Poiriers des Jésuites

par Bénéteau, Marcel

Logo des Grandes Fêtes commémorant le tricentenaire de la fondation de la ville de Détroit par Antoine Lamothe-Cadillac.

En 2001, le comité canadien a intégré le poirier des Jésuites à son logo des Grandes Fêtes commémorant le tricentenaire de la fondation de la ville de Détroit par Antoine Lamothe-Cadillac. Selon la tradition, cet arbre majestueux aurait été introduit par les jésuites au début du XVIIIe siècle. Ces poiriers géants, dont les racines remontent à l’époque de la Nouvelle-France, sont typiques de la région mais ils sont devenus rares et leur avenir n’est pas assuré. Depuis 2001, ils sont devenus le symbole vivant de la communauté francophone de Détroit, maintenant concentrée du côté canadien de la frontière autour de la ville de Windsor. En liant symboliquement son sort à celui des poiriers des Jésuites, la communauté francophone du Détroit s’est engagée à protéger leur valeur patrimoniale, historique et culturelle, tout en réaffirmant sa propre vitalité.

Article available in English : Jesuit Pear Trees

Les poiriers des Jésuites et la région du Détroit

Tecumseh, Ontario

Les arbres qu’on nomme « poiriers des Jésuites » sont des marqueurs fiables de la présence française dans la région du Détroit et ils témoignent de l’ancienneté de ce peuplement, tant du côté américain que canadien de la frontière internationale qui sépare aujourd’hui le Canada et les États-Unis, au milieu de la rivière Détroit (NOTE 1). On en trouve quelques dizaines d’exemplaires des deux côtés de cette frontière, depuis l’embouchure du lac Érié jusqu’aux rives du lac Sainte-Claire. Les échantillons qui demeurent dans la ville de Windsor sont concentrés le long de la rivière Détroit et des rues marquant la deuxième et la troisième concession de terre accordées aux premiers colons aux XVIIIe et XIXe siècles. La plupart des villages établis par les francophones à l’intérieur des comtés canadiens d’Essex et le long du lac Sainte-Claire révèrent aussi quelques survivants qui fleurissent toujours sur leurs terres. Du côté américain du Détroit, où le développement industriel et économique a anéanti presque toutes les traces des origines françaises de la ville, on trouve quand même plusieurs beaux spécimens de cet arbre à Grosse-Pointe, au nord de Détroit, et à Monroe, au sud de la métropole américaine.

Les poiriers des Jésuites aujourd'hui

Bien que les poiriers d’aujourd’hui ne semblent pas atteindre les tailles gigantesques attestées par les sources historiques, ils peuvent toutefois atteindre des dimensions impressionnantes. Un exemplaire vénérable situé près de Harrow, en Ontario, dont on estime l’âge à plus de 200 ans, s’élève à 12 mètres et dispose d’un tronc mesurant 5,7 mètres de circonférence. D’autres spécimens canadiens, à Windsor et dans le village de Rivière-aux-Canards, s’approchent de ces dimensions épiques. En dépit d’un âge et, parfois, d’une décrépitude fort avancés, la plupart de ces arbres continuent à produire d’année en année une grande quantité de petites poires sucrées et légèrement épicées. Les fruits plutôt ronds que piriformes mûrissent à la mi-août.

Roberto Michelutti  Agriculture et agroalimentaire Canada

Ces caractéristiques de géant vont à l’encontre de la valeur commerciale de ces poiriers dans les vergers d’aujourd’hui, où la plupart des arbres fruitiers ne dépassent guère une hauteur de deux mètres. En effet, la taille énorme de ces arbres rend la cueillette des fruits extrêmement difficile. De plus, ce fruit traditionnel s’éloigne considérablement de l’image courante d’une poire pour les consommateurs contemporains qui exigent un produit uniforme et de grosse taille. Délicieuses lorsque cueillies à même l’arbre, ces poires étaient le plus souvent mises en conserves ou marinées, deux pratiques tombées en désuétude aujourd’hui [voir annexe]. Le fait qu'on reconnaisse peu de valeur économique à ces arbres, et qu'on ignore leur importance historique et culturelle a sans doute nui à la conservation des poiriers des Jésuites. Le développement résidentiel sur les terrains des anciennes fermes le long de la rivière Détroit en a décimé la population. À ces problèmes, ajoutons la difficulté de propagation des poiriers et la longue période de maturation (environ 20 ans) avant l’entrée en production et nous pouvons comprendre leur rareté déconcertante de nos jours : seules quelques douzaines de spécimens authentiques sont identifiés du côté canadien de la rivière.

