de « folie collective d'un peuple en party (NOTE 1)».


Article available in English : Nuit sur l’Étang: a Nocturnal Frenzy of Franco-Ontarian Partying

Naissance d'une manifestation culturelle

En Ontario français, les années 1970 sont témoin d'un bouillonnement culturel et identitaire important. Une grande activité culturelle s'organise où l'on assiste à la création du Théâtre du Nouvel-Ontario (TNO, 1970), de la maison d'édition Prise de parole (1973), de la Coopérative des artistes du Nouvel-Ontario (CANO, 1971) et du drapeau franco-ontarien (1975). Musicalement, trois futurs représentants marquants de la musique franco-ontarienne font leur entrée sur scène : les groupes CANO-musique, Garolou et l'auteur-compositeur-interprète Robert Paquette.  

Mot des jésuites de Sudbury, 25e Nuit

La Nuit sur l'étang naît en 1973, à l'époque où «la montée de l'identité québécoise entraîne l'éclatement de la société canadienne-française et une crise d'identité collective chez les francophones de l'Ontario(NOTE 2)». Les jeunes francophones de l'Ontario qui sont sensibles à ce mouvement et qui se qualifient désormais de Franco-Ontariens, au lieu de Canadiens français, décident donc de créer une grande fête pour clôturer le congrès Franco-Parole qui cherchait à connaître les intérêts et à préciser les besoins des francophones minoritaires à l'Université Laurentienne. Sous la direction du professeur Fernand Dorais, un groupe d'étudiants établit, en quelques jours, les fondements de ce qui allait devenir la première Nuit sur l'étang.

Le comité organisateur décide d'abord que le spectacle durerait toute une nuit à la manière d'un happening, « ce genre de spectacle à l'américaine où la part d'imprévu et de spontanéité est essentielle (NOTE 3)». Ensuite, il organise un système d'autobus afin que des jeunes Franco-Ontariens de toute la province puissent assister à ce grand spectacle. Enfin, il est décidé que la création artistique serait au cœur de l'événement permettant ainsi à des artistes de disciplines diverses (musique, poésie, théâtre, arts visuels) de présenter des œuvres originales, en français. Quant à l'appellation d'origine, « Une nuit sur l'étang », le mot « nuit » désigne la longueur de l'événement, tandis que « l'étang » renvoie à l'éternelle association des francophones du Canada aux grenouilles, selon le sobriquet « frog » qu'emploient les anglophones pour les désigner. Cette première célébration bien modeste du 16 mars 1973 rassembla environ 200 spectateurs.

 

Un succès inespéré

La maigre foule et les faibles moyens de la première Nuit sur l'étang ne nuisent aucunement au renouvellement de l'événement. Mises à part les années 1977 et 2005, cette grande manifestation culturelle a lieu annuellement depuis sa création, son succès mythique la précédant encore aujourd'hui.

La Nuit 1986

Les organisateurs des spectacles suivants cherchent à établir et à consolider des principes de base : « la Nuit sur l'étang sera une soirée de création franco-ontarienne, elle sera multidisciplinaire et imposera des exigences uniformes (absence de décor, même cachet pour tous les artistes) pour privilégier un spectacle collectif et non individuel » (NOTE 4). Elle aura lieu tous les mois de mars et s'appellera dorénavant la Nuit sur l'étang. Les organisateurs rechercheront une représentation provinciale équitable, mais la présence nord-ontarienne sera majoritaire grâce à des artistes comme Robert Paquette(NOTE 5), Rachel Paiement(NOTE 6) et le groupe CANO-musique(NOTE 7) qui deviennent très vite des invités habitués de l'événement.

Dès la deuxième édition, qui coïncide avec le lancement du premier album de Robert Paquette, la télévision de Radio-Canada vient capter l'événement dont les meilleurs moments seront diffusés ultérieurement sur son réseau national(NOTE 8). Puis, à partir de 1979, « le contenu [qui jusqu'alors tentait de demeurer pluridisciplinaire] devient presque exclusivement musical et on invite des artistes québécois (NOTE 9)».

