Twin Cities (Minneapolis et Saint-Paul au Minnesota)

par Villerbu, Tangi

Les chutes Saint-Antoine et l’emprise urbaine et industrielle. Tangi Villerbu

Arpenter les Twin Cities aujourd’hui, c’est laisser se dévoiler les couches enfouies de l’histoire de l’Amérique française. Les traces de la présence francophone y sont en effet multiples, quoique discrètes. Le Father Hennepin Bluffs Park sur les chutes Saint-Antoine entretient le souvenir des explorations du XVIIe siècle. La rue Larpenteur doit son nom à l’une des familles dominantes de la région des années 1830 aux années 1850. Le Cretin-Derham Hall High School et les co-cathédrales de Minneapolis et de Saint-Paul sont des signes toujours visibles de l’influence du catholicisme français dans la région. Il est facile de se laisser porter par l’histoire de ces lieux, même si localement la mise en valeur de ce patrimoine n’a rien d’évident.


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Un espace de migration

Donald Roderick Cameron, St. Paul Minnesota, 1874. BAC

L’aire métropolitaine de Minneapolis–Saint-Paul (État du Minnesota, aux États-Unis), à la confluence du Mississippi, de la rivière Minnesota et de la rivière Sainte-Croix, déborde aujourd’hui vers l’est sur l’État du Wisconsin(NOTE 1). Au recensement de l’an 2000, elle comptait près de trois millions d’habitants. Agglomération nord-américaine typique, avec son étalement urbain et ses centres commerciaux périphériques, elle se distingue aujourd’hui par au moins deux éléments : d’abord son dynamisme, même si elle n’atteint pas encore les taux de croissance des villes de la région plus au sud dite du Sun Belt, et le renouveau de son rôle de carrefour migratoire, puisqu’elle est aujourd’hui le point d’arrivée et d’installation de nombreux Mexicains, Laotiens et Somaliens. Ces immigrants renouent ainsi avec une ancienne fonction de ces villes jumelles qui, lorsqu’elles se développèrent dans les années 1840, constituaient un foyer de peuplement canadien-français. Elles ont ensuite vu le passage des migrants irlandais et allemands, suivi par celui des Scandinaves autour de 1900.

L’histoire française des Twin Cities est en fait triple. D’abord, le site des chutes Saint-Antoine, sur le Haut-Mississippi, a été « découvert » par le père Hennepin en 1680 et constituait alors une des marges extrêmes de la colonisation française de l’Amérique du Nord. Ensuite, l’explosion du commerce des fourrures sous l’égide des Britanniques puis des Américains a pour conséquence le peuplement de la région par des Canadiens d'origine française. Enfin, l’installation de l’Église catholique dans les années 1840 et 1850 est le fait d’un clergé venu dans son immense majorité directement de France.

L’expansion française

L’expansion française jusqu’à l’actuel Minnesota dans la deuxième moitié du XVIIe siècle est le fruit d’une triple volonté commerciale, étatique et missionnaire. Lorsque Radisson et Des Groseilliers atteignent la région du Haut-Mississippi en passant par le lac Supérieur, en 1659, c’est avant tout pour le trafic des fourrures. L’exploration de la région ne commence que dans les années 1670 par l’État et les missionnaires jésuites. Pourtant, ni Jolliet et Marquette, en 1673, ni Du Luth, en 1679, ne parviennent aux chutes Saint-Antoine. C’est plutôt le récollet Hennepin, qui constituait l’avant-garde de l’expédition de Robert Cavelier de la LaSalle et qui, en 1680, fut capturé par les Dakotas et emmené sur le Haut-Mississippi. Sa relative liberté de mouvement lui permet alors d’arpenter la zone, sans aller pour autant jusqu’aux prairies voisines. C’est lui qui le premier décrit les chutes pour un public français. Ensuite, des forts français seront bâtis sur le Haut-Mississippi, mais jamais sur le futur site des Twin Cities, autour des chutes Saint-Antoine ou immédiatement en aval. La présence française, du point de vue démographique, demeure extrêmement marginale dans la région, même si le commerce y est important et que certains, tel les La Vérendrye, rêvent d’aller plus loin vers l’ouest et atteindront finalement les Grandes Plaines.

