Quartier Beauregard à Bâton-Rouge, Louisiane

par Clermont, Guy

 Plan de Baton Rouge, aujourd'hui Beauregard Town. LSU special collections, LSU Libraries, Bâton-Rouge

À la différence du célèbre « Vieux Carré » de La Nouvelle-Orléans, le quartier Beauregard à Bâton Rouge reste peu connu. Pourtant, il s’agit d’un exemple rare d’urbanisme français aux États-Unis qui offre aux regards du promeneur, le long de ses rues étroites et ombragées, une vaste palette de couleurs et de styles architecturaux. Le quartier Beauregard reflète l’histoire particulière de cette capitale qui a vu flotter dans son ciel pas moins de sept drapeaux nationaux… sans oublier le célèbre « bâton rouge » indien qui a donné son nom à la ville. En 1980, ce patrimoine urbain et architectural exceptionnel a été inscrit au registre des sites historiques américains.

Article available in English : Beauregard Town District of Baton Rouge, Louisiana

Un quartier en grande partie préservé

Maison de style "Shotgun"  © Guy Clermont

Le quartier Beauregard est pour l’essentiel un quartier résidentiel qui peut être subdivisé en quatre zones distinctes. À l’ouest, la partie basse du quartier est constituée d’une bande relativement étroite située en bordure du Mississippi, mais aujourd’hui séparée du fleuve par une levée imposante. Elle comprend une zone commerciale (casino, hôtel…), appelée Catfish Town, et un vaste ensemble administratif et culturel (bureaux, centre culturel, théâtre…) appelé River Center (anciennement Centroplex). À l’est, dans la partie haute du quartier, s’étend la zone résidentielle qui est déchirée en son centre par la rue principale bordée de structures modernes à usage commercial. Cet axe ainsi que le River Center rompent l’harmonie architecturale de l’ensemble du quartier et ils ne sont d’ailleurs pas protégés par la réglementation des sites historiques, bien qu’ils soient situés à l’intérieur des limites historiques du quartier Beauregard.

Maison de style créole © Guy Clermont

Au sud et à l’est, le quartier est coupé du reste de la ville par deux importantes autoroutes (Interstates 10 et 110) tandis que le centre commercial et administratif de la ville de Bâton Rouge s’étend vers le nord. Les deux parties de la zone résidentielle apparaissent donc comme des joyaux de calme et de verdure sertis de vieilles demeures le long de rues ombragées qui transportent le visiteur à travers l’histoire de la ville au milieu d’un environnement urbain relativement agressif.

Maison de style Queen Ann © Guy Clermont

La très grande majorité des bâtiments sont des maisons d’un étage disposant d’un porche en façade. Plusieurs styles se côtoient. Les plus anciennes sont fidèles au style créole, mais elles sont peu nombreuses, alors que le style shotgun est plus courant ainsi que les maisons de style Queen Anne ou néoclassique. Elles sont souvent blotties les unes contre les autres le long de rues étroites bordées de fleurs et de gazon et généreusement ombragées par des arbres et des arbustes (chênes, ormes américains, magnolias et lilas des Indes).

Les bâtiments publics historiques sont nettement plus imposants et de caractère varié, allant du surprenant Vieux Capitole de style baroque, que Mark Twain qualifiait d’« hérésie architecturale », à l’ancienne demeure du gouverneur qui est un modèle réduit de la Maison-Blanche, en passant par le palais de justice en granite de style néoclassique.

Naissance d’une ville nouvelle

En 1806, la Louisiane était américaine, depuis à peine trois ans (décembre 1803), mais la petite ville de Bâton Rouge occupait un emplacement stratégique en territoire espagnol sur la rive gauche du Mississippi et semblait promise à un bel avenir. C’est probablement ce qui encouragea Elie Toutant Beauregard à transformer la plantation qu’il possédait sur les rives du Mississippi, en bordure sud de la ville existante, pour en faire le cœur d’une ville nouvelle dans la tradition classique et coloniale française.

Arsène Lacarrière Latour, vers 1800.