L’intérêt suscité par les poiriers des Jésuites dépasse cependant leur valeur historique pour la communauté francophone de la région, puisque, malgré une taille qui convient mal à l’exploitation commerciale, les chercheurs d’Agriculture Canada ont entamé un projet qui vise à déterminer le génotype de l’espèce afin d’en conserver certaines caractéristiques utiles – à savoir sa résistance naturelle aux insectes et au feu bactérien, sa vigueur et son extrême longévité. Mais les informations précises sur l’origine et la culture de l’espèce étant éparses et rares, ces chercheurs ont dû avoir recours à l’aide des historiens et des ethnologues.

Les origines historiques et légendaires des poiriers des Jésuites

Carte de Windsor, 1878

Les sources des XIXe et XXe siècles s’entendent sur le fait que le poirier des Jésuites constituait autrefois un des traits les plus frappants de la physionomie du Détroit. Selon le mémorialiste américain Bela Hubbard, qui écrit en 1887, chaque ferme française le long de la rivière Détroit possédait une quantité de poiriers (NOTE 2). D’autres sources maintiennent que les arbres étaient toujours plantés en groupe de douze, pour représenter les douze apôtres. On décrit des spécimens extraordinaires atteignant plus de 20 mètres de hauteur et produisant de 40 à 60 boisseaux de poires chaque année. Plusieurs auteurs remarquent que les poiriers ressemblent plus à des chênes ou à des ormes qu’à des arbres fruitiers. U. Prentiss Hedrick, dans son étude classique The Pears of New York, écrivait en 1921 : « On ne peut écrire l’histoire de la poire en Amérique sans faire mention des magnifiques spécimens de poiriers qu’on trouvait jusqu’à ces dernières années dans les vieux établissements français du Michigan – quelques-uns subsistent encore(NOTE 3). » Il souligne le fait que les Français furent les premiers à cultiver des arbres fruitiers en Amérique du Nord et note d’ailleurs l’existence de poiriers semblables à ceux du Détroit dans les anciens peuplements francophones en Illinois, en Indiana et au Missouri (NOTE 4).

Les habitants du Détroit furent reconnus très tôt pour leurs vergers et leur production de cidre. Hubbard décrit les anciens moulins à cidre qui y existaient encore au début du XIXe siècle et nomme plusieurs variétés de pommes développées par les premiers colons français, au XVIIIe siècle (NOTE 5). En fait, le sol et le climat du Détroit conviennent fort bien à la culture des fruits, entre autres des pêches et des coings, cultures rares ailleurs au Canada. Dès son premier rapport à ses supérieurs en 1701, Lamothe-Cadillac vante les qualités de sa nouvelle colonie et loue les « longues et larges allées de jeunes et anciens fruitiers [qui,] sous le poids de la quantité de leurs fruits, mollissent et courbent leurs branches vers la terre féconde qui les a produits… ». Il note « les pommes et les prunes dont la terre est pavée », mais ne fait aucune allusion aux poires dans cette vision du paradis terrestre (NOTE 6). La piste des poiriers est en réalité difficile à retrouver au XVIIIe siècle. En dépit de la désignation qu’on leur donne, les propagateurs présumés de ces poiriers, les jésuites, ne semblent avoir laissé aucun témoignage de cette œuvre, ni dans leurs Relations, ni parmi les volumineux écrits de Pierre Philippe Potier, missionnaire chez les Hurons et les Français du Détroit de 1744 à 1787. Bon nombre de livres de comptes du XVIIIe siècle, conservés à la Burton Historical Collection à Détroit, témoignent de l’importance des pommes et du cidre dans l’économie locale, mais encore ici, il n’y est aucunement question des poiriers des Jésuites.