Le peuplement francophone

Paradoxalement, il faut attendre la fin de la présence d’un État français en Amérique pour voir apparaître une population francophone dans la région du Haut-Mississippi. Les Britanniques, qui héritent de la rive est du Mississippi en 1763, se lancent plus avidement que ne l’avaient fait les Français dans le commerce des fourrures au-delà des Grands Lacs. Des réseaux se créent, des hommes s’installent. Dès la fin du XVIIIe siècle, par exemple, on peut suivre les alliances matrimoniales de Joseph Rolette et Jean-Baptiste Perrault au sein des groupes de Sioux, alliances qui leur permettent de pénétrer et de stabiliser les marchés et les approvisionnements en fourrures. Ce sont davantage les Canadiens – qui constituent les rouages de base de ce commerce, ceux qui sont demeurés dans l’imaginaire comme les « coureurs des bois » ou les « voyageurs » – qui s’établissent dans la région, plutôt que des Britanniques, qui occupent la plupart des positions de commandement.

‎Le Mississippi vu depuis le fort Snelling.

La colonisation de la région des Twin Cities est due pour l’essentiel à la conquête étasunienne. Une fois la Guerre de 1812 achevée et le Royaume-Uni repoussé vers le nord, l’autorité américaine installe le fort Snelling sur une hauteur surplombant la confluence de la Minnesota (alors rivière Saint-Pierre) et du Mississippi en 1818. Sur la rive sud de la rivière, faisant face au fort, se crée alors le village de Saint-Pierre, principal point de peuplement euro-américain de la région jusqu’au milieu des années 1840. Ce village rebaptisé Mendota est aujourd’hui une banlieue de la métropole de Minneapolis– Saint-Paul. Pendant une trentaine d’années, jusqu’au début des années 1850, Saint-Pierre est un carrefour qui offre une sorte d’image parfaite d’un Ouest pré-américain où les identités sont fluides. La présence étasunienne se limite au fort et aux agents chargés des affaires indiennes. La population locale, elle, est très diverse, mais majoritairement canadienne et métisse. Elle comprend aussi de rares migrants européens et de quelques Afro-Américains, sans compter les visiteurs autochtones. Les registres tenus par monseigneur Loras, évêque de Dubuque, et par l’abbé Pélamourgues lors de leur passage en 1839 fournissent les premières données statistiques : 58 enfants sont baptisés et 4 couples mariés. Tous ne sont pas issus de Saint-Pierre, beaucoup de familles étant venues au village pour l’occasion. Le recensement effectué dans l’Iowa – dont dépend alors Saint-Pierre – en 1840, confirme la présence d’importantes familles de paysans-voyageurs dans les environs, les Faribault, Provençalle, Boucher ou Déjarlat.

En 1841, les habitants de Saint-Pierre sont tenus d’évacuer le site pour ne pas interférer avec les activités du fort. Ce sera en vain. Néanmoins, l’événement mène à la création d’un deuxième établissement situé à proximité, en aval, sur la rive gauche du Mississippi : Saint-Paul. Le village de Saint-Antoine sera fondé quelque temps plus tard, aux chutes du même nom. Trois villages coexistent donc dans la décennie 1840, tous trois à majorité francophone. Mais ces mêmes années voient l’arrivée de colons anglo-américains de plus en plus nombreux; l’attribution du statut de Territoire au Minnesota, en 1849, entraîne une explosion de l’immigration. Cette année-là, Saint-Paul rassemble 840 âmes et l’année suivante, 1 284. Or sur ce dernier nombre, on ne compte plus qu’un peu plus d’un quart de francophones, devenus marginaux socialement autant que démographiquement. Dans le même temps, la population de Saint-Pierre – rebaptisé Mendota – se compose de près de trois quarts de francophones, mais pour une population de seulement 172 habitants. La situation du village signale bien la perte de poids des Canadiens francophones bientôt submergés par les Irlandais, les Allemands et les Anglo-Américains.