Après avoir rejeté un premier projet, présenté par Frederick Walther, qui n’était pas à la hauteur des ambitions de Beauregard, ce dernier demanda à Ira Cook Kneeland de préparer un nouveau plan pour le 22 juillet 1806, date fixée pour la vente publique des lots. Mais Kneeland ne put livrer les plans à temps, ce qui mit Beauregard dans un tel embarras que ce dernier, furieux, décida de confier le projet à un jeune architecte français nouvellement arrivé à La Nouvelle-Orléans, Arsène Lacarrière Latour. Le nouveau projet fut prêt en deux mois et présenté au public en décembre 1806.

La ville que Lacarrière Latour avait imaginée était ancrée sur les rives du Mississippi et bordée sur trois côtés par de larges boulevards ombragés. Elle s’articulait de part et d’autre d’un axe central (aujourd’hui Government Street) partant du fleuve en direction de l’est, avec en son centre une grande place (place Royale), véritable cœur de la ville, sur laquelle s’ouvraient pas moins de 16 rues différentes, dont quatre qui coupaient le plan de la ville en diagonale et débouchaient à leur extrémité sur une place plus petite. Chacune des sept places de la ville permettaient par ailleurs de mettre en valeur des édifices publics : cathédrale sur la place Royale, palais du gouverneur sur la place d’Armes, hôpital, collège, marché…

Cette structure permettait de rompre la rigidité d’un quadrillage quasi militaire et d’offrir des lieux de sociabilité aux habitants, tout comme le colisée et le vauxhall(NOTE 1), très à la mode alors en Europe, qui étaient situés à l’est dans une zone champêtre et dont l’emplacement par rapport à la ville n’est pas sans rappeler l’organisation des lots de rivière(NOTE 2). Le tracé en demi-lune de la place d’Armes donnait encore plus de souplesse au plan de Lacarrière Latour et ajoutait une touche baroque. Ainsi, en intégrant des éléments qui faisaient la réputation de Londres, de Paris, de La Nouvelle-Orléans et, bientôt, de Washington(NOTE 3), Lacarrière Latour souhaitait donner à cette petite ville de la frontière, à la limite d’un monde encore largement inexploré, un caractère tout à fait exceptionnel. La réalité américaine était également présente sur les bords du fleuve sur lequel la ville s’ouvrait largement grâce à une vaste place dédiée à Christophe Colomb et occupée par des entrepôts et les bureaux de douane qui symbolisaient la promesse d’un commerce florissant. L’ouverture sur le monde extérieur se faisait également par la route qui longeait le fleuve : le Camino Real, aujourd’hui River Street.

Vente de terrains, 1806. William Waller Survey Collection, LSU Libraries, Bâton Rouge

La toponymie des rues, qui a été conservée pour l’essentiel, reflète l’ouverture de la ville sur le monde et sa filiation franco-espagnole, comme en témoignent les rues orientées est-ouest dénommées de France et d’Espagne, de chaque côté de la rue du Gouvernement. Quant aux rues suivantes, qui portaient à l’origine les noms des quatre grands continents, elles n’ont gardé que la référence à l’Europe et à l’Amérique tandis que les références à l’Asie et à l’Afrique ont été remplacées par une célébration du Mayflower et de la Louisiane, respectivement. Les rues orientées nord-sud font pour l’essentiel appel à l’hagiotoponymie, à tel point qu’un peintre chargé de fabriquer les plaques des rues au milieu du XIXe siècle sanctifia les quelques personnages illustres qui ne pouvaient prétendre au statut de saint, mais qui étaient suffisamment populaires pour avoir leur place aux côtés de Saint Louis ou de Saint Jacques. Ainsi la rue Napoléon devint pendant de nombreuses décennies la rue Saint Napoléon. L’erreur fut même reproduite sur les cartes officielles de la ville de Bâton Rouge. Les rues en diagonale portent quant à elles le nom d’importants personnages locaux à l’instar de la rue GranPré qui honore celui qui était alors le gouverneur franco-espagnol de la Floride occidentale.