Les auteurs américains et les «Mission pear trees»

Windsor, Canada

Ce sont des auteurs américains de la deuxième moitié du XIXe siècle qui signalent les premiers la présence de poiriers, déjà anciens, et utilisent les termes Jesuit ou Mission pear trees dans leurs écrits. Ces écrivains ont aussi transmis de nombreuses traditions concernant l’origine des arbres. La version la plus répandue attribue leur propagation directement aux missionnaires jésuites qui les auraient plantés au cours de leurs périples, soit – ce point varie selon les sources – au moyen de pépins, de jetons ou de boutures apportés de France ou encore de la vallée du Saint-Laurent. Aujourd’hui, les scientifiques s’entendent sur le pépin comme moyen original de propagation. Dans "The Mission Pears", poème écrit par L. J. Bates vers 1850, ce serait un jeune amoureux qui planta le premier poirier au bord de la rivière Détroit en souvenir de sa fiancée restée en France. C’est pourtant un vieux jésuite qui lui conseille ce geste qui va dorénavant « fructifier les terres sauvages(NOTE 7)". Une autre histoire raconte que ce fut un émigré français qui sécréta trois pépins dans les poches de sa veste. Dans tous les récits, le poirier sert de lien avec un lieu d’origine. Par exemple, lorsque François Navarre quitte Détroit en 1787 pour fonder un nouveau peuplement à Rivière-aux-Raisins (aujourd’hui Monroe, au Michigan), il s’assure d’amener dans sa sacoche de selle une quantité de petits poiriers qu’il plantera sur ses nouvelles terres et distribuera aux habitants de la nouvelle colonie. Malgré le manque de documentation qui pourrait confirmer la vraisemblance de ces légendes, le lien avec les jésuites s’avère très persistant. Il est à noter que dans la région de Penetanguishene, près de l’ancienne mission de Sainte-Marie des Hurons, en Ontario, où le climat ne permet pas la culture des poires, les francophones parlent toutefois des pommiers des Jésuites.

Sandwich, Canada

Une autre croyance, déjà mentionnée, concerne la coutume exigeant que les arbres soient plantés en groupes de douze, un pour chaque apôtre. Le douzième arbre, représentant Judas, était censé être planté à part des autres. Relatée d’abord par les écrivains du XIXe siècle, cette pratique est tenue pour acquise dans plusieurs sources du XXe siècle. Une série d’articles parue dans le Detroit Free Press en 1941 raconte les événements entourant la mort imminente du dernier « apôtre » d’un verger semblable. Une grande cérémonie fut prévue pour la plantation de boutures qui perpétuerait son existence. Mais comme on le lira dans les articles inclus en annexe, le vénérable patriarche s’avéra, à la grande consternation des célébrants, être l’arbre représentant Judas, et non saint Pierre qu’on voulait honorer (NOTE 8). Ce même verger figure dans "La malédiction de la veuve", une légende publiée en 1883 par Marie Caroline Watson Hamlin (NOTE 9) qui explique l’origine de la coutume de l’arbre Judas [voir annexe]. Si attrayante que soit cette histoire, il faut noter que la plupart des poiriers qui survivent aujourd’hui sont des arbres isolés qui ne semblent pas avoir fait partie de tels vergers, supposément plantés en groupe de douze.

Regain d’intérêt pour cet arbre fruitier

Les auteurs du XIXe siècle déplorent la disparition inévitable des poiriers et, avec elle, celle de la vieille culture française qui doit s’incliner devant le progrès inexorable de la nouvelle république américaine. De là, sans doute, leur propension à créer des légendes qui ajoutent une forte valeur symbolique et patrimoniale à ces arbres menacés. Mais ces poiriers, comme la communauté francophone, persistent encore aujourd’hui. La communauté francophone du Détroit a fait de ces arbres, dont l'existence est à la fois précaire et ancienne, menacée mais toujours vivante, le symbole vivant de l’enracinement français dans un des coins les plus éloignés et isolés du Canada français. Lors des Grandes Fêtes du tricentenaire de 2001, la ville de Windsor a reconnu officiellement la puissance de ce symbole en plantant trois poiriers au bord de la rivière Détroit, pour commémorer l’arrivée des premiers colons sur la rive sud du Détroit, en 1749, colons qui sont à l’origine de la communauté francophone située du côté canadien de la frontière. Les poiriers ont également servi de logo pour une exposition importante sur l’histoire des francophones du Sud-Ouest ontarien à la Maison François-Baby, qui abrite le musée communautaire de Windsor [voir annexe]. Lors d’une autre exposition, le musée encouragea les visiteurs à marquer la présence de poiriers sur une carte du comté d’Essex. Grâce à cette initiative, une douzaine de nouveaux spécimens ont été identifiés.