Lucien Galtier.

Pour encadrer ces Canadiens autant que les migrants catholiques en train d’affluer (notamment les Irlandais), l’Église catholique envoie des prêtres missionnaires qui renforcent la visibilité francophone dans ces trois villages. Dans les années 1840, après le passage de monseigneur Loras, deux prêtres prennent en charge Saint-Paul et Saint-Pierre/Mendota : Lucien Galtier et Antoine Ravoux qui demeurera à Saint-Paul jusqu’à son décès survenu en 1906. Le premier évêque de Saint-Paul, monseigneur Cretin, arrive en 1851. Il fait venir un clergé français de la région lyonnaise, d’Auvergne et d’Alsace, et des frères de la Sainte Famille afin d’y tenir de 1855 à 1860 une école qui fonctionne en anglais alors même qu’une partie des écoliers est, comme les enseignants, francophone. À la mort de Cretin, en 1857, c’est Ravoux qui assure l’intérim jusqu’à la nomination de monseigneur Grace, qui est d’origine irlandaise, en 1859. Son arrivée marque symboliquement une étape importante de la fin de l’histoire francophone dans cette région. Les Canadiens seront petit à petit intégrés à la société anglophone dominante et les prêtres français devront aussi prêcher en anglais – ou en allemand. Lorsque Minneapolis apparaît, dans les années 1860, en face de Saint-Antoine, la population canadienne n’a plus guère de poids.

Les strates de la mémoire

Que reste-t-il de cette histoire d’avant le peuplement intensif et la « nationalisation » de la région de Saint-Paul par les États-Unis? Il faut ici reprendre les trois strates de l’histoire, qui sont autant de strates de la mémoire.

La mémoire des découvreurs

La mémoire des découvreurs a été la première mise en branle, dès la création du Territoire du Minnesota en 1849. Cette année-là, en effet, la Minnesota Historical Society est fondée à Saint-Paul. Elle rassemble les élites anglo-américaines dont l’objectif est de promouvoir un récit de la civilisation conquérante. Il s’agit donc à la fois de mettre en mots le processus contemporain de peuplement du Territoire et de remonter le fil du temps pour retrouver la trace de la première pénétration occidentale de la région. Hennepin peut alors devenir un héros civilisateur, le premier d’une longue lignée, celui par lequel l’histoire locale débute puisque l’on fait fi des Indiens. La fondation du comté de Hennepin en 1852, sur la rive droite du Mississippi, et la rédaction des premiers ouvrages d’histoire locale (ceux d’Edward Neill ou de John Fletcher Williams) entérinent cette orientation. Quelques rues de Minneapolis en conservent également la trace, telles les rues Hennepin, Marquette ou Lasalle.

Mais sur le terrain, toute trace du monde rencontré par Hennepin disparaît rapidement. En 1851, les Sioux sont parqués dans une réserve le long de la rivière Minnesota avant d’être expulsés de l’État en 1862 à la suite de leur soulèvement armé. Le village de Saint-Antoine est rapidement dépassé par la ville de Minneapolis, qui devient une capitale mondiale de la meunerie industrielle autour de 1900, du fait de la proximité immédiate des Grandes Plaines. Les établissements industriels poussent sur les berges du fleuve tandis qu’une usine hydro-électrique est installée sur les chutes. Il faut attendre la fin du XXe siècle et la désindustrialisation pour qu’un phénomène désormais classique se produise : Minneapolis redécouvre le Mississippi et transforme ses berges en espace de loisirs et de tourisme. Le Father Hennepin Bluffs Park est alors créé sur le site où le récollet est censé avoir aperçu les chutes pour la première fois. Une plaque rappelle l’événement, et le parc est inséré dans un ensemble patrimonial plus vaste, le Saint Anthony Falls Heritage Trail qui inclut également les moulins de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, ainsi qu’un pont ferroviaire datant de 1883.