En 1983, la dixième Nuit sur l'étang s'avère un moment charnière dans l'histoire du festival. Désireux de retourner aux principes du début, le comité organisateur prend les moyens nécessaires pour assurer la survie de l'événement, maintenant reconnu comme une institution. Le spectacle est entièrement franco-ontarien et on fait appel aux artistes des premières heures dont CANO-musique et Robert Paquette. Le comité inaugure le concours de la Brunante de la Nuit(NOTE 10) et instaure « le prix du Nouvel-Ontario qui sera remis annuellement, à la Nuit sur l'étang, à un Franco-Ontarien pour reconnaître l'excellence de son oeuvre en arts ou en lettres (NOTE 11)». Enfin, « Viens nous voir », la populaire chanson du groupe CANO-musique, devient l'hymne d'ouverture de la célébration.
Avec une foule d'un peu plus de 1 000 personnes, les organisateurs gagnent leur pari et réussissent à ranimer la Nuit.

 

Changements et renouvellements

Drapeau franco-ontarien, 1995

Au fil des ans, la Nuit sur l'étang évolue. Malgré de nombreux changements souvent nécessaires, elle ne perd pas de vue ses principaux objectifs dont la mise en application est parfois contestée. Afin d'encourager l'aspect création, les organisateurs instaurent en 1984 « la Bourse Bertrand, décernée à l'artiste qui présente la meilleure chanson le soir de la Nuit sur l'étang (NOTE 12)». L'année 1988 voit la création du Gala de la Nuit, cette soirée officielle qui précède l'événement. Elle permet surtout à des artistes talentueux qui n'ont pas été retenus pour jouer sur la grande scène de s'assurer une présence dans le cadre de cette importante manifestation. La soirée gala souligne aussi la contribution de personnalités et d'institutions à la vie musicale franco-ontarienne.

Pour aider à l'atteinte d'un autre objectif, soit de « présenter un spectacle sur une scène professionnelle et de se faire connaître à l'échelle nationale (NOTE 13)», le comité organisateur de 1988 privilégie le retour des caméras de télévision avec la chaîne française de TVOntario. En 1991, cette équipe provinciale fait place à « une équipe nationale de production télévisuelle de la Société Radio-Canada (SRC) (NOTE 14)» . Ces enregistrements permettent une plus grande diffusion de l'événement qui, on l'espère alors, attirera une foule plus nombreuse. On tente également d'attirer cette foule en invitant, de 1988 à 1996, des artistes de l'extérieur de la province. Une décision largement contestée car, pour plusieurs, la Nuit sur l'étang, c'est une affaire de Franco-Ontariens!

À partir de 1996, l'arrivée d'une nouvelle directrice générale ramène la vision de départ de l'événement. Elle renoue avec le contenu purement franco-ontarien et prend quelques risques en déplaçant l'événement dans un espace beaucoup plus vaste. Deux ans plus tard, la Nuit sur l'étang célébrera ses vingt-cinq ans à l'aréna municipal avec une foule record de 1 500 spectateurs, où se côtoieront les artistes de la première édition et ceux de la nouvelle génération !  

Les dix années suivantes seront des années d'expérimentation. Après le succès de la vingt-cinquième Nuit, les organisateurs oseront apporter plusieurs changements, tant pour conserver leur public et le diversifier que pour faire face à de dures contraintes financières. L'événement se déplacera dans le temps et l'espace (du mois de mars au mois d'octobre, puis de retour au mois de mars; de l'aréna municipal au gymnase d'un établissement post-secondaire). Quant à la programmation, elle demeurera essentiellement franco-ontarienne, tout en faisant une place à des artistes de la francophonie canadienne et à des voisins québécois. Bref, à travers ces changements, la Nuit sur l'étang continue d'attirer des foules après 35 ans d'existence et ne semble pas prête de s'éteindre.

 

Toujours vivante

Jean-Marc Lalonde et Louis Racine, La Ligue du bonheur, 2008

Ces trente-cinq années d'existence de la Nuit sur l'étang démontrent qu'elle a su s'adapter aux nombreux défis qui ont surgi sur son parcours. En 2008, elle a toujours pour objectif d'appuyer « les jeunes et les artistes en leur donnant accès à une scène professionnelle, aux techniques de spectacle traditionnelles et [à répondre] à leurs attentes en donnant un sens d'appartenance à la culture franco-ontarienne (NOTE 15)». Toutefois, afin d'assurer le renouvellement de l'événement, le comité organisateur doit continuer à s'adapter à la rapide évolution des arts de la scène. Pour ce faire, dans les années à venir, il tentera de développer une équipe multidisciplinaire qui cherchera à intégrer efficacement les nouvelles technologies de diffusion à la Nuit sur l'étang.