D’autres projets visent à faire connaître et à valoriser davantage ces poiriers. Lors du tricentenaire de Détroit, un groupe de francophones de la région a créé une pépinière dans le but de fournir des poiriers à toutes les personnes s’intéressant à leur propagation. À l’occasion d’un colloque sur le patrimoine religieux tenu à Pointe-de-l’Église, en Nouvelle-Écosse, en 2006, des membres du même groupe ont offert un poirier des Jésuites à leurs hôtes. On a planté cet arbre sur le terrain de l’Université Sainte-Anne. Enfin, Agriculture Canada, qui cherche à inclure le plus d’échantillons possible dans sa banque de gènes, a aussi entrepris une campagne de sensibilisation de la population qui aidera à identifier et à conserver ce symbole vivant de la communauté francophone du Détroit.


Marcel Bénéteau

Département de folklore et ethnologie de l’Amérique française
Université de Sudbury, Ontario

 

NOTES

1. L’ancienne colonie française du Détroit, établie sur les deux rives de la rivière Détroit, fut séparée par une frontière internationale avec l’arrivée des Américains à cet endroit en 1796. Une présence francophone importante persista du côté américain jusqu’aux premières décennies du XXe siècle. Aujourd’hui encore, plusieurs familles d’origine française comptent des membres des deux côtés de la frontière.

2. Bela Hubbard, Memorials of a Half-Century, New York et Londres, G. P. Putnam’s Sons, 1887, p. 126.

3. « The history of the pear in America cannot be written without making note of the magnificent specimens of this fruit standing until recent years – a few may still be found – about the old French settlements in Michigan. »

4. U. P. Hedrick, The Pears of New York : Report of the New York Agricultural Experiment Station for the Year 1921, Albany (N. Y.), J. B. Lyon Company, Printers, 1921, p. 47-48.

5. Bela Hubbard, op. cit.

6. Pierre Margry, Découvertes et établissements des Français dans l’ouest et dans le sud de l’Amérique septentrionnale, 1614-1754, Paris, Imprimerie D. Jouaust, 1876-1886, vol. V, p. 192.

7. L. J. Bates, « The Mission Pears », cité dans Silas Farmer, History of Detroit and Wayne County and Early Michigan, Detroit, S. Farmer & Co., 1890, p. 13-15.

8. Detroit Free Press, 27 avril 1941 et 2 mai 1941.

9. Marie Caroline Watson Hamlin, Legends of Le Détroit, Detroit, Thorndike Nourse, 1884. Trad. française de Richard Ramsay : Le Détroit des légendes, Sudbury, Société historique du Nouvel-Ontario, 1991.

 

BIBLIOGRAPHIE

Farmer, Silas, History of Detroit and Wayne County and Early Michigan, Detroit, S. Farmer & Co., 1890.

Hamlin, Marie Caroline Watson, Legends of Le Détroit, Detroit, Thorndike Nourse, 1884. Trad. française de Richard Ramsay : Le Détroit des légendes, Sudbury, Société historique du Nouvel-Ontario, 1991.

Hedrick, U. P., The Pears of New York : Report of the New York Agricultural Experiment Station for the Year 1921, Albany (N. Y.), J. B. Lyon Company, Printers, 1921.

Hubbard, Bela, Memorials of a Half-Century, New York et Londres, G. P. Putnam’s Sons, 1887.

Lajeunesse, Ernest J. (édit.), The Windsor Border Region, Canada’s Southernmost Frontier : A Collection of Documents, Toronto, Champlain Society et University of Toronto Press, 1960.

Margry, Pierre, Découvertes et établissements des Français dans l’ouest et dans le sud de l’Amérique septentrionnale, 1614-1754, Paris, Imprimerie D. Jouaust, 1876-1886.

Reaman, Elmore G., A History of Agriculture in Ontario, Toronto, Saunders, 1970, vol. 1.

Woodford, Arthur M. (édit.), Tonnancour : Life in Grosse Pointe and along the Shores of Lake St. Clair, Detroit, Omnigraphics, vol. 1, 1994.

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