Le quartier Beauregard et les aléas de l’Histoire

La réalisation du projet fut ralentie peu après son lancement à cause du décès d’Elie Beauregard, en 1809, et au rattachement de la Floride occidentale aux États-Unis, en 1810. La ville perdait ainsi son intérêt stratégique et les lots se vendaient mal. Aucun des principaux bâtiments publics ne sortit de terre et, en 1816, les îlots qui étaient affectés à leur construction furent rendus à la famille Beauregard, comme cela avait été convenu au cas où ils ne seraient pas construits dans un délai de 10 ans. Quelques décennies plus tard, ils furent subdivisés pour être mis en vente, entraînant la disparition de plusieurs places.

En 1846, la désignation de Bâton Rouge comme capitale de la Louisiane allait donner un nouvel élan au développement du quartier et entraîner une première modification du plan de Lacarrière Latour. Le Capitole de l’État fut en effet construit sur deux îlots situés à l’extrémité nord-ouest du quartier Beauregard, probablement là où se trouvait le « bâton rouge » indien(NOTE 4), entraînant la disparition de l’extrémité nord de la rue Repentance, la seule à ne pas être rectiligne dans le plan d’origine.

La façade Ouest de l'Ancien Capitole © Guy Clermont

La présence du Capitole dans le quartier allait attirer une population d’employés du gouvernement qui s’installa dans les lots situés à proximité de l’édifice et le long du boulevard du Nord, qui devint un lieu de promenade à la mode et l’axe principal de la ville, aux dépens de la rue du Gouvernement comme l’envisageait Lacarrière Latour. D’autres édifices publics suivirent, entraînant quelques modifications supplémentaires au plan d’origine. Ainsi, dans les années 1850, quatre îlots inoccupés, situés le long du boulevard du Sud, furent réunifiés pour construire un hospice pour les sourds, muets et aveugles, et la place Royale, qui était restée inoccupée, fut scindée en deux en 1858 pour ouvrir un passage à la rue du Gouvernement.

Le 5 août 1862, durant la guerre de Sécession, la ville fut le théâtre d’une bataille opposant les forces fédérales qui étaient entrées dans la ville quelques mois plus tôt, et une armée confédérée qui tenta en vain de reprendre la place. Plusieurs bâtiments furent détruits, essentiellement dans Catfish Town, et le commandant des forces fédérales envisagea même de raser la ville afin qu’elle ne tombe pas entre les mains des opposants. Mais il se ravisa. Le Capitole, qui servait de prison, fut cependant ravagé par un incendie en décembre 1862. Durant le restant de la guerre, la ville hébergea un hôpital militaire et accueillit jusqu’à 17 000 soldats ainsi que des milliers d’esclaves libérés qui se fixèrent dans Catfish Town après le conflit.

Bâton Rouge eut du mal à se remettre des conséquences de la guerre, car le siège du gouvernement avait été transféré à La Nouvelle-Orléans. Mais, en 1882, le retour du gouvernement à Bâton Rouge et l’arrivée du chemin de fer redonnèrent vie à la ville. Le Capitole fut restauré et la population se développa. Les lots encore disponibles dans le quartier Beauregard trouvèrent acquéreurs. C’est durant cette période que la plupart des maisons que l’on peut voir aujourd’hui furent construites, mais rien de ce que Lacarrière Latour avait prévu au-delà du boulevard de l’Est ne fut jamais entrepris. Quant au port, il pouvait, grâce à des travaux de dragage, accueillir des bateaux de plus en plus gros et Catfish Town devint le centre industriel et commercial de la ville avec, en particulier, la construction d’une gare au pied du Capitole, en 1925.

Ce développement aurait pu porter un coup fatal au quartier tel que Lacarrière Latour l’avait dessiné, mais la construction d’un nouveau Capitole dans un quartier nord de Bâton Rouge, en 1932, déplaça le centre de gravité de la ville et marginalisa le quartier qui se figea, préservant ainsi l’essentiel du projet initial jusque dans les années 1960.