Selon plusieurs membres de la communauté franco-ontarienne, la Nuit sur l'étang est un « véritable monument de la culture franco-ontarienne. [Elle] contribue, année après année, au développement de la relève artistique francophone du Nord de l'Ontario, à son rayonnement ainsi qu'à la préservation d'un patrimoine emblématique de l'histoire de cette province. Les activités de la Nuit sur l'étang sont d'autant plus remarquables qu'elles attirent et sensibilisent chaque année de nombreux jeunes tout en confortant leur sentiment d'appartenance à cette culture distincte (NOTE 16)»

 

Marie-Hélène Pichette
Doctorante en ethnomusicologie, Université de Montréal

 

 

NOTES

1. André Paiement, dramaturge et auteur-compositeur-interprète franco-ontarien, décédé tragiquement en 1978.

2. Roger Bernard, De Québécois à Ontarois : la communauté franco-ontarienne, Hearst (Ont.), Le Nordir, 1988, p. 36.

3. Marie-Hélène Pichette, Musique populaire et identité franco-ontariennes : la Nuit sur l'étang, Sudbury, Prise de parole, 2001, p. 20.

4. Ibid., p. 47.

5. Robert Paquette est l'un des artistes franco-ontariens les plus connus en Ontario et à l'extérieur de l'Ontario. Il a participé à de nombreuses Nuits sur l'étang.

6. D'abord membre du groupe CANO-musique, Rachel Paiement s'en est ensuite séparée pour entamer une carrière de chanteuse soliste.

7. CANO, la Coopérative des artistes du Nouvel-Ontario, a été créée en 1971 dans le but de promouvoir les artistes franco-ontariens. Le groupe CANO-musique est issu de ce mouvement.

8. L'enregistrement de cette Nuit s'intitule Toc Toc partout : la deuxième Nuit sur l'étang du 28 mars 1974, Montréal, Société Radio-Canada, 1974, enregistrement vidéo, 30 min.

9. Marie-Hélène Pichette, op. cit., p. 48.

10. Le concours de la Brunante de la Nuit s'adresse aux meilleurs groupes musicaux des écoles secondaires de la région qui s'affrontent pour remporter le premier prix, une prestation à la Nuit. Ce concours existe encore aujourd'hui. Les participants profitent également de l'expertise de professionnels de la musique par le biais de divers ateliers.

11. Marie-Hélène Pichette, op. cit., p. 49.

12. Ibid., p. 84.

13. Voir le site de la Nuit sur l'étang [en ligne], http://lanuit.ca, consulté le 8 septembre 2008.

14. Marie-Hélène Pichette, op. cit., p. 84.

15. Programme de la 35e Nuit sur l'étang.

16. Voir le site de la Nuit sur l'étang [en ligne], http://lanuit.ca, consulté le 8 septembre 2008.

 

BIBLIOGRAPHIE

Albert, Pierre, Paul Demers, Ottawa, L'Interligne, 1992, 143 p.

Bernard, Roger, De Québécois à Ontarois : la communauté franco-ontarienne, Hearst (Ont.), Le Nordir, 1988, 189 p.

Fournier-Thibault, Micheline, André Paiement (1950-1978) : avant tout un homme de son temps, Sudbury, Institut franco-ontarien et Prise de parole, 2004, 203 p.

Lamothe, Maurice, La chanson populaire ontaroise de 1970 à 1990 : ses produits, sa pratique, Ottawa, Le Nordir; Montréal, Triptyque, 1994, 391 p.

La Nuit sur l'étang, site de la Nuit sur l'étang [en ligne], http://lanuit.ca, consulté le 10 septembre 2008.

Liaison : la revue des arts en Ontario français.

Pichette, Marie-Hélène, Musique populaire et identité franco-ontariennes : la Nuit sur l'étang, Sudbury, Prise de parole, 2001, 124 p.

Tremblay, Gaston, Prendre la parole : le journal de bord du Grand CANO, Ottawa, Le Nordir, 1995, 332 p.

 

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  • FRANCO-ONTARIEN aujourd'hui et demain Simon Laflamme, directeur du programme de doctorat en sciences humaines de l'Université Laurentienne, à Sudbury, et Chloé Hallée-Théoret, étudiante en sciences humaines à L'Université Laurentienne, présentent leur point de vue sur la situation des Franco-Ontariens en 2012, le chemin parcouru depuis les années 1960 et les perspectives d'avenir de cette communauté francophone en milieu minoritaire. Simon Laflamme précise les défis auxquels ils font face et les conditions qui favorisent leur vitalité, parmi lesquelles figure au premier rang l'instruction post-secondaire.
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