La mémoire du commerce des fourrures

Un district patrimonial existe également à Mendota. C’est là, au cœur de l’ancien Saint-Pierre, que subsistent les traces matérielles non seulement de la présence canadienne, mais aussi de l’époque du commerce de la fourrure, noyées dorénavant au cœur d’une grande métropole. Il s’agit de trois bâtiments, tous restaurés et gérés aujourd’hui par la Minnesota Historical Society après avoir été longtemps pris en charge par les Filles de la Révolution américaine. C’est dire si les élites anglo-américaines se sont investies dès le début du XXe siècle dans la préservation de ce patrimoine, non pas pour son caractère francophone mais parce qu’il constitue la trace d’une « glorieuse » époque de pionniers. La maison d’Henry Sibley et celle de la famille Faribault, bâties toutes deux dans les années 1830, comme celle d’Hyppolite Dupuis, construite en 1854, accueillent dorénavant les touristes après avoir servi de lieu de rendez-vous aux marchands de l’époque et parfois d’auberge. Si l’on ajoute à cela que la recherche généalogique locale se concentre sur la quête des ancêtres les plus reculés, sur les pionniers – c’est-à-dire sur les Canadiens et même les Sioux, par métissage – , il est clair que le passé francophone des Twin Cities n’est pas oublié. Mais si les jugements très noirs que les Anglo-Américains ont portés au milieu du XIXe siècle sur les populations francophones et autochtones sont aujourd’hui effacés, il n’existe pas de conscience spécifiquement française de l’histoire de la région, plutôt intégrée à un vague « temps des pionniers ».

La mémoire du catholicisme

La basilique et co-cathédrale Sainte-Marie à Minneapolis. Tangi Villerbu‎‎
La cathédrale de Saint-Paul. Tangi Villerbu‎

Il est par contre un domaine où l’héritage français a pu être valorisé : celui du catholicisme. La figure de John Ireland est ici centrale. Archevêque de Saint-Paul de 1884 à 1918, il avait été envoyé faire son séminaire en France par monseigneur Cretin et n’a eu de cesse durant sa carrière de produire un récit apologétique du clergé français du Haut-Mississippi en général et de la région de Saint-Paul en particulier. Il a lui-même rédigé des articles sur Lucien Galtier, Mathias Loras, Joseph Cretin, et suscité les témoignages des prêtres français encore en vie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, tels Anatole Oster, Augustin Ravoux et George Keller. Il a de surcroît complété son monument de papier par des monuments plus durables, en pierre, étant à l’origine de la construction des deux cathédrales des Twin Cities, celle consacrée à saint Paul érigée sur la colline où les premiers prêtres s’étaient installés, et la basilique Sainte-Marie construite à Minneapolis. Les deux édifices ont eu comme architecte le Français Emmanuel Masqueray, qui avait déjà œuvré à l’Exposition universelle de Saint-Louis en 1904. Le choix n’était pas innocent de la part de monseigneur Ireland. En 1995, une fresque a été peinte dans la cathédrale de Saint-Paul représentant l’arrivée de monseigneur Cretin dans la ville, en 1851, et son accueil par Augustin Ravoux. Ainsi se perpétue le récit triomphaliste du clergé qui ne rencontre pour ainsi dire jamais celui des premiers pionniers, découvreurs et commerçants de fourrures. On peut regretter qu’il masque la réalité d’une histoire trop peu étudiée malgré l’abondance des archives.

 

Tangi Villerbu

 

NOTE

NOTE 1 : Dans cet article, nous avons conservé la graphie française des noms de lieux.

BIBLIOGRAPHIE

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White, Bruce, « The Power of whiteness, or the life and times of Joseph Rolette Jr. », dans Kaplan, Anne R., et Ziebarth, Marilyn (dir.), Making Minnesota Territory, 1849-1858, Saint-Paul, Minnesota Historical Society Press, 1999, p. 26-49.

Williams, John Fletcher, A History of the city of Saint Paul and of the County of Ramsey, Minnesota, Saint Paul, Minnesota Historical Society, 1876, 475 p.

 

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