Vers la réhabilitation du quartier

 Boulevard du Sud © Guy Clermont

De la fin des années 1960 jusqu’au milieu des années 1980, le quartier Beauregard dut subir à nouveau les assauts de la modernisation. La construction de deux autoroutes surélevées a fermé les perspectives au sud et à l’est, et une rampe d’accès empiète désormais sur le périmètre historique, drainant un flot important de véhicules vers le quartier. La rue du Gouvernement, désormais dominée par un immense pylône de radiodiffusion, est devenue une artère livrée à la circulation automobile et à un développement commercial désordonné. L’édification du Centroplex a effacé la moitié nord de Catfish Town, à l’exception du Capitole, tandis que la partie sud abrite désormais un casino, un grand hôtel et des restaurants dans des structures qui rappellent parfois les entrepôts d’antan. La gare a été transformée en musée des arts et des sciences et côtoie un musée dédié à la mémoire des anciens combattants, dont la pièce maîtresse est un destroyer de la Deuxième Guerre mondiale ancré au large de Catfish Town. Ces transformations ont apporté un regain d’activités mais elles menacent l’aspect historique du quartier. Ses habitants, ainsi que les autorités municipales, ont alors pris conscience de la nécessité de réagir pour préserver le site.

Une campagne de réhabilitation du quartier a donc été lancée. Outre l’inscription au registre national des sites historiques, le Plan Bâton Rouge, établi selon les principes prônés par le Nouvel Urbanisme a été élaboré à la fin des années 1990. Il a l’ambition de redonner une dimension humaine au quartier en reprenant le terrain cédé à l’automobile, en réduisant la circulation dans tout le quartier et en redonnant à la place Royale son unité et sa fonction centrale. Cette place serait alors transformée en parc tout en gardant les quelques bâtiments publics existants (église et caserne des sapeurs pompiers). Petit à petit, les vieilles demeures sont restaurées par des passionnés (salariés, professeurs, avocats…) attirés par l’authenticité et le calme d’un quartier idéalement situé à proximité de commerces et de services publics.

Malgré les blessures infligées par l’urbanisation incontrôlée des années 1970, la trame du plan de 1806 est encore bien visible et les efforts de réhabilitation qui sont entrepris aujourd’hui perpétuent la vision de Lacarrière Latour et font de Beauregard Town l’un des rares exemples vivants du génie urbanistique français aux États-Unis.


Guy Clermont

Maître de conférences (civilisation nord-américaine)
Université de Limoges

 

NOTES

1. Jardins agrémentés de décors où le public pouvait assister à des spectacles, écouter des concerts ou pratiquer des jeux de plein air.

2. Subdivisions du territoire en bandes de terrain perpendiculaires aux cours d’eau utilisées en Nouvelle-France. Les lots de rivière permettaient à chaque colon d’avoir un accès direct à la rivière. Les bâtiments étaient construits à proximité des rives, à l’arrière du chemin qui longeait le fleuve, tandis que les champs, les prairies et les bois s’échelonnaient vers l’intérieur des terres.

3. On peut observer quelques similitudes entre le plan de Lacarrière Latour et les projets de Pierre C. L’Enfant à l’origine du plan de Washington (D. C.).

4. Il s’agissait d’un poteau (ou d’un tronc d’arbre) délimitant les territoires de chasse de deux tribus autochtones et qui était également utilisé à des fins cérémonielles, car des têtes d’animaux y étaient fixées, ce qui explique la couleur sang.

 

BIBLIOGRAPHIE

Bappert, Theseus, Beauregard Town : Preservation of an Urban Landscape, mémoire de maîtrise, Louisiana State University, Baton Rouge, 1983, 154 f.

« Beauregard Town », National Register of Historic Places, Louisiana [en ligne], http://www.crt.state.la.us/hp/nhl/parish17/scans/17008001.doc, consulté le 1er juillet 2007.

Carleton, Mark T., River Capital : An Illustrated History of Baton Rouge, Woodland Hills (Calif.), Windsor Publications, 1981, 304 p.

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Favrot, J. St. Claire, « Baton Rouge, the Historical Capital of Louisiana », Louisiana Historical Quarterly, no 12, 1929, p. 611-629.

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Langlois, Gilles-Antoine, Des villes pour la Louisiane française : théorie et pratique de l’urbanistique coloniale au 18e siècle, Paris, L’Harmattan, 2003, 448 p.

Rodrigue, Sylvia Frank, et Faye Phillips, Historic Baton Rouge : An Illustrated History, San Antonio (Tex.), Historical Publishing Network, 2006, 148 p